Revue d'histoire littéraire de la France (2023)

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Titre : Revue d'histoire littéraire de la France

Auteur : Société d'histoire littéraire de la France. Auteur du texte

Éditeur : Armand Colin (Paris)

Éditeur : PUFPUF (Paris)

Éditeur : Classiques GarnierClassiques Garnier (Paris)

Date d'édition : 1986-03-01

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539

Notice du catalogue : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb343491539/date

Type : texte

Type : publication en série imprimée

Langue : français

Format : Nombre total de vues : 69781

Description : 01 mars 1986

Description : 1986/03/01 (A86,N2)-1986/04/30.

Description : Collection numérique : Arts de la marionnette

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k56565895

Source : Bibliothèque nationale de France, département Collections numérisées, 2009-33934

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 01/12/2010

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mars/avril 1986

86e année, n° 2

JEAN-MICHEL RACAULT

Bernardin de Saint-Pierre et les « Vies des Saints »

sur quelques réminiscences hagiographiques

dans « Paul et Virginie »

LISE QUEFFELEC

Inscription romanesque de la femme au XIXe siècle : le cas du roman-feuilleton sous la Monarchie de Juillet

AUGUSTE ANGLES

Le Clos et l'Ouvert. La « N.R. F. » devant la réforme de la Sorbonne et devant la question du classicisme

ROGER LITTLE

Saint-John Perse et les arts visuels

Revue publiée avec le concours du CNRS et du CNL

ARMAND COLIN

Revue d'Histoire littéraire de la France

Publiée par la Société d'Histoire littéraire de la France avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique et du Centre National des Lettres

DIRECTION

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MM. René Pintard, Pierre Clarac, Pierre-Georges Castex, Claude Pichois, Mmes Madeleine Ambrière-Fargeaud, Mireille Huchon, MM. Michel Autrand, Claude Duchet, Robert Jouanny, Jean-Louis Lecercle, René Rancoeur, Jean Roussel, Roger Zuber.

Secrétaires de Rédaction Roland Virolle, Christiane Mervaud, Catherine Bonfils

REDACTION

Les manuscrits et toute correspondance concernant la rédaction sont à adresser à :

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ABONNEMENT ANNUEL

1986 (six fascicules) : France, 230 F — Etranger, 300 F Le numéro de l'année courante (et des années parues) : 75 F Les numéros spéciaux doubles et bibliographie : 135 F

M MARS-AVRIL 1986 VUE AVRIL

86e ANNEE

D'HISTOIRE : "

LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

sommaire

ARTICLES

J.-M. RACAULT : Bernardin de Saint-Pierre et les «Vies des Saints» : sur quelques réminiscences hagiographiques dans « Paul et Virginie » 179

L. QUEFFELEC : Inscription romanesque de la femme au XIXe siècle : le cas du

roman-feuilleton sous la Monarchie de Juillet 189

A. ANGLES : Le Clos et l'Ouvert. La « N.R.F. » devant la réforme de la

Sorbonne et devant la question du classicisme 207

R. LITTLE : Saint-John Perse et les arts visuels 220

NOTES ET DOCUMENTS

R. POMEAU : Voltaire, du côté de Sodome ? '..... 235

T. H. PARKE : Baudelaire et La Mésangère 248

COMPTES RENDUS

PH. D'ALCRIPE : La Nouvelle Fabrique des excellents tracts de vérité..., éd. FR. JOUKOVSKY (M. MAGNIEN), 259. - NOSTRADAMUS : Lettres inédites, éd. J. DUPEBE (M. SIMONIN), 260. - H, P. CLIVE : Clément Marot An Annotated Bibliography (J. PINEAUX), 261. - H. P. CLIVE : Marguerite de Navarre. An Annotated Bibliography (O. MILLET), 262. - M. TETEL : Lectures scéviennes. L'emblème et les morts (F. LEGERCLE), 262. - R. AULOTTE : La Comédie française de la Renaissance et son chef-d'oeuvre: «Les Contens » d'Odet de Turnèbe (CH. MAZOUER), 263. - P. BONNET : Bibliographie méthodique et analytique des ouvrages et documents relatifs à Montaigne (CL. BLUM), 264. - W. MULLER-PELZER : Leib und Leben. Untersuchungen zur Selbsterfahrung in Montaignes « Essais » (V. KAPP), 265. - G. NAKAM : Les « Essais » de Montaigne, miroir et procès de leur temps (J. BAILBÉ ), 266. - L'Imaginaire du changement en France au XVIe siècle, p.p. CL.-G. DUBOIS (R. ZUBER), 269. - B. TH. CHAMBERS : Bibliography of French Bibles, XVth and XVIth century (M. SOULIÉ), 269. - L. CLARE : La Quintaine, la course de bague et le jeu des têtes (L. GODARD DE DONVILLE), 270. - L. DE SELVE : Les OEuvres spirituelles sur les Évangiles des Jours de Garesme, éd L. K. DONALDSON-EVANS (Y. QUENOT), 271. - P. BAYLEY : Selected sermons of the french baroque (J. HENNEQUIN), 272. - G. COUTON : Corneille et la tragédie politique (Z. YOUSSEF), 273. - P. CORNEILLE : Théâtre complet, tI éd. A. NIDERST (G. COUTON), 274. - G. FERREYROLLES : Pascal et la raison du politique (N. FERRIER-CAVERTVIÈRE), 278. - R. DUCHENE : L'Imposture littéraire dans les « Provinciales » de Pascal (A. MCKENNA), 279. - Actes du tricentenaire : « Images de La Rochefoucauld » (Y. COIRAULT), 281. - MOLIÈRE : « Tartuffe ». Ùbertragung in deutsche Prosa von H. STENZEL (R. KLESCZEWSKI), 282. - J.-P. SHORT : Racine, « Phèdre » (A. VIALA), 283. - CHR. STROSETZKI : Rhétorique de la conversation au xvn» siècle (R. . ZUBER), 283. - R. DE BUSSY-RABUTIN : Correspondance avec le P. René Rapin, éd. C. ROUBEN (M. GÉRARD), 284. - R. ZUBER et M. CUENIN : Littérature française : Le classicisme (B. BEUGNOT), 285. - M. G. PITTALUGA : L'Évolution de la langue commerciale, 1675-1730 (R. ARVEILLER), 286. - R. J. HOWELLS : Pierre Jurieu : Antinomian Radical (B. COTTRET), 287. - A. F. PRÉVOST : The Story of a fair Greek of yesteryeary trad J. F. JONES JR (J. SGARD), 287. -1. COX : Montesquieu and the History of French Laws (L. DESGRAVES), 288. - CH. DE MOUHY : Le Masque de Fer, éd A.

REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE (86e Ann.) LXXXVI 12

178 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

RIVARA (P. CLANCY), 288. - Studies on Voltaire and the eighteenth century, vol. 219 (G. HAROCHE-BOUZINAC), 289. - H. WILLIAMS : Rousseau and Romantic Autobiography (J. VOISINE), 291. - L. A. BEFFROY DE REIGNY : Nicodème dans la Lune, éd M. SAJOUS (M.-E. DJÉVAL), 292. - BEAUMARCHAIS : Le Mariage de Figaro, éd R. NIKLAUS (A. BOËS), 293. - J. JOUBERT : Essais, éd R. TESSONNEAU (A. MICHEL), 293.

- J. DE MAISTRE : Écrits maçonniques, éd J. REBOTTON (J. BRENGUES), 294. - W. FORTESCUE : Alphonse de Lamartine. A political biography (F. LETESSIER), 295. - C. CROSSLEY : Musset, « Lorenzaccio » (W. MOSER), 297. - R. BUTLER : Balzac and the French Revolution (J.-H. DONNARD), 297. - W. JUNG : Theorie und Praxis des Typischen bei Honoré de Balzac (A. VANONCLNI), 299. - L. SOZZI : L'Italia di Stendhal Viaggio tra passioni e chimere (S. SERODES), 300. - M. CROUZET : La Poétique de Stendhal (L. LE GUILLOU), 301. - E. HARTMAN : French Romantics on Prpgress : Human and Aesthetic (C. CROSSLEY), 302. - L, LE GUILLOU : Lettres inédités du baron d'Eckstein (J. GAULMIER), 303. - Décade du Centre culturel international de Cerisy-la-Salle : « George Sand » (M. Bossis), 304. - GEORGE SAND : Correspondance, éd G. LUBIN, t XVIII (J. GAULMIER), 306. - L. CZYBA : Mythes et idéologie de la femme dans les romans de Flaubert (G. SAGNES), 308. - A. PICCHIONI BORRI : Espressioni e forme del culto cattolico nell'opera di Flaubert (G. SÉGINGER), 311. - A. UBERSFELD et G. ROSA : Lire « Les Misérables » (M.-FR. GUYARD), 311. - RENAN : Histoire et paroles, choix de textes par L. RETAT (J. GAULMIER), 313. - P. DE MONTERA : Luigi Gualdo, 1844-1898 (A. FONGARO), 314. - G. DÉSERT : La Vie quotidienne sur les plages normandes du Second Empire aux Années Folles (J.-L. DOUCHIN), 316. - A. DAUDET : Lettres de mon Moulin, éd J.-H. BORNEÇQUE (F. GARAVINI), 318. - M.-CL. BAYLE : « Chérie » d'Edmond de Goncourt (P. COGNY), 318.

- H. GIAUFFRET-COLOMBANI : Rhétorique de Jules Vallès (CH. DÉDÉYAN), 319. - G. DELAISEMENT : Guy de Maupassant, le témoin, l'homme, le critique (R. BISMUT), 320. - G. BERNARDELLI : Tre studi su Tristan Corbière (S. MEITINGER), 322. - MALLARMÉ : Correspondance, éd H. MONDOR et L. J. AUSTIN, L VIII, 1896 (D. LEUWERS), 323. - M. EIGELDINGER : Suite pour Odilon Redon (P.-O. WALZER), 323.

- E. ROSTAND : Cyrano de Bergerac, éd J. TRUCHET (P. BESNIER), 325. - COLETTE : OEuvres, éd CL. PICHOIS et al. ; Album Colette, p.p. CL. et V. PICHOIS (M. PICARD), 326.

- J. ROMAINS : La Vie unanime, préf. de M. DÉCAUDIN (BR. VERCIER), 328. - Revue des Lettres modernes : Charles Péguy, 2 : Les « Cahiers de la Quinzaine » (A. ROCHE), 329. - G. BOUDAR et M. DÉCAUDIN : Catalogue de la Bibliothèque de Guillaume Apollinaire (B. VECK), 329. - A. BUISINE : Proust et ses Lettres (B. BRUN), 330. - A. HENRY : Proust romancier. Le tombeau égyptien (P.-L. REY), 331. - P. A. IFRI : Proust et son narrataire dans « A la Recherche du Temps perdu » (G. PRINCE), 332. - Cahiers du Centre de recherches sur le Surréalisme, Mélusine, n° V : « Politique - Polémique », p.p. H. BÉHAR (P. PLOUVIER), 333. - I. HEDGES : Languages of revolt Dada and Surrealist literature and film (M. BONNET), 334. - Revue des Lettres modernes : Paul Valéry, 4 : « Le Pouvoir de l'esprit» (R. PIETRA), 335. - G. DOTOLI : Bibliografia critica di Ricciotto Canudo, préf. de M. DÉCAUDIN (H. BÉHAR), 336. - B. CHOCHON : Structure du « Noeud de Vipères » de Mauriac, une haine à entendre (M. AUTRAND), 337. - G. MOSCI : Mounier e Béguin (R. BESSÈDE), 337. - J. S. T. GARFITT : The Work and Thought of Jean Grenier (J. KOHN-ÉTIEMBLE), 338. - H. EMEIS : L'Âme prisonnière. Analyses de l'oeuvre de Roger Martin du Gard (A. DASPRE), 339. - Études littéraires, vol. 15, n° 3 : « Giono : lecture plurielle » (M. SACOTTE), 340. - Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques, 1930-1961, éd. P. CITRON (R. RICATTE), 342. - P. VOIGTLANGENBERGER : Antifaschistische Lyrik in Frankreich, 1930-1945 (CHR. BEVERNIS), 343. - SAINT-JOHN PERSE : Anabase, éd A. HENRY (H. LEVILLAIN), 343.

- D. BRADBY : Modem French drama, 1940-1980 (M. AUTRAND), 344. - R. KOREN : L'Anti-récit (les procédés de style dans l'oeuvre romanesque de Jacques Audiberti) (J.-J. ROUBINE), 345. - Actes du Colloque de Bruxelles, 1982 : « Michel de Ghelderode, dramaturge et conteur » (M. CORVIN), 346, - M. TISON-BRAUN : Ce Monstre incomparable... Malraux ou l'énigme du moi (CHR. MOATTI), 347. - T. DI SCANNO : La Vision du monde de Le Clézio (A. BLUMEL), 349.

INFORMATIONS, 258. RÉSUMÉS, 350.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE

ET LES «VIES DES SAINTS» :.:

SUR QUELQUES RÉMINISCENCES

HAGIOGRAPHIQUES

DANS «PAUL ET VIRGINIE»

D'où viennent les personnages de Paul et Virginie ? De la réalité même, affirme Bernardin dans l'avant-propos de la première édition :

Cependant il ne m'a point fallu imaginer de roman pour peindre des familles heureuses. Je puis assurer que celles dont je vais parler ont vraiment existé, et que leur histoire est vraie dans ses principaux événements. Ils m'ont été certifiés par plusieurs habitants que j'ai connus à l'île de France '.

Que l'auteur ait cru devoir reprendre avec la même vigueur et de nouveaux détails d'analogues protestations d'authenticité dans les préfaces de toutes les éditions ultérieures 2 ne doit pas faire illusion : dans le contexte esthétique et idéologique du XVIIIe siècle, où le roman ne saurait s'avouer pour tel 3, la dénégation de la fiction fait partie dés contraintes de l'expression romanesque et la revendication de vérité est un lieu commun des préfaces de romans. Dans le cas de Paul et Virginie, il s'est pourtant trouvé des critiques pour y ajouter foi et s'obstiner à chercher dans la réalité historique le prototype de la « vraie Virginie ». Assez curieusement, c'est autour du seul épisode du naufrage du Saint-Géran que s'est développée cette recherche érudite 4, plus symptomatique d'une certaine conception

1. Paul et Virginie, édition P. Trahard, Classiques Garnier, Paris, 1976, p. CXLVCXLVI. Toutes nos. citations de Paul et Virginie renvoient à cette édition.

.2. Avis sur cette édition de 1789 (P.V., p. CLVII-CLVIII) et Préambule de 1806 {P.V., p. 5).

3. Voir sur ce point l'ouvrage de V. Mylne, The Eighteenth Century French Novel - Techniques of Illusion, Manchester University Press, 1970 (nouvelle édition).

4. L'ouvrage récent de Raymond Hein, Le Naufrage du Saint-Géran, la légende de Paul et Virginie, Éditions de l'Océan Indien, Ile Maurice, et F. Nathan, Paris, 1981, présente l'intérêt de faire le point sur la recherche des sources anecdotiques et de reproduire in extenso les dépositions des survivants du naufrage.

R.H.L.F., 1986, n° 2, p. 179-188.

180 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

de la littérature naïvement confondue avec la « vie » que réellement éclairante pour la compréhension de l'oeuvre. Au demeurant, l'âge excepté, il n'y a à peu près aucun point commun entre l'héroïne du roman et Mlles Mallet, Nézet (ou Neizen) et Caillou, les trois jeunes filles passagères du Saint-Géran, postulantes malgré elles au titre de « la véritable Virginie ».

Autre hypothèse : les personnages du roman - ou du moins les noms qu'ils portent seraient à rattacher aux amitiés et aux rencontres qui jalonnent la vie de Bernardin, lequel, en effet, a l'habitude de rendre hommage de cette manière à ceux qu'il a connus 5. De fait, un passage des manuscrits du Havre laisse entendre que telle est bien l'origine des noms des personnages de Paul et Virginie :

Tous les personnages décrits et leurs caractères ont existé. Il doit importer peu au lecteur s'il y a quelques noms changés. D'ailleurs ces noms ne me sont pas indifférents. J'aime à illustrer ceux que j'ai aimés 6.

C'est ainsi que le vieillard narrateur, anonyme dans la version définitive du roman, porte dans un des états du manuscrit le nom de Mustel, celui d'un journaliste français connu autrefois en Hollande ; et il est fort possible que l'héroïne du récit doive son nom à Virginie de la Tour, nièce du général du Bosquet, supérieur hiérarchique de Bernardin en Russie, dont une lettre à Duval du 7 janvier 1786 sollicite des nouvelles 7. Faut-il aller plus loin dans cette voie et assigner une origine analogue aux noms de tous les personnages du roman ? C'est ce que n'hésite pas à faire Mme Tahhan-Bittar, pour qui le nom de Paul viendrait d'un certain frère Paul, capucin que Bernardin enfant accompagne dans ses tournées en Normandie 8 et celui de Marguerite d'une assez mystérieuse « dame aux giroflées » dont Bernardin aurait fait la connaissance au cours d'une promenade du côté de Charonne, et qui aurait été contrainte pour d'obscures raisons de s'exiler à l'île de France 9.

Passons sur ce que ces rapprochements ont de hasardeux ou de forcé ; leur défaut le plus grave est évidemment qu'ils n'expliquent rien, si ce n'est peut-être l'origine du nom, mais nullement le

5. Ainsi, à l'île de France, non sans un manque de tact surprenant chez cet antiesclavagiste, Bernardin donne à un esclave qu'il vient d'acheter, « comme un bon augure pour lui », le nom de son vieil ami Duval (Voyage à l'île de France, lettre xvn ).

6. Cité par D. Tahhan-Bittar, Bernardin de Saint-Pierre romancier, thèse dactylographiée, Paris, 1970, p. 175.

7. Elle est citée par Sainte-Beuve (Causeries du Lundi, tome VI, p. 437, Garnier, Paris, 1853).

8. Op. cit., p. 12 et p. 188.

9. L'anecdote, dont l'authenticité est difficile à établir, est rapportée par D. TahhanBittar (op. cit., p. 167-168) sur la foi de la biographie d'Aimé-Martin.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE ET LES « VIES DES SAINTS » 181

personnage qui le porte. A supposer qu'il soit vrai que Paul et Virginie doivent leurs noms respectivement à un capucin normand et à la nièce d'un général du Génie, on voit mal en quoi les protagonistes du roman peuvent en être éclairés dans leur personnalité propre. Le nom emprunté n'entretient ici qu'un rapport totalement arbitraire avec l'être qu'il désigne. Or, pour un esprit aussi spontanément « cratylien» 10 que l'est Bernardin, le nom est tout autre chose qu'un signe contingent et inerte. Pour lui, qui prendrait volontiers à son compte le vieil adage nomen numen, le nom entretient un rapport nécessaire avec ce qu'il désigne ; non pas qu'il ait été choisi en fonction de la nature du réfèrent afin de s'adapter à lui ; tout au contraire, c'est le nom qui, détenteur d'une sorte de puissance magique, façonne à sa ressemblance ce à quoi il s'applique. Que le nom soit cause de l'être, c'est une idée à laquelle Bernardin est si profondément attaché qu'il ne cesse de la répéter à travers les Études de la Nature et les Harmonies :

Notre nom est le premier et le dernier bien qui soit à notre disposition ; il détermine dès l'enfance nos inclinations [...] Un enfant se patronne sur son nom. S'il porte à quelque vice, et s'il prête à quelque ridicule, comme font beaucoup des nôtres, son âme s'y incline [...] L'administration voit donc veiller sur les noms donnés aux enfans, puisqu'ils ont de si terribles influences sur les caractères des citoyens 11.

Le culte romain, par exemple, propose pour chaque jour de l'année la vie d'un saint à imiter, et il en fait porter le nom aux enfans, sachant bien que l'exemple influe plus que le précepte, et que les hommes à la longue se patronnent sur leurs noms 12.

On comprend mieux alors que, chez Bernardin, le nom soit un mode d'accès privilégié au personnage. Passons rapidement sur ceux d'entre eux qui en sont dépourvus, comme la tante de Mme de la Tour, qui joue dans le récit le rôle de la mauvaise fée des contes, ou qui ont perdu le leur dans les remaniements successifs du manuscrit : ainsi le vieillard narrateur (M. Mustel) ou l'aumônier responsable du départ de Virginie (M. Ingouf), devenus anonymes dans la version définitive ; privés de nom, ils sont aussi pour ainsi dire privés d'être, réduits aux fonctions purement instrumentales qu'ils remplissent dans le processus de transmission narrative ou dans le déroulement de l'intrigue.

10. Notion empruntée à l'ouvrage de Gérard Genette, Mimologiques, voyages en Cratylie, coll. Poétique, Seuil, Paris, 1976.

11. Études de la Nature, XIV, OEuvres complètes, édition Aimé-Martin, Lequien et Pinard, Paris, 1830-1831, tome V, p. 277-278. Nos citations des oeuvres de Bernardin autres que Paul et Virginie renvoient à cette édition, désignée par les initiales O.C.

12. Harmonies de la Nature, VIII, O.C, tome X, p. 178. Développement similaire dans les Harmonies, livre VI, t X, p. 24.

182 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Que le nom façonne le destin de celui qui le porte, le baptême du personnage de Virginie en offre dans le roman une évidente confirmation :

Celle-ci [Marguerite] lui donna le nom de Virginie. « Elle sera vertueuse, ditelle, et elle sera heureuse » 13.

Virginie en effet sera vertueuse, mais sa mort prématurée à bord du Saint-Géran pourrait sembler démentir la seconde prédiction. Cependant la prédestination dont le nom était l'agent se révèle effective si l'on suit l'argumentation du vieillard 14, et plus encore si l'on accepte de voir dans la disparition de la jeune fille, conformément à l'intention de Bernardin, non pas une mort, mais une transfiguration, ou plus exactement une naissance - ce n'est évidemment pas un hasard si l'auteur a déplacé du 17 août au 25 décembre 1744, nuit de la Nativité, la date du naufrage -, une métamorphose glorifiante (« et, levant en haut des yeux sereins, [elle] parut un ange qui prend son vol vers les cieux » 15) qui rétablit l'héroïne dans sa véritable identité angélique et la restitue à sa véritable patrie, « ces rivages d'un orient éternel qu'[elle] habite pour toujours » 16.

Le numen dont le nom est porteur rend compte d'une façon encore plus transparente des impasses de l'intrigue amoureuse. L'interdit charnel est inscrit dans le nom même qui voue la jeune fille à la virginité et au refus de la sexualité adulte 17 ; d'où la terreur panique qui, dans l'épisode du bain nocturne, la saisit à la révélation de sa propre sensualité ; d'où, face à Paul, le trouble d'une âme qui n'est plus innocente et la nécessaire séparation terrestre des amants, en attendant la réunion céleste qui leur permettra de renouer enfin avec l'innocence première ; d'où peut-être aussi, dans l'épisode du naufrage, cette pudeur suicidaire qui incite Virginie à refuser la chance de salut offerte par le matelot « tout nu et nerveux comme Hercule » 18 qui s'efforce de la dévêtir pour lui porter secours, emblème à la fois de l'enracinement obstiné dans l'ici-bas lié à l'instinct de conservation et, allusivement, de la brutalité de la sexualité adulte.

13. P.V., p. 85.

14. « Mais Virginie a été heureuse jusqu'au dernier moment Elle l'a été avec nous par les biens de la nature ; loin de nous par ceux de la vertu » (P.V., p. 219).

15. P.V., p. 203.

16. P.V., p. 222.

17. Avec une brutalité plus explicite, le manuscrit porte : « Ce sera une vierge, dit-elle [Marguerite], elle sera heureuse » (Marie-Thérèse Veyrenc, Édition critique du manuscrit de Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre intitulé Histoire de Mlle Virginie de la Tour, Nizet, Paris, 1975, p. 94).

18. P.V., p. 202.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE ET LES « VIES DES SAINTS » 183

Les autres personnages toutefois n'offrent pas la même transparence onomastique. Quel lien, dira-t-on, établir entre le personnage de Paul et le nom qu'il porte ? Pourtant cette relation existe, et elle n'est pas arbitraire. Aussitôt après l'épisode du cyclone qui dévaste la plantation, le jeune homme offre à Virginie, sur sa demande, un médaillon qu'il tient de sa mère et que, bien plus tard, on retrouvera dans la main crispée de la jeune fille morte :

Ce portrait était une petite miniature représentant l'ermite Paul Marguerite y avait une grande dévotion ; elle l'avait longtemps suspendu à son cou étant fille ; ensuite, devenue mère, elle l'avait mis à celui de son enfant II était même arrivé qu'étant enceinte de lui, et délaissée de tout le monde, à force de contempler l'image de ce bienheureux solitaire, son fruit en avait contracté quelque ressemblance ; ce qui l'avait décidée à lui en faire porter le nom, et à lui donner pour patron un saint qui avait passé sa vie loin des hommes, qui l'avaient abusée, puis abandonnée 19.

La critique ne semble pas avoir particulièrement prêté attention à ce passage. Il est pourtant à bien des égards capital. Passons sur l'aspect fantaisiste du propos, issu des vieux schémas explicatifs de la médecine populaire. Observons pourtant que, si la ressemblance équivaut conventionnellement à une présomption de paternité, on peut ici voir en elle l'indice d'une sorte d'étrange filiation. Par un processus d'innutrition que soutient la dévotion maternelle, l'image du Saint se substitue à celle du père biologique jusqu'à l'effacer entièrement « Fils » d'un saint, c'est-à-dire d'une entité spirituelle participant du monde du divin et de la surnature, l'enfant, à l'image de ces héros médiateurs issus de l'union d'un dieu et d'une mortelle, apparaît comme le produit d'une sorte d'immaculée conception qui lui évite la souillure des voies ordinaires de la reproduction sexuée. Cette origine tributaire d'une sorte de schéma christique, qui concerne également, dans une certaine mesure, le personnage de Virginie 20, contribue à expliquer à la fois les comparaisons insistantes qui assimilent les deux enfants à des êtres angéliques 21, l'impossibilité entre eux d'un amour charnel qui les ferait déroger à

19. P.V., p. 137.

20. Comme dans le cas de Paul, on peut noter, à propos de Virginie, une volonté d'élimination du père biologique : M. de la Tour est mort avant sa naissance dans une expédition de traite à Madagascar. C'est déjà enceintes que Marguerite et Mme de la Tour arrivent à l'île de France, comme s'il importait de maintenir dans un en dehors textuel et spatial - antérieur au début du récit, extérieur à l'espace de l'île - l'acte fécondant qui ne doit pas en ternir la pureté. Enfin ces deux femmes abandonnées, « unies par les mêmes besoins, ayant éprouvé des maux presque semblables, se donnant les doux noms d'amie, de compagne et de soeur » (P.V., p. 87-88) constituent un couple familial purement féminin qui installe le fantasme d'une maternité non sexuée, comme si la duplication de l'instance maternelle venait compenser l'élimination du père : « Mon amie, disait Madame de la Tour, chacune de nous aura deux enfants, et chacun de nos enfants aura deux mères » (Ibid).

21. P.V., p. 92, 96, 137, 203, 221-223.

184 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

leur nature semi-divine et la nécessité structurale d'une mort terrestre qui les rendra, au terme du déroulement romanesque, à leur véritable patrie céleste.

Si, dans le cas de Paul, le nom partage son pouvoir avec celui qui émane de l'image du médaillon, puisqu'il vient consacrer une ressemblance où l'on peut lire l'indice d'une paternité symbolique, il n'en conserve pas moins la puissance efficace que lui reconnaît la pensée de Bernardin :

Les noms des enfans influent souvent sur leurs caractères, comme je l'ai remarqué ailleurs : il importe donc beaucoup de leur donner, dès la naissance, des surnoms d'hommes vertueux [...]. Au reste, l'influence des noms sur les hommes est plus grande qu'on ne le pense. C'est par l'effet d'une bonne politique que Rome moderne donne aux enfans naissans et aux jours de l'année les noms des saints qu'elle a elle-même canonisés. Ces noms réveillent le souvenir de toutes les

Si l'identité du nom façonne le personnage de Paul à l'image de son saint patron, il importait donc d'en savoir plus sur ce dernier, en restant pourtant dans les limites de l'information hagiographique dont Bernardin pouvait disposer. Or celui-ci, dans un fragment autobiographique des manuscrits du Havre 23, rapporte l'influence qu'exerça sur lui, vers l'âge de dix ans, la lecture d'une Vie des Saints in-folio empruntée sans doute à la bibliothèque paternelle ; et c'est dans cet ouvrage un épisode de la vie de saint Paul Ermite qui semble l'avoir frappé tout particulièrement :

Je fus si ravi de cette lecture que je passai la nuit à les lire. Enfin, un beau jour, je voulus devenir saint croyant fermement que Dieu me nourrirait dans les bois en m'envoyant un corbeau comme à un autre saint Paul.

Le même motif hagiographique est repris avec plus d'ampleur et sous la forme d'une véritable anecdote dans les Harmonies, à la suite précisément du développement sur les noms que nous avons cité plus haut :

Combien ces noms et ces exemples n'ont-ils pas engagé de jeunes gens à se retirer dans la solitude, à consacrer leurs jours à la bienfaisance, persuadés qu'en cela ils mèneraient une vie plus agréable à Dieu et plus révérée des hommes ! Moimême, dans mon enfance, nourri de ces lectures, maltraité par mes maîtres, je pris un beau matin la résolution de vivre seul dans les champs, ne me confiant qu'en Dieu, persuadé que, comme un Paul ermite, Dieu me nourrirait dans le désert Je partis donc avec mon déjeuner pour toute provision ; je vécus de navets crus et de mûres de ronces, fort content d'entendre le chant des oiseaux et d'être libre comme eux Je me préparais à passer la nuit au pied d'un arbre, me fiant de ma nourriture à la Providence, lorsqu'elle m'envoya, non un corbeau, mais ma bonne Marie

22. Harmonies, Livre VI, O.C, tome X, p. 24.

23. Cité par D. Tahhan-Bittar, op. cit., p. 11.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE ET LES « VIES DES SAINTS » 185

Talbot Ainsi ce sentiment de confiance en Dieu m'a consolé dans une infinité de positions très fâcheuses : je ne fus pas nourri par le moyen des oiseaux, mais Dieu se servit de moyens encore plus merveilleux 24.

Il est évidemment impossible de déterminer laquelle, parmi les multiples éditions des Vies des Saints en usage à l'époque, a pu nourrir cette rêverie d'enfance ; qu'il s'agisse d'une édition in-folio n'apporte qu'une précision illusoire, car cette littérature hagiographique est presque toujours dans ce format Aussi, sans chercher à être exhaustif, avons-nous fait la synthèse des renseignements issus de quelques ouvrages que, eu égard à leurs dates de publication, Bernardin aurait pu consulter 25.

La vie de ce saint (saint Paul Ermite ou saint Paul de Thèbes) a été relatée par saint Jérôme dans un récit chargé d'éléments romanesques ou fabuleux dont s'inspirent toutes les versions. Ayant fui les persécutions de Dèce pour se retirer au désert où il restera jusqu'à sa mort, saint Paul Ermite est considéré comme le premier des anachorètes d'Egypte. Tout comme Robinson Crusoé,que vers la même époque, le jeune Bernardin dévore avec passion, le récit de saint Jérôme s'organise autour d'une thématique de la solitude et du refuge. Retirée du monde et séparée des hommes, la retraite de l'ermite apparaît comme un lieu initiatique hermétiquement clos dont l'accès est dissimulé au profane ; on pénètre, en empruntant « au pied d'une montagne une caverne dont l'entrée étoit bouchée d'une pierre » 26, dans « un grand vestibule qu'un vieux palmier avoit formé de ses branches, en les étendant, et en les entrelassant les unes dans les autres, et qui n'avoit rien que le ciel pour dôme » 27 ; on y trouve aussi « une fontaine d'une eau très-claire qui se perdoit en terre presque au sortir de sa source » 28, symbole d'une parfaite immanence close sur elle-même. On retrouvera dans la description du jardin de Paul et Virginie bon nombre de ces éléments de décor, à commencer par la fontaine, véritable centre sacré du domaine, qui a

24. Harmonies, vu, O.C, tomeX, p. 178.

25. En voici la liste :

- Les Fleurs de vies des Saints et des festes de toute l'année [...] composées en espagnol par le R.P. Ribadeneira, religieux de la Compagnie de Jésus. Traduites par René Gautier et revues par Du Val et Baudouin. Par la Compagnie des Imprimeurs, Paris, 1675 (un tome in-folio).

- Vie des Saints tirée des auteurs ecclésiastiques anciens et modernes. Par S.I. de Blemur, R.D.S.S., Lyon, Pierre Valfray, 1689 (4 tomes in-folio).

- Les Vies des Saints composées sur ce qui nous est resté de plus authentique et déplus assuré de leur histoire [...] Jean de Nully, Paris, 1704 [par Adrien Baillet], 4 tomes in-folio.

- Les Vies des Saints dont on fait l'office dans le cours de l'année, par François Giry, Edme Couterot, Paris, 1715 (2 tomes in-folio).

26. A. Baillet, t l, p. 118-124.

27. S.I. de Blemur, 11, p. 66-69.

28. A. Baillet, ibid.

186 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

reçu le nom de Repos de Virginie 29 ; quant aux palmiers, liés dans la tradition iconographique au culte de saint Paul Ermite 30, on sait qu'ils jouent dans le roman de Bernardin le rôle d'une sorte d'arbre totémique, puisque deux cocotiers, plantés à la naissance des deux enfants, « formaient toutes les archives de ces deux familles ; l'un se nommait l'arbre de Paul, et l'autre, l'arbre de Virginie » 31. Toutefois, plus peut-être que ces convergences de détail, il faut surtout retenir ce qui, dans cette description, relève d'une thématique de la clôture et du refuge parente de celle qui préside à l'organisation spatiale de la concession de Paul et Virginie, retranchée derrière son cercle de montagnes infranchissables, et qu'expriment dans le roman les termes si récurrents d'enclos, d'enceinte, de bassin ou de nid.

Mais c'est, on l'a vu, sur un autre point que s'est focalisée la rêverie enfantine du jeune Bernardin, le miracle quotidiennement renouvelé depuis soixante ans du pain ponctuellement apporté à l'anachorète par un corbeau, et dont toutes les versions hagiographiques font mention. Ces secours de la Providence ne font du reste que succéder aux libéralités à peine moins miraculeuses de la nature, puisque, jusqu'à l'âge de cinquante-trois ans, le saint a reçu de cette dernière le vivre et le vêtement :

De fait il y demeura, s'habillant de feuilles de palme, mangeant de son fruit, et beuvant de l'eau de cette fontaine : et il avoit toujours depuis vécu en ce lieu, entièrement séparé des hommes, mais fort consolé, et favorisé de Dieu 32.

Il est clair que nature et Providence, loin de s'opposer, sont ici, comme dans Paul et Virginie, mutuellement identifiées, la profusion naturelle n'étant rien d'autre que le vecteur privilégié de la bénévolence divine dont l'homme est le destinataire, conformément à l'optimisme finaliste des Études de la Nature. Instrument d'une Providence immanente, la nature exauce sitôt formulés les voeux des enfants égarés dans la forêt au retour de leur expédition à la Rivièrenoire ; à Virginie souffrant de la faim et de la soif s'offrent aussitôt, avec une soudaineté magique (« A peine avait-elle dit ces mots qu'ils entendirent le bruit d'une source... ») le réconfort des eaux fraîches, le cresson et le chou du palmiste 33 ; réalisation littérale du vieux rêve enfantin - être nourri par Dieu au désert - dont le corbeau de saint Paul de Thèbes est la version fabuleuse et, très probablement, le point de départ

29. P.V., p. 116-118.

30. Voir D. H. Farmer, The Oxford Dictionary of Saints, Clarendon Press, Oxford, 1978, p. 317.

31. P.V., p. 117.

32. Ribadeneira, p. 113-115.

33. P.V., p. 98-99.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE ET LES « VIES DES SAINTS » 187

Qu'à l'expérience le mythe de la générosité inépuisable de la nature, dont saint Paul Ermite est la figure emblématique, se révèle n'être précisément qu'un mythe, sans doute faut-il y voir seulement l'indice de l'écart immense qui sépare de la réalité concrètement vécue le monde recomposé par la rêverie romanesque ; ce que souligne le Voyage à l'île de France dont, sur ce point comme sur tant d'autres, Paul et Virginie semble prendre l'exact contre-pied :

J'ai cru fort long-temps, sur la foi des relations, que l'homme sauvage pouvait vivre seul dans les bois. Je n'ai pas trouvé un seul fruit bon à manger dans ceux de l'Ile-de-France 34.

Et Bernardin conclut : « L'homme est né pour la société, hors de laquelle il ne pourrait vivre» 35 ; sagesse décevante de l'âge adulte à laquelle l'activité fabulatrice du romancier apporte une indispensable contradiction compensatoire, de même que l'île de France réinventée à la faveur de la fiction inverse l'image si décevante de l'île réelle.

Faut-il étendre à d'autres noms et à d'autres protagonistes de Paul et Virginie l'explication par les réminiscences hagiographiques ? Sans que pour autant il faille y voir une source assurée du personnage, Marguerite, la mère de Paul, est le seul pour qui un tel rapprochement paraisse susceptible de pertinence. Il existe en effet des similitudes troublantes entre les données biographiques concernant cette dernière et celles de l'une des saintes du calendrier dont elle porte le nom, sainte Marguerite de Cortone (1247-1297), pénitente du Tiers-Ordre de saint François, que l'Église fête le 22 février. On peut, d'après les données hagiographiques dont nous disposons 36, les résumer comme suit : fille d'une famille paysanne de Toscane, elle est séduite par un chevalier de Montepulciano dont elle a un fils. Son amant étant mort soudainement - assassiné, disent certaines versions -, elle cherche refuge dans la demeure paternelle, mais elle est repoussée par sa famille et chassée de la paroisse. Elle se convertit, est recueillie par deux dames charitables, mène une vie de repentance et de mortification et obtient d'entrer dans le Tiers-Ordre de saint François tandis que son fils devient novice des Franciscains. La situation de la Marguerite du roman est à plusieurs égards analogue :

Elle était née en Bretagne d'une simple famille de paysans, dont elle était chérie, et qui l'aurait rendue heureuse, si elle n'avait eu la faiblesse d'ajouter foi à l'amour d'un gentilhomme du voisinage qui lui avait promis de l'épouser ; mais celui-ci ayant satisfait sa passion s'éloigna d'elle, et refusa même de lui assurer une

34. Voyage à l'île de France, Lettre XXVIII O.C, tome II, p. 276-277.

35. Ibid., p. 278.

36. Renseignements extraits de A. Baillet et F. Giry (les autres Vies des Saints consultées ne comportent pas de rubrique Ste Marguerite de Cortone), recoupés et complétés dans Farmer, The Oxford Dictionary of Saints, p. 261.

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subsistance pour un enfant dont il l'avait laissée enceinte. Elle s'était déterminée alors à quitter pour toujours le village où elle était née, et à aller cacher sa faute aux colonies, loin de son pays, où elle avait perdu la seule dot d'une fille pauvre et honnête, la réputation 37.

Origine paysanne, séduction par un aristocrate, naissance d'un enfant illégitime, exclusion de la collectivité villageoise et de la famille, conversion vertueuse à une existence repentante en marge du monde, bien des éléments convergent A défaut d'une preuve irréfutable, le manuscrit de Paul et Virginie apporte au moins une assez nette présomption en faveur de l'influence du modèle hagiographique : dans le premier état du texte, Marguerite n'est pas abandonnée par son séducteur, mais « eut le malheur de perdre son amant avant qu'il pût la reconnoitre pour sa femme et assurer le sort d'un fils dont elle venoit d'accoucher » 38, conformément au scénario des Vies des Saints. L'enfant bâtard que la tradition attribue à la sainte permet d'opérer la jonction entre les deux séries hagiographiques, le remaniement ultérieur du texte, qui insiste sur l'irresponsabilité du gentilhomme, libertin sans conscience, équivalant pour sa part à une dévalorisation de l'image du père biologique, préalable à son élimination du roman au profit d'un lien de paternité spirituelle. Ainsi qu'on l'a vu, le médaillon représentant saint Paul deThèbes est le vecteur matériel d'une « immaculée conception » qui fait du jeune Paul à la fois le fils et le double du saint éponyme, et de l'humble paysanne, sa mère, la bénéficiaire d'une sorte de miracle mariai ; revanche plus éclatante encore, pour une fille séduite et humiliée, que ne le comportait la destinée de la pénitente italienne qui, peutêtre, lui a servi de modèle.

Ce que laissent émerger les traces des récits hagiographiques plus ou moins nettement repérables dans le texte de Paul et Virginie, peut-être ne sont-ce pas seulement des sources ponctuelles des personnages ou de l'intrigue, mais aussi des bribes du « roman familial » de Bernardin, héritages des rêveries de l'enfance dans l'oeuvre de l'âge adulte : exaltation de l'image maternelle, dévalorisation d'un père biologique contesté ou exclu, fantasme d'une filiation prestigieuse, voire surnaturelle, rêve régressif d'une existence en marge de la société des hommes sous la protection d'une nature et d'une Providence identiquement nourricières, on retrouvera ici sans peine tous les symptômes d'une situation classiquement oedipienne, libérés dans leur formulation par la mise à distance qu'autorise l'expression romanesque.

JEAN-MICHEL RACAULT.

37. P.V., p. 82.

38. Marie-Thérèse Veyrenc, op. cit., p. 84.

INSCRIPTION ROMANESQUE DE LA FEMME

AU XIXe SIÈCLE:

LE CAS DU ROMAN-FEUILLETON

SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET

Une figure domine toute la production romanesque au XIXe siècle, celle de la femme, objet de description, d'analyse, d'adoration et d'anathème, idole qu'on loue ou qu'on blâme, Vierge Marie, Eve et Démon tour à tour, et aussi Sphinx qui ne cesse d'inviter au déchiffrement Nous vivons encore dans ce mythe de la femme qui se construit et se diffuse, au XIXe siècle, en même temps que s'élaborent les nouveaux modes de la cohabitation et de la communication démocratiques.

De Stendhal à Flaubert, de Balzac à Zola, le roman est inséparable d'une construction de la figure féminine, enjeu de l'action, pivot des intrigues, image inlassablement poursuivie, recréée à travers une infinie variété de rôles et de types.

Une partie importante de la production romanesque au XIXe siècle a été publiée en feuilletons dans les journaux quotidiens (à partir de 1836), atteignant par là un public accru. On sait que Balzac luimême, et G. Sand, n'ont pas dédaigné de livrer ainsi leurs oeuvres au public. Elles ont connu sous cette forme un certain succès. Mais plus attendus et plus largement lus ont été les longs contes romanesques des Dumas et des Sue, des Soulié et des Féval. C'est dans ces contes, dont se repaît plus d'une génération, et dont certains n'ont pas fini de nous enchanter, que nous voulons rechercher ce qui se cache derrière ces figures multiples et apparemment contradictoires de la femme : courtisanes, aventurières et femmes fatales, comme la Mylady des Trois Mousquetaires 1, esclaves et reines, comme l'Haydée de Monte-Cristo 2, vierges séraphiques et prostituées,

1. Les Trois Mousquetaires parut d'abord dans Le Siècle en 1844, puis en librairie.

2. Le Comte de Monte-Cristo parut dans le Journal des Débats (1844-1846) et en librairie.

R.H.L.F., 1986, n° 2, p. 189-206.

190 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

comme la Fleur-de-Marie des Mystères de Paris 71. Car dans ces romans s'affrontent, dans leur complémentarité et leurs incompatibilités, l'idéologie et l'imaginaire d'une époque, se dessine le terrain commun des croyances admises et des fantasmes permis. Des oeuvres comme Les Trois Mousquetaires ou Le Comte de Monte-Cristo, de Dumas, Mathilde4, Les Mystères de Paris ou Le Juif errant 5 de Sue, La Comtesse de Monrion 6 de Soulié, ont été de grands succès sous la Monarchie de Juillet Elles ont bénéficié d'une adhésion certaine de la part d'un vaste public. Quelles croyances, quels rêves partagés de la femme s'y offrent-ils ?

Type social et figure romanesque

Dans la construction idéologique et mythique de la figure féminine, toute influence déterminante du social est niée : en quoi la petite bourgeoise Constance Bonacieux des Trois Mousquetaires est-elle différente de la reine Anne d'Autriche (dont elle est d'ailleurs le relais auprès des mousquetaires) ? Ou Haydée, la princesse grecque, esclave de Monte-Cristo, de Fleur-de-Marie, fille du prince Rodolphe et prostituée ? La bourgeoise Julie Thoré, de La Comtesse de Monrion, pure héroïne destinée à épouser successivement deux aristocrates, de la noble Mathilde du roman de Sue ?

Certes, on peut relever des variations dans leurs aventures et leur destin, dues à la place différente qu'elles occupent dans l'action, mais nullement des différences imputables à leur origine sociale. Aristocrate, bourgeoise ou ouvrière, dans le roman-feuilleton la femme reste toujours la même. C'est que la figure féminine est modelée par des exigences qui sont de l'ordre du fantasme, et non de celui de la représentation sociologique.

La représentation sociale n'est pas totalement absente du romanfeuilleton. Elle y est simplement secondaire, rejetée à l'arrière-plan de l'action. Elle nous est souvent donnée soit par des attributs, accessoires dans l'action, des personnages féminins principaux, soit par la description d'un certain nombre de personnages, dont le rôle dans l'action est faible mais qui permettent de brosser une toile de fond sociale ou socio-historique, devant laquelle se déroulera le drame (que l'on songe, par exemple, à la foule de personnages secondaires qui grouille dans Les Mystères de Paris). L'espace ainsi

3. Les Mystères de Paris, d'E. Sue, parut dans le Journal des Débats en 1842-1843, et en librairie.

4. Mathilde, d'E. Sue, parut dans La Presse (sauf une partie) en 1840-1841, et en librairie.

5. Le Juif errant, d'E. Sue, parut dans Le Constitutionnel et en librairie en 1844-1845.

6. La Comtesse de Monrion, roman en deux parties, parut dans La Presse en 18451846, et en librairie en 1846.

INSCRIPTION ROMANESQUE DE LA FEMME AU XIXe SIÈCLE 191

dessiné est porteur d'un message idéologique qui se retrouve identique, dans ses grandes lignes, pour l'ensemble des romans considérés.

Dans le milieu de l'aristocratie ou de la grande bourgeoisie auquel appartiennent en général les héroïnes de nos romans, les femmes ne travaillent pas. Tout au plus ont-elles des activités artistiques, privées naturellement le scandale, si elles décidaient d'en vivre, serait grand, et il faut qu'elles aient déchu de leur origine sociale et renié leur nature de femme pour l'envisager, comme l'Eugénie Danglars du Comte de Monte-Cristo, ou la Carmélite des Mohicans de Paris 7, pour qui l'art est une entrée en religion : dans Le Comte de Monte-Cristo, Eugénie Danglars s'enfuit, déguisée en homme, avec son amie Louise d'Armilly, pour aller vivre de son art en Italie ; mais elle est découverte et subit les quolibets de la foule. Encore ne prend-elle cette décision qu'après avoir été déconsidérée socialement par son mariage avec un bagnard déguisé en prince italien. Eugénie n'est d'ailleurs que la fille d'un parvenu. Dans Les Mohicans de Paris (suivi de Salvators), Carmélite, héroïne d'origine bourgeoise, devient cantatrice ; mais Carmélite est une déclassée, que la mort de son père et l'absence de son protecteur ont livrée sans défense au séducteur: elle s'est donnée à celui-ci, qui l'a ensuite abandonnée ; elle a tenté de se suicider et a survécu à la mort de son protecteur, qui se suicidait avec elle. Elle s'est donc vouée au célibat par pénitence, et à une sorte de mort vivante. Son destin est exceptionnel.

Autre activité sociale permise à nos héroïnes de romansfeuilletons : la charité. Elles peuvent s'y adonner, à leurs moments perdus, entre un bal et une réception, comme Clémence d'Harville dans Les Mystères de Paris, que le prince Rodolphe pousse à visiter mansardes et prisons pour la distraire de désirs inassouvis. L'exercice de la bienfaisance comme dérivatif est d'ailleurs conseillé par un grand nombre de traités médicaux de la première moitié du XIXe siècle 9. La représentation idéologique de la femme s'accommode très bien de cette dernière activité, parce qu'elle est souvent liée à la notion chrétienne de rachat et d'expiation : ainsi Clémence d'Harville visite les hôpitaux tout autant pour expier une tentative d'adultère que pour se distraire de son amour impossible pour le

7. Les Mohicans de Paris, d'A. Dumas, parut en feuilletons, puis en librairie en 18541855.

8. Salvator, de Dumas, parut à la suite des Mohicans de Paris, en feuilletons et en librairie.

9. Voir à ce sujet le livre d'Y. Knibiehler et C. Fouquet, La Femme et les médecins, Paris, 1983, p. 153-154.

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prince Rodolphe. De même, dans Création et Rédemption 10 de Dumas, le héros, Jacques Mérey, impose à la femme qu'il aime, Eva (celle-ci, le croyant mort, s'était donnée à un autre), de s'occuper d'un hospice, avec la perspective de devenir religieuse. Mais, au bout de cette expiation, qui purifie Eva par la souffrance et le renoncement volontaire, c'est le mariage qui l'attend.

Autour de ces héroïnes aristocratiques ou bourgeoises gravite tout un monde de personnages secondaires qui en dépendent. Aussi les métiers féminins que l'on voit le plus souvent représentés sont-ils ceux de servante, femme de chambre, gouvernante, marchande, ouvrière en lingerie (la fameuse grisette) ; plus on descend l'échelle sociale, plus la femme apparaît indépendante dans son activité : si la marchande n'est souvent que l'auxiliaire de son mari, grisette ou servante sont relativement autonomes. Mais cette autonomie est signe de faiblesse, non de force. Elle provient de l'absence ou de la défaillance du protecteur, et expose la femme à tous les dangers de la séduction.

Cet éventail de situations est à peine enrichi ou diversifié quand le romancier se donne pour tâche explicite de « descendre dans les milieux populaires » et d'en faire la description, comme Sue dans Les Mystères de Paris ou Le Juif errant, et à sa suite Féval dans Les Mystères de Londres 11 ou Dumas dans Les Mohicans de Paris. Tout au plus voit-on apparaître quelques personnages de maîtresse de pension, de concierge ou d'aubergiste. Le développement industriel n'en est encore qu'à ses débuts. L'ouvrière de fabrique ou d'usine apparaît rarement

C'est toujours par nécessité que la femme a un métier, dans le roman comme dans la société du XIXe siècle. Le roman nous montre le mariage comme une promotion, qui permet à la femme de cesser d'exercer un métier pour vivre, et de se retirer dans la vie privée à laquelle elle appartient de droit, en devenant, parfois, l'auxiliaire de son mari : c'est le cas, par exemple, de la grisette Rigolette dans Les Mystères de Paris. L'idéal ainsi proposé est bien celui de la femme au foyer, absente du domaine public, qu'elle laisse à l'homme, retirée dans le domaine privé, où peuvent enfin se déployer toutes les virtualités de son essence.

10. Création et Rédemption, écrit en 1867, a été publié en 1872, sous les titres Le Docteur mystérieux et La Fille du marquis. Bien que ce roman soit postérieur à la période qui nous occupe, de même que Les Mohicans de Paris et Salvator, cités plus haut, l'esthétique n'en est pas différente, au moins sur le point qui nous intéresse, de celle des romans antérieurs de Dumas.

11. Les Mystères de Londres parut en 1844, dans Le Courrier français et en librairie.

INSCRIPTION ROMANESQUE DE LA FEMME AU XIXe SIÈCLE 193

Féminité, Désir et Pouvoir.

C'est en examinant le rôle de l'héroïne féminine dans l'action, et les figures opposées qu'elle peut y prendre, que l'on saisira quels éléments définissent la féminité, et quels sont les enjeux de cette définitioa

Au premier abord, nos héroïnes se séparent assez nettement en deux groupes antagonistes : la femme fatale, à l'étrange pouvoir de séduction, active et persécutrice ; la femme idéale, angélique, objet passif des persécutions, inspiratrice du pur amour.

Ainsi dans La Comtesse de Monrion s'opposent la pure Julie et l'infâme mais séduisante Léona :

Julie était un rêve de beauté : grande, svelte, souple, elle avait à la fois la majesté d'une reine et la grâce d'une nymphe. Son visage avait cette rectitude de dessin qui trop souvent n'est qu'un beau masque qui cache la nullité de l'esprit et la froideur de l'âme. Chez Julie au contraire la pensée habitait le front, la passion animait les yeux, l'esprit éclairait le sourire : c'était un ange, bien plus qu'un ange, c'était une femme belle et charmante 12.

En face de Julie, que le peintre Amab fait poser pour une Vierge, se trouve Léona :

N'était-ce pas aussi une admirable beauté aux teintes chaudes ambrées, à la chevelure bondissante, aux yeux brûlants? N'était-ce pas un admirable modèle duquel il pouvait tirer une merveilleuse Phryné 13 ?

La première partie de ce roman nous raconte comment la courtisane à la séduction foudroyante, Léona, maîtresse de Gustave de Monrion, se venge d'une mystification (assez cruelle, à dire vrai) montée par le rapin Charles Thoré, avec la permission de son maître, le peintre Amab : elle attire Charles Thoré dans un traquenard, le torture à sa guise. Pendant ce temps elle séduit Amab, qu'elle sépare ainsi de sa fiancée, Julie Thoré, soeur de Charles. De plus, pour garder son amant, Gustave de Monrion, lui aussi épris de Julie Thoré, elle lui fait croire à l'infamie de celle-ci, et monte un piège où Julie doit perdre sa réputation, sa virginité, et peut-être la vie. Au dernier moment, Julie est miraculeusement sauvée, son innocence reconnue, et Gustave de Monrion mourant l'épouse pour couvrir son honneur. Quant à Léona, elle épouse Amab, ce qui est la pire vengeance qu'elle puisse tirer de lui.

Dans la deuxième partie, nous retrouvons Julie, veuve et vierge, centre de tous les désirs : celui, sans espoir, du peintre Amab, à qui la tyrannie de Léona a fait comprendre tout ce qu'il avait perdu en

12. Voir La Comtesse de Monrion, t.1, La Lionne, Paris, 1852, p. 3.

13. Ibid., p. 35.

194 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Julie. Il est dégradé par son esclavage, comme Hercule aux pieds d'Omphale ; celui, incestueux, du duc de Montaleu, l'oncle de Gustave de Monrion, qui devrait être le protecteur de Julie, mais jouera bien mal ce rôle ; celui, intéressé, d'Hector de Montaleu, neveu du duc, qui convoite en Julie l'héritage du vieux Montaleu ; enfin celui, pur et désintéressé, du comte de Montéclain. Léona se fait la persécutrice de Julie, mais elle est efficacement combattue par Montéclain. Après bien des péripéties, dans lesquelles Julie sera de nouveau injustement honnie et rejetée de la société (cette veuve vierge sera soupçonnée de relations adultères et de maternité clandestine), abandonnée par le duc de Montaleu, mais sauvée et réhabilitée par Montéclain, la vertu triomphe et le vice est puni : Julie épouse Montéclain, à qui elle apporte amour, richesse, et au surplus le pouvoir politique, grâce à l'appui du duc de Montaleu. Léona périt de la conscience de son impuissance. Amab part se refaire une santé morale en Algérie (ceci se passe dans les années 184...).

Le roman nous conte donc la conquête du pouvoir par un héros masculin, pouvoir dont le symbole (et souvent l'instrument) est l'amour d'une femme, sa possession. Il en est de même dans Les Trois Mousquetaires où la figure d'Anne d'Autriche aimante l'action : c'est pour elle qu'agit Buckingham, pour elle qu'agissent les- mousquetaires, avec ces relais du désir que sont Constance Bonacieux (lingère de la reine) pour d'Artagnan, la duchesse de Chevreuse (amie de la reine) pour Aramis, et pour tous (mais sous le mode inversé de la haine et de l'opposition) Mylady, la redoutable aventurière. Ainsi en va-t-il, selon des modalités diverses, pour tous les grands romans-feuilletons de cette époque. La femme y est enjeu du désir et instrument du pouvoir, enjeu du désir parce qu'instrument du pouvoir.

C'est toujours le désir de l'homme qui est en question, qui meut l'action, même si le roman est centré sur la figure féminine, comme c'est le cas dans La Comtesse de Monrion, par exemple : Julie est toujours passive. Elle aime Montéclain, mais c'est à lui de la sauver et de la conquérir ; son désir, opposé à celui d'Hector de Montaleu, et, à travers lui, à celui de Léona, meut l'action. Le désir de la femme, pour autant qu'il prenne figure dans le roman, est acceptation, voire recherche d'une sujétion. Le désir de l'homme apparaît comme choix d'un objet de conquête : cet objet, passif, pur miroir où s'inscrit la puissance du héros, est l'héroïne positive. La femme fatale n'est que l'inverse fantasmatique de ce double narcissique ; c'est le double agressif, irréductible, qui renvoie l'homme à l'angoisse de l'Autre, c'est-à-dire à sa mort

INSCRIPTION ROMANESQUE DE LA FEMME AU XIXe SIECLE 195

La femme idéale ou le double narcissique. Passivité

La femme idéale se définit non par son action, mais par son effet sur les autres. Elle n'agit pas, elle est Et elle est parce qu'elle est regardée ; elle n'existe pour ainsi dire que par le regard du héros, métaphore de son désir.

Un exemple frappant nous est fourni par le roman Mathilde, de Sue : dans ce roman, l'héroïne, Mathilde, écrit son histoire, comme une confession et une justification qu'elle adresse à l'élu de son coeur, Rochegune. Le début du roman installe celui-ci comme lecteur de tout le manuscrit Mathilde, et avec elle tout le roman, n'existent que parce qu'ils sont lus par Rochegune.

Son existence étant ainsi suspendue aux regards, la figure féminine comporte comme détermination essentielle la beauté ; elle seule en effet justifie l'intrusion d'une figure féminine sur la scène du roman, comme objet du désir. Les termes qui décrivent cette beauté restent en général stéréotypés et vagues : car ils n'ont rien d'autre à exprimer que l'adéquation du personnage féminin aux critères convenus de la beauté féminine, critères variables selon les époques, et que le lecteur a la liberté de préciser à sa guise ; leur seule fonction consiste à signifier la disponibilité de la figure à la contemplation, son accessibilité au désir. Si les traits de la beauté masculine sont disposés pour signifier puissance et domination, ceux de la beauté féminine n'ont pour objet que d'impliquer le désir. On comparera, par exemple, la description du héros Rio Santo, dans Les Mystères de Londres de Féval :

C'était un homme de grande taille et d'héroïque prestance. Son visage, aux traits fins et délicatement arrêtés, avait cette expression de calme surhumain que nous avons admirée en quelques physionomies italiennes. Il était beau, beau comme les peintres d'élite peuvent rêver, un roi ou un DieuI 4.

à celle de Susannah, dans le même roman :

Cette fille eût gagné une fortune à ne rien faire, au temps où les artistes étaient des princes et payaient leurs modèles au poids de l'or. Elle était admirablement belle. [...] La taille, magnifique en ses contours, gardait une grâce latente, mais exquise, parmi sa vigueur hautaine, et ajoutait à la fière perfection de son visage, comme un noble piédestal met en lumière la valeur d'une statue 15.

Mais chez la femme idéale, la séduction relève d'une nature, non d'un projet L'activité du désir chez la femme signifie toujours danger. Ainsi, dans La Comtesse de Monrion (Iere partie), Amab est partagé entre l'héroïne positive, Julie, qui se laisse aimer (« Il

14. Les Mystères de Londres, de P. Féval, éd. Néo, Paris, 1978, 11, p. 57.

15. Ibid., p. 13-14.

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regardait Julie, il admirait Julie et à force de l'admirer il finissait par croire qu'il en était véritablement épris. »), et la femme fatale, Léona (« Mais quand il sortait de cette lutte avec lui-même, et qu'il mettait la bride sur le cou de ses rêves, ses instincts dépravés le tournaient vers Léona, vers la courtisane bizarre, fantasque, éhontée, passionnée, superbe, dédaigneuse. » 16. Léona séduit Amab par calcul, et en appliquant une stratégie comme l'évoque bien le titre d'un des chapitres consacrés à cette stratégie : « Provocation ». Et en se laissant séduire, Amab se perd.

La passivité de l'héroïne, présupposé de sa représentation positive, se trouve confirmée par le mode de représentation qu'elle entraîne dans le roman : agissant peu, l'héroïne ne pourra se constituer qu'à travers un commentaire psychologique qui la saisira donc « en essence », et non en action. Alors que le héros se définit par ses actions et leur impact sur le monde extérieur, l'héroïne se définira par ses sensations, sa vie intérieure. Il n'est pour s'en persuader que de comparer deux romans de Sue, parus à peu de distance l'un de l'autre dans La Presse, Arthur et Mathilde 17 : tous deux se veulent des études psychologiques, la première centrée sur le héros, la seconde centrée sur l'héroïne. Tous deux se présentent comme des auto-analyses : le héros, l'héroïne écrivent leur histoire. Mais dans le premier cas, cette histoire est constituée par les aventures (et mésaventures) où le caractère du héros l'entraînent, et qui révèlent ce caractère : il s'auto-détermine, l'analyse psychologique se présente comme la raison de l'action. Dans le second cas, l'analyse psychologique expose les réactions de Mathilde aux divers épisodes de persécution dont elle est l'objet, et parfois explique ces réactions. En aucun cas elle ne saurait expliquer l'action.

Le roman vient ainsi confirmer l'image diffusée par l'ensemble du discours idéologique, en particulier par le discours médical : celle d'une nature féminine riche d'intuitions, de sensations, de vie intérieure, d'imagination (rêveuse, non créatrice). Cette description, qui vient justifier le rôle accordé à la femme par la société, s'appuie sur des présupposés biologiques. Ainsi pour Virey, rédacteur de nombreux ouvrages de médecine, et articles du Dictionnaire médical de Panckoucke, sorte de Bible de l'époque (surtout pour les romanciers), l'infériorité anatomique et biologique de la femme lui impose une activité mesurée, une vie à l'intérieur. Sa beauté compense son manque de force. Sa faiblesse est un élément de séduction en tant que promesse de soumission, appel à la protection.

16. La Lionne, éd. cit., p. 110.

17. Arthur parut dans La Presse en 1838-1839, et Mathilde en 1840-1841.

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L'amour chez elle résulte de défaut, alors qu'il résulte de surabondance chez l'homme. La femme est déterminée plus fortement que l'homme par sa sexualité, parce qu'elle est plus que lui asservie à la fonction reproductrice : aussi la description psychologique de la femme est-elle axée sur sa sensibilité, la richesse de ses sensations, mais aussi sur son infériorité intellectuelle (elle est incapable de se concentrer). Sa sensibilité la destine à régner dans l'ordre du sentiment, mais la livre aussi à des passions excessives 18.

Cette description psychologique, dont s'inspirent maints romanciers, justifie la subordination de la femme à l'homme; intuitive, instinctive, passionnée, sensible, artiste, imaginative, la femme est fragile, pudique, réservée, victime potentielle de maladies nerveuses. Elle est toute douceur, soumission, attente.

Cette représentation, toutefois, n'est pas totalement adéquate au projet des romanciers, et ceci se manifeste dans le roman par les ambiguïtés et les variations de la figure féminine positive. Ces variations sont liées à la contradiction interne qui habite la figure du désir.

Refoulement du désir

Le désir apparaît, dans le roman-feuilleton, comme une force négative, destructrice, portant en germe la mort La passion charnelle en soi est coupable, elle entraîne la mort ou la dégradation de qui ne maîtrise pas son désir, ainsi qu'il advient d'Amab, qui s'est laissé aller à la séduction de Léona :

Quelques années lui avaient suffi pour briser cette nature ardente, tenace, vigoureuse. Elle avait abaissé son ambition, des hauteurs de la gloire aux petitesses de la spéculation ; elle avait fatigué son énergie en lui faisant poursuivre comme but la richesse et le repos qu'il ne devait jamais atteindre. [...] Elle avait tout fatigué, tout flétri dans son esprit et dans son coeur 19.

Aussi la femme idéale doit-elle retenir, détourner, épurer, exorciser le désir. Le désir est alors métaphorisé en quelque sorte dans un langage des sentiments, remplaçant celui des sens. La métaphore, qui transpose l'expression du désir sur le plan des sentiments, langage de l'âme et non du corps, à la fois signifie et élude le désir, contournant ainsi l'interdit, neutralisant les résistances. Ainsi l'un des amoureux de Julie de Monrion dit-il d'elle « Elle m'a fait comprendre l'amour qui respecte l'objet de son culte » 20.

18. Voir le Dictionnaire des Sciences médicales, édité par C.L.F. Panckoucke, 18121822 (67 vol.), en particulier l'article Femme (t XIV, p. 503-656).

19. Voir La Comtesse de Monrion, t II, Julie, Paris, 1856, p. 25.

20. Ibid., p. 74.

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C'est du moins le rôle de la femme que de sublimer le désir, et d'en retarder l'accomplissement jusqu'à un mariage qui viendra le sanctifier (voir par exemple l'amour de Valentine de Villefort et de Maximilien Morrel dans Le Comte de Monte-Cristo, en particulier le chapitre intitulé « Pyrame et Thisbé » 21 ). La femme est la gardienne de la Loi. Provoquant le désir, c'est aussi elle qui doit en détourner le danger. Objet du désir, elle est également considérée comme première responsable de la faute et du danger qu'elle entraîne. Là encore le roman vient doubler le discours médical : ainsi Virey nous présente la femme comme la tentatrice : c'est à elle de se montrer pudique pour réfréner le désir de l'homme qu'elle pourrait, sinon, conduire à l'épuisement

Ainsi le roman populaire est encore tout imprégné d'une vision chrétienne du péché. Toutefois il ne tient pas sur le désir le discours simple de la répression. Force destructrice et dangereuse, le désir apparaît aussi comme la seule force motivante de l'action. L'action du roman populaire est toujours l'histoire du combat coupable du désir contre la loi, aboutissant le plus souvent à une conciliation qui affirme la compatibilité, moyennant certains rites, du désir et de la loi. Ainsi, sans combattre l'idéologie dominante, le roman permet au fantasme de s'exprimer et de se satisfaire dans la représentation.

Réalisation du désir

La figure de la femme idéale - celle qui permet de mener le désir à bonne fin - sera donc dans le roman-feuilleton une figure ambivalente, support de l'ambivalence du désir : l'héroïne devra éprouver le désir, et l'exprimer parfois contre la loi, s'en purifier par la sublimation, l'attente et les épreuves, afin de pouvoir le réaliser dans la loi.

Cette présence active du désir chez certaines héroïnes positives se manifeste par des traits qui les apparentent à la figure masculine : intervention active dans l'intrigue, goût ou recherche de la domination, voire exercice du pouvoir, expression de la passion. Tous ces traits, qui sont les traits positifs et « naturels » de la figure masculine, deviennent dans la figure féminine négatifs, signes de faute et générateurs de malheur ; ainsi la reine Marguerite de Navarre, dans La Reine Margot 22 de Dumas, déjà figure du pouvoir royal, en tant qu'enjeu (soeur du roi Henri III, elle rapproche Henri de Navarre de la couronne de France en l'épousant), cherche à le conquérir en tant que sujet ; elle se mêle activement à l'intrigue

21. Voir Le Comte de Monte-Cristo, Livre de poche, Paris, 1964, t II, p. 200-211, ch. Ll.

22. La Reine Margot, de Dumas, parut dans La Presse (1844-1845) et en librairie.

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politique qui oppose, pour la conquête ou la conservation du pouvoir, Guise, Valois et Navarre. Elle a le savoir aussi, sous diverses formes (poétique, médical, linguistique), elle est active dans l'amour, choisissant ses amants successifs, recherchant plaisir, volupté et domination. Tous ces traits font d'elle une héroïne extrêmement ambivalente, qui portera malheur à ses amants. Détentrice autonome du pouvoir, elle inverse les rôles, et ne laisse plus à l'homme que celui de la sujétion ; elle peut être l'objet du désir amoureux, mais non le support du pouvoir masculin, sinon comme auxilaire asexuée (ce qu'elle sera pour son mari, le roi de Navarre, qui passe un contrat d'alliance avec elle, dont l'un des termes est leur séparation, et leur mutuelle tolérance pour leurs • amours extra-conjugales). Aussi l'activité de son désir entraîne une scission dans le schéma habituel de l'action : alors que la conquête du pouvoir par le héros se fait ordinairement sous la forme de la possession d'une femme objet de son désir, dans La Reine Margot la conquête du pouvoir politique par le roi de Navarre est séparée de l'intrigue amoureuse principale : quant au héros - amant, La Mole, il abdique son pouvoir, plutôt qu'il ne le conquiert, dans les bras de Marguerite, et meurt victime de l'intrigue politique où l'a entraîné Marguerite. Sa mort est l'aboutissement logique d'une inversion tragique des rapports de pouvoir entre homme et femme. ,

D'autres héroïnes, laissant libre cours à leurs désirs, contreviennent à la loi, et doivent ensuite expier leurs fautes dans les épreuves avant d'obtenir leur rédemption. C'est le cas de Mauricette dans Un mariage pour l'autre monde 23. Mauricette Fauvel, fille d'Honoré Fauvel, conseiller au Parlement de Nantes en 1720, a libéré par amour Yves de Rosemadec, un des conjurés de la conspiration de Pontkalleg, confié à la garde de son père, qui a été chargé par l'autorité royale de condamner les conjurés. Après cet acte de rébellion, elle s'enfuit de chez elle, de peur de la réaction de son père. Il en résulte de multiples aventures à Paris et sur les grandes routes, des épreuves plus désagréables les unes que les autres, qui font descendre Mauricette jusqu'à la condition de prostituée (position, ou plutôt pose : Mauricette ne se prostituera jamais vraiment) Au bout de tout cela, Mauricette voit enfin son innocence reconnue, reçoit le pardon de son père et épouse Rosemadec.

C'est aussi le cas de Mathilde qui épouse Gontran de Lancry, qu'elle aime, malgré la volonté paternelle, et se trouve de ce fait plongée dans une série progressive de malheurs et de souffrances

23. Un mariage pour l'autre monde de M. Masson et Fr. Thomas, Paris, 1848, parut d'abord en feuilletons dans La Presse du 28 octobre au 21 novembre 1845.

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d'où elle sortira régénérée pour épouser son protecteur Rochegune, le délégué du « bon » père.

Comme leurs homologues masculins, les héroïnes doivent expier dans les souffrances et purifier dans les épreuves la culpabilité originelle de leurs désirs ; mais alors que pour le héros la fin des épreuves coïncide avec la conquête d'un pouvoir, entérinée par la possession de la femme, pour l'héroïne, la fin des épreuves coïncide avec l'abdication de toute autonomie, la reconnaissance du pouvoir de l'homme aimé, dont l'intervention, en général, a seule permis cette fin heureuse (ainsi, dans Un mariage pour l'autre monde, c'est l'intervention finale de Rosemadec qui sauve et réhabilite Mauricette).

La culpabilité originelle du désir entraîne épreuves et souffrances chez l'homme comme chez la femme. Mais par la souffrance, l'homme conquiert le droit d'agir, la femme obtient celui d'être protégée. Tous deux rejoignent ainsi leur « nature ».

C'est donc la définition du désir féminin qui est en question : toujours dangereux dans son activité, il est cependant accepté s'il se résout en quête de la protection, repoussé comme mortifère et autodestructeur s'il se lie à une quête du pouvoir.

La femme-enfant ou la prison oedipienne

Dessinée par les jeux de la conquête masculine du pouvoir, la figure de la femme est inséparable de celle de la fille. Le schéma oedipien informe tout le roman populaire : le héros conquiert le pouvoir en se révoltant contre l'interdit que le père fait peser sur le désir, mais il finit toujours, s'il ne succombe pas, par s'assimiler les pouvoirs du père, prenant sa position d'autorité. Il n'est de modèle de la toute-puissance que paternel : Monte-Cristo, Rodolphe, en constituent les exemples les plus éclatants. Mais les romansfeuilletons en fournissent mille autres. La figure féminine elle aussi se trouve modelée par les contradictions de cette lutte, prise entre les exigences du père qui la veut vierge et de l'amant qui la veut pour maîtresse (père et amant, en tant que figures, souvent réunis dans un même personnage).

Ainsi dans Amaury 24, l'héroïne, Madeleine, est couvée par son père, le docteur d'Avrigny, qui a reporté sur elle l'amour qu'il vouait à sa femme morte, l'a éduquée et conservée en vie par des soins continus, car elle est phtisique. Une émotion forte la tuerait. En conséquence, le docteur s'oppose à l'union de sa fille Madeleine avec son cousin Amaury, bien que les deux jeunes gens s'aiment II interdit romans, bals, musique et amour. Mais Amaury et Madeleine

24. Amaury, de Dumas, parut dans La Presse en 1843-1844, en librairie en 1844.

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enfreignent l'interdit et, à la suite d'une valse endiablée et d'un baiser passionné échangé avec son cousin, Madeleine meurt

Dans Création et Rédemption, les figures du père et de l'amant sont réunies dans un même personnage, Jacques Mérey, médecin. Il a trouvé une petite fille idiote, qu'il a nommé Eve, et à qui, à l'instar de Dieu, il a donné vie et intelligence. Alors qu'Eve est arrivée dans toute sa perfection de femme, au moment où, se transformant de père en amant, il va en faire sa femme, ils sont séparés, et Eve, le croyant mort, se donne à un autre, faute qu'elle devra longuement et durement expier avant de regagner le paradis des bras de Jacques Mérey.

Dans Les Mystères de Paris, Fleur de Marie a grandi sans protection paternelle. Aussi a-t-elle été très tôt livrée à la prostitution. Quand son père, le grand duc Rodolphe, la retrouve, il est trop tard. Et jamais Fleur de Marie ne pourra devenir la femme légitime de celui qu'elle aime, le prince Pierre, double de Rodolphe et héritier présomptif de sa toute-puissance. Dans la mort seule se résout pour elle la contradiction.

Ces trois intrigues nous conduisent à la même conclusion : la toute-puissance du père passe par la possession de la fille, possession qui implique l'interdit du désir féminin. La fille ne doit désirer que la protection paternelle : rêve d'une toute-puissance appuyée sur la possession de la femme, sans le danger de la sexualité.

Mais le roman dit aussi, de multiples manières, le caractère irréalisable de ce désir : mort de Madeleine et de son père, utopie finale du mariage de Jacques Mérey et d'Eve, mort de Fleur de Marie. Certes la fille, devenue femme, retrouve devant elle l'amant devenu père (il en reprend les attributs et les pouvoirs) ; mais le passage de l'un à l'autre suppose nécessairement transgression de l'interdit, remise en question des rôles et des pouvoirs.

C'est pourquoi ce passage, dangereux, de la fille à la femme (accompagnant, nous l'avons vu, la transformation du fils-amant en père-époux) doit être entouré de tous les contrôles de l'institution et de toutes les barrières de l'idéologie. Ce n'est pas un hasard si les médecins multiplient, entre 1799 et 1845, thèses et traités sur l'éducation des jeunes filles pendant cette période difficile de la puberté, prolongée, dans la société bourgeoise du xrxe siècle, par un délai agrandi entre puberté et âge moyen au mariage 25. Comment constater à la fois le surgissement d'une « nature » féminine, la naissance d'un désir nécessaire pour l'homme à la future

25. Voir Y. Knibiehler et C. Fouquet, op. cit., p. 140.

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appropriation de la femme, et en même temps nier la liberté, la libération par rapport au pouvoir paternel impliquée par cette naissance ? D'où tout un dispositif de digues, d'excuses et de retards au désir - justifié, bien sûr, dans le discours médical, par une représentation de la fragilité féminine - jusqu'à ce que la jeune fille puisse être prise en main par une nouvelle figure du père : interdiction de tout ce qui peut exciter l'imagination, bals, romans, théâtre, musique, exercice de la bienfaisance proposé comme dérivatif au désir. Le tabou de la virginité peut se relier à cette histoire : la fille doit arriver vierge au mariage pour que l'homme puisse conquérir, dans sa possession, la toute-puissance paternelle.

Le roman, de son côté, tout en reprenant les représentations idéologiques, déroule dans les multiples combinaisons de son intrigue les conséquences de la configuration idéologique : empêchements, obstacles, retards au désir, y sont mis en place sous forme de péripéties. Par ailleurs, fille violée comme femme adultère y sont condamnées à la chasteté et/ou à la mort : Fleur de Marie, violée et prostituée, ne peut épouser l'homme qu'elle aime. Elle entre au couvent et y meurt Andrée de Taverney, violée, est longtemps repoussée par l'homme qu'elle aime, et vit cloîtrée dans une répression totale du désir 26. Mme de Richeville, adultère avec toutes les raisons de l'être et la bénédiction apparente du narrateur, passe, après la mort de son amant, toute sa vie dans la chasteté, et finit par entrer dans un couvent, après que sa faute passée a en partie provoqué la mort de sa fille 27. Ce n'est pas la responsabilité morale qui est en cause ici, mais bien le fondement du pouvoir masculin.

Mais le roman nous montre aussi, parfois, les limites et les contradictions de l'idéologie. C'est le cas en particulier des romans, nombreux à cette époque, où l'intrigue, ou du moins une partie de l'intrigue, s'articule sur la relation magnétique, comme Joseph Balsamo, de Dumas. Le héros, Joseph Balsamo, aime Lorenza son médium, par laquelle il accède à la toute-puissance, car, investie par sa volonté, Lorenza peut lire ce que Balsamo veut lui faire lire, sans que temps ni distance lui fassent obstacle. Balsamo dispose de la volonté de Lorenza, il la plonge à son gré dans le sommeil magnétique, mais s'il l'en réveille, elle cherche à le fuir ; aussi la tient-il prisonnière. Balsamo a épousé Lorenza, mais il la traite comme sa fille. Il croit en effet que, cessant d'être vierge, elle cessera

26. Andrée de Taverney est l'un des personnages principaux des Mémoires d'un médecin, roman de Dumas paru dans La Presse et en librairie, en quatre ouvrages successifs, de 1846 à 1855 : Joseph Balsamo (1846-1848), Le Collier de la Reine (18491850), Ange Pitou (1851), et La Comtesse de Charny (1852-1855).

27. Mme de Richeville, amie et protectrice de l'héroïne, dans Mathilde.

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d'être voyante, et que son propre pouvoir sera détruit Toutefois il la désire, et, pour résister à ce désir, il la réveille parfois de son sommeil magnétique. Les péripéties de leur relation (et du récit) sont induites par cette alternance de veilles et de sommeils de Lorenza, car, éveillée, Lorenza fuit et cherche à détruire la toute-puissance de Balsamo en divulgant ses secrets. Finalement Balsamo, pour retenir sa puissance, se trouve confronté à un choix : être le père tyrannique, aller toujours plus loin dans une relation de type sadique avec Lorenza, ou être l'amant et abandonner son rêve de toutepuissance. Il choisit la voie de son désir et devient l'amant de Lorenza. La conclusion de cette histoire, particulièrement complexe, est double et apparemment contradictoire. Une première conclusion semble consacrer le triomphe de Balsamo : contre les prévisions de Balsamo, Lorenza, bien que n'étant plus vierge, conserve le pouvoir de vision ; femme comme fille, elle assure la toute-puissance de Balsamo, qui n'a plus rien à envier au créateur, puisqu'il possède Savoir et Pouvoir sous toutes leurs formes. Mais à cette conclusion en succède une autre, tragique : Lorenza, plongée à demeure dans le sommeil magnétique, et ainsi rendue esclave de Balsamo, impuissante à agir par elle-même, est tuée par le père spirituel de Balsamo, Althotas, qui doit se procurer le sang d'une vierge pour se rendre éternel et qui croit toujours Lorenza vierge : Lorenza meurt, Althotas meurt, la toute-puissance de Balsamo s'écroule.

La relation magnétique apparaît ici comme une tentative de prise de possession totale de la femme, qui, respectant le tabou de la virginité, éviterait le danger du désir : le désir est investi dans le regard et la parole, s'exprime symboliquement dans les gestes, est vécu sous la forme d'une fantastique relation d'autorité fortement teintée de sadisme, jouant sur l'auto-répression du désir masculin et sur la frustration du désir féminin.

Mais ce rêve d'une prise de pouvoir de l'homme sur et par la femme qui éviterait les dangers et les épreuves liés à la transgression de l'interdit qui pèse sur le désir aboutit à l'échec. Le désir doit toujours être affronté. Si l'exercice du magnétisme est à la fois signe et facteur du pouvoir du héros sur la femme (sur toutes les femmes), et donc de son pouvoir en valeur absolue, il ne saurait éviter, pour accéder à la maturité, de passer par l'épreuve du désir, et de la faute.

On voit à quel point la figure de la femme, dans le roman, est dessinée par le rêve d'une toute-puissance vécue sur le modèle de la toute-puissance créatrice. Ce rêve et son échec (parfois aussi sa compensation utopique) sont inscrits dans le roman : l'homme ne saurait être tout à fait Dieu, car il doit admettre à un moment quelconque que sa création lui échappe.

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La femme fatale ou le double agressif

Si le désir de la femme doit être, pour sûreté, caractérisé par la dépendance et la subordination, l'absence de désir dans une figure féminine est cependant un signe négatif ; elle est ressentie comme danger, car elle renvoie l'homme à l'impuissance et à la solitude ; elle est aussi présentée comme anti-naturelle, car la « nature » de la femme est d'être pour l'homme le miroir de son désir.

C'est ce danger qu'incarne la « femme fatale », héroïne noire du roman-feuilleton, associée le plus souvent avec une figure féminine positive, et en opposition avec elle, sur le plan de l'action comme sur celui de la description : ainsi Léona et Julie dans La Comtesse de Monrion, Ursule et Mathilde dans Mathilde, Mylady et Constance dans Les Trois Mousquetaires, etc..

La femme fatale représente toute la violence transgressive et donc mortelle du désir sexuel non maîtrisé, non sublimé (aussi est-elle souvent évoquée par des métaphores animales : lion, tigre, vautour, serpent, oiseau de proie), c'est pourquoi elle apparaît toujours comme un personnage hors-la-loi : marginale, aventurière, courtisane, elle inspire des passions violentes, qui font perdre aux hommes le contrôle de leurs actes ; elle provoque leurs désirs en usant de techniques de séduction qui sont évoquées en termes de magie. Sa séduction est irrésistible, elle a un regard qui fascine et subjugue les volontés, masculines comme féminines, et sa nature démoniaque est souvent suggérée, même si, par souci de « réalisme », elle n'est jamais ouvertement affirmée : ainsi de Léona, qui parle « avec l'énergique et superbe rébellion des démons », et que le narrateur, ailleurs, décrit selon ce paradigme :

Son visage, d'une pâleur mate, était richement encadré dans les larges boucles de ses cheveux noirs ; ses yeux éclairés d'un feu sombre, ses lèvres pâles, frémissantes et dédaigneuses, lui donnaient quelque chose de la majesté de l'ange tombé 28.

Elle conquiert le pouvoir des hommes, le pouvoir sur les hommes, et, nouvelle Circé, les réduit à un esclavage dégradant qui, s'ils ne s'en libèrent pas, se termine par la mort Perte de pouvoir, mort, sont la rançon que doit payer l'homme pour l'aspect coupable de son désir, mais la responsabilité première de la faute est rejetée sur la femme, sur sa volonté maléfique.

Toutefois la négativité de la femme fatale réside moins dans le fait qu'elle incarne la violence destructrice du désir, que dans le renversement des rôles masculin/féminin que sa figure opère. En effet, la femme fatale possède toutes les caractéristiques du héros masculin : active comme lui, elle lutte contre lui pour conquérir le pouvoir, prend des initiatives, mène l'intrigue, se sert de toutes les

28. Voir Julie, éd. cit, p. 333 et 344-345.

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armes masculines. Comme lui, elle a la séduction active. Elle s'habille souvent en homme, et cela lui va fort bien , elle est du reste habile à tous déguisements, sait se faire obéir, monte à cheval comme une Amazone, manie épée ou pistolet autant que poignard ou poison, peut posséder toutes les formes de pouvoir, y compris politique.

Mais cette activité, positive chez le héros masculin (la transformation du protecteur en persécuteur n'étant qu'un jeu interne à la fonction), devient chez l'héroïne féminine négative, on la voit toujours employée pour le mal. Car le mal réside tout simplement dans le fait que la femme prenne le pouvoir. Assumant le rôle masculin, elle condamne alors l'homme au rôle féminin : passivité, subordination La femme fatale incarne pour l'homme le cauchemar d'un Autre qui, au lieu d'être miroir docile, lui renvoyant l'image de son propre pouvoir, serait irréductiblement Autre, pouvoir identique au sien dans un être différent et indépendant de lui, ressenti donc comme ennemi. C'est pourquoi la femme fatale est représentée, paradoxalement, comme un être qui ne désire pas.

Le péché irrémissible de la courtisane, ce n'est pas tant de se livrer à l'amour physique en dehors de la loi, que de n'aimer pas, de n'être dépendante d'aucun homme. Aussi voyons-nous se développer dès la Monarchie de Juillet la figure, promise à une si grande popularité dans la seconde moitié du siècle, de la courtisane rachetée par l'amour. Ce n'est pas là la femme fatale. La femme fatale, celle qui fait peur, celle sur qui on jette l'anathème, c'est la courtisane « frigide », d'autant plus séduisante et dangereuse qu'aucun homme n'a prise sur elle. L'opposition entre apparente sensualité et froideur réelle est toujours présente dans la description de la femme fatale ; ainsi la comtesse Sarah, dans Les Mystères de Paris :

Celle-ci joignait à une merveilleuse beauté de rares dispositions pour les talents les plus variés, et une puissance de séduction d'autant plus dangereuse qu'avec une âme sèche et dure, un esprit adroit et méchant, une dissimulation profonde, un caractère opiniâtre et absolu, elle réunissait toutes les apparences d'une nature généreuse, ardente et passionnée.

Au physique, son organisation mentait aussi perfidement qu'au moral. Ses grands yeux noirs, tour à tour étincelants et langoureux sous leurs sourcils d'ébène, pouvaient feindre les embrasements de la volupté ; et pourtant les brûlantes aspirations de l'amour ne devaient jamais faire battre son sein glacé ; aucune surprise du coeur ou des sens ne devait déranger les impitoyables calculs de cette femme rusée, égoïste et ambitieuse 29.

Le désir de la femme fatale, comme celui de l'homme, est orienté vers la quête du pouvoir, l'homme est pour elle un instrument II s'agit là, dans la représentation romanesque, d'un renversement

29. Voir Les Mystères de Paris, éd Hallier, 1977, 11, p. 217.

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monstrueux de la nature : que l'homme conquière son pouvoir en prenant possession d'une femme, rien de mieux, c'est la bonne façon de concilier amour et pouvoir ; aussi la femme idéale aime-t-elle le héros comme une femme doit aimer : elle désire qu'il la possède et la protège. Que l'inverse se produise, amour et pouvoir manifestent alors leur incompatibilité : l'homme est esclave, la femme est sans désir. On est dans le domaine du pouvoir pur.

La figure de la femme fatale exprime donc moins la peur de l'homme du XIXe siècle devant la sexualité que sa peur de l'Autre, son rêve narcissique d'une réduction à l'unité qui éviterait la mise en jeu de son pouvoir dans le rapport à l'Autre ; la femme fatale est le cauchemar d'un Autre irréductible, menaçant l'identité de l'homme (on remarquera que jamais l'on ne vient à bout de la femme fatale que par sa mort : exécution de Mylady, mort d'Ursule, dans Mathilde, mort de Léona dans La Comtesse de Monrion). Ce rêve, ce désir, orientent la volonté de subordination de la femme à l'homme telle qu'elle s'exprime dans le champ idéologique, et en modèlent la représentation imaginaire dans le roman-feuilleton.

Ainsi la figure de la femme est construite, pour l'ensemble de ces romans, dans une différence à la fois affirmée et annulée. Différence nécessaire, certes, dans la mesure où, à défaut de dieu, l'homme démocratique doit enraciner son pouvoir dans une nature. La différence de nature de la femme sera donc d'autant plus marquée qu'il faut justifier sa subordination à l'homme, non revendicable en droit, mais nécessaire à l'idéologie bourgeoise, puisque sur elle se fonde la légitimité du pouvoir pariarcal sur lequel la société bourgeoise croit avoir assis ses fondements.

Mais cette petite différence qui fonde le pouvoir masculin (patriarcal) dans la société bourgeoise n'est pas le support d'une reconnaissance réelle de l'autre, dans son autonomie, puisque l'autre est réduit à l'un, puisque la femme se fait miroir docile de l'homme, dans la représentation fantasmatique que nous donne le roman populaire.

Cette réduction réelle de l'autre au même sous le couvert d'une différence qui n'aboutit jamais à faire de la femme un être autonome et concret permet au romancier de présenter à ses lecteurs la vision rassurante d'un rapport à l'autre dénué de conflit et de concurrence : en effet les seuls problèmes évoqués sont ceux d'une histoire interne du désir, liée au stade narcissique de la personnalité. La réelle confrontation avec l'autre est évitée grâce à la dénégation de l'autonomie féminine.

Telle est la fonction de la femme dans le roman populaire romantique, figure sur laquelle l'homme projette ses peurs, ses désirs, pivot sur lequel il fonde son pouvoir.

LISE QUEFFELEC .

LE CLOS ET L'OUVERT

La N.R.F. devant la réforme de la Sorbonne

et devant la question du classicisme

A l'intérieur du premier groupe de la Nouvelle Revue française et de chacun de ses membres passent, se croisent et parfois s'embrouillent les lignes de forces des débats qui agitent et divisent le début du XXe siècle. De cette mouvante et confuse mêlée, la revue ne donne jamais un panorama d'ensemble, mais seulement des aperçus, lorsque le hasard des circonstances la place en présence d'un épisode, d'un acteur, ou d'un témoin de ces luttes : c'est la bataille de Waterloo vue par un Fabrice qui ne saurait pas de quelle armée il porte l'uniforme. Dans les discussions qui mettent aux prises les tenants de la tradition ou de l'innovation, de l'ordre ou de la vie, de la raison ou de la foi, les hommes de la N.RF. n'ont pas de solutions à proposer : leurs dispositions sont trop réceptives, leurs esprits trop enclins à répondre aux incitations les plus diverses et à laisser les convictions les plus contradictoires courir leurs chances en eux. Indécise peut-être, leur attitude est aussi honnête et vivante. Avec une bonne foi qui n'est pas toujours éclairée, ils essaient de trouver et d'affermir leurs tendances propres en réagissant aux sollicitations ou provocations du dehors.

Les institutions, personnalités, ou valeurs officielles, - tout ce que Claudel appelait l'« establishment » français, - sont taquinées, secouées, mais sans hargne et sans système. Ni Ghéon, lorsqu'il

L- Nous publions ici un extrait du chapitre intitulé « Le clos et l'ouvert », tome II de l'étude d'Auguste Angles sur André Gide et le premier groupe de la Nouvelle Revue française. C'est un des chapitres de synthèse consacrés à l'année 1912 : Angles y étudie les positions idéologiques du groupe mettant en valeur l'attention prudente qu'il porte aux nouveautés en même temps que la critique que les « pères fondateurs » font volontiers des idées reçues et des conceptions les plus traditionalistes. Dans l'extrait que nous publions, Angles examine la position de la N.R F. devant le problème de la nouvelle Sorbonne et la question du classicisme. _ ■

R.H.L.F., 1986, n° 2, p. 207-219.

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suggère que l'Académie française pourrait avoir « le sentiment intime de sa propre indignité », ou lorsqu'il se résigne à n'attendre qu'un « nombre limité de surprises » des salons de peinture homologués ; ni Rivière, lorsqu'il trouve « naturel » que l'Académie des Beaux-Arts emprunte à la jeunesse son idée « la plus absurde » ; ni Fargue, lorsqu'il provoque aux dépens des Artistes français et de la Nationale le fou-rire de son lecteur, ne songent à poser aux horsla-loi. Un traitement de demi-faveur est réservé à un critique universitaire et académicien comme Emile Faguet, dont Ghéon apprécie la familiarité avec le XVIIIe siècle et ne méprise pas le bon vouloir à l'égard de Vielé-Griffin 2.

Nulle hâte non plus à déchirer, toutes griffes dehors, les vedettes à la mode. Copeau eut un moment l'idée d'une ironique revue de presse, qui dégonflerait de quelques coups d'épingles les baudruches les plus voyantes : un montage d'échos ridicules sur les Maeterlinck et les Rostand est le seul résidu qu'ait laissé son projet 3. Quand il rendra compte d'un opuscule sur les petites manoeuvres de la « stratégie littéraire », il en louera la spirituelle justesse d'observation, mais plus encore le tact qui a retenu l'auteur sur la pente de quelque « violente diatribe » et l'a maintenu aussi loin de la « récrimination d'un esprit aigri » que de la « plainte d'une volonté découragée » 4. Il pense que, s'il peut être de bonne hygiène d'administrer au passage une correction aux « fantoches de lettres », ceux-ci ne méritent pas que soient gaspillés trop de temps et de forces à les vitupérer. C'est ce qu'il répétera à un « généreux écrivain », Gaston Sauvebois, qui s'est laissé prendre au tintamarre de la « guerre des deux rives », a apporté « un peu plus d'impétuosité qu'il ne faut » à relever le « défi » lancé à la « jeune littérature » par Paul Reboux au nom du « Boulevard » et s'est mis en tête de prêcher la croisade contre l'infâme : nous avons mieux à faire que d'entreprendre « un simulacre de combat contre des fantômes » ; entre nos soi-disant adversaires et nous, l'opposition tient moins à des « divergences esthétiques » qu'à une « radicale différence de moralités » 5.

2. Souday aussi reçoit une mention honorable pour avoir parlé avec compréhension de Vielé-Griffin dans son feuilleton du Temps. Aucune allusion n'est faite en 1912 à la critique dramatique d'Henry Bidou dans les Débats, mais c'est son ouverture d'esprit qui lui a valu sans doute une note élogieuse sur Marie de Sainte-Heureuse.

3. N.R.F. n°38, 1er fév. 1912. Revues, p. 319-320.

4. N.R.F n° 42, 1er juin 1912. Notes, p. 1088-1089 ; sur l'Introduction à l'étude de la stratégie littéraire (Sansot) par Fernand Divoire. Celui-ci était à Paris-Journal camarade d'Alain-Fournier, qui l'avait recommandé à Copeau.

5. N.R.F n° 48, 1er déc. 1912. Notes, p. 1107-1110 : « Pour la bataille ». C'est le titre de l'article publié par la Critique indépendante du 1er octobre et où Gaston Sauvebois a dressé la liste des admirations de sa génération : « André Gide, Paul Claudel, Romain Rolland, Rémy de Gourmont, Suarès, Paul Fort, Han Ryner, Saint-Pol-Roux, J. H. Rosny,

LA « N.R.F. » EN 1912 209

Ce n'est pas lorsque ses amis et lui entendent les bourdons des Lettres déclarer Corneille «ennuyeux», Shakespeare «excessif», Dante « aride », Tolstoï « confus » et Dostoïevski « obscur », qu'ils risquent de perdre leur sang-froid, mais lorsque leurs admirations, conquises dans la solitude, deviennent l'objet de dégradantes tentatives d'annexion : le ralliement des sots et des snobs leur est plus insupportable que le dénigrement des philistins, parce qu'il dilue l'originalité du génie en lui accordant sa naturalisation au royaume des médiocres. Voir L'Éternel mari accommodé à la sauce du Boulevard et ne réagir qu'avec politesse et mollesse, voilà le crime dont Pierre de Lanux s'est rendu coupable et que ne lui a pas pardonné Copeau. Pour le coup celui-ci aurait voulu que cette forme sournoise du « défi » de l'autre rive fût relevée avec indignation et il sautera sur le premier prétexte pour laver l'injure faite à Dostoïevski :. « Mais déjà les journalistes apprennent à ne plus écorcher son nom. Ses nouveaux thuriféraires, gens du monde ou gens de lettres, parleront de lui comme en parlaient ses détracteurs de naguère, sans le connaître. Ibsen a subi destinée pareille. On l'a supprimé, d'un consentement unanime, en l'acceptant». Le même processus a opéré depuis longtemps sur Debussy et cette « ferveur contrefaite » commence, à la barbe de la poignée des fidèles de la première heure, à « mordre aux oeuvres » de Claudel ! Ne serait-ce pas pour maîtriser un mouvement trop vif d'irritation et de dépit que Schlumberger s'emploie à distinguer entre le snobisme et ses victimes ? « Il faudra, quelques années, supporter autour de celles-ci l'essaim brouillon des sots ; mais aucune phrase de Partage de midi n'en sera flétrie, pas plus que n'en a été gâtée une seule mesure de Pelléas »6.

Du tapage ou du caquet mondains sautons aux travaux et aux disputes des savants : autour de la « Nouvelle Sorbonne » fait rage une querelle, dont la N.R.F se gare sans réussir à en éviter tous les éclats. L'un des deux membres du tandem Agathon prend chez elle la défense du latin contre les «fameuses réformes de 1902», machinées à l'en croire par « quelques brillants universitaires »

Henri de Régnier, Charles Morice, Verhaeren, Paul Adam, etc., etc. ■». Étrange amalgame ! - Copeau n'a pu se retenir de distribuer quelques chiquenaudes à Paul Reboux, Abel Bonnard et Sacha-Guitry. Et Ghéon a demandé ironiquement, à propos de l'Académie : « Voit-on M. Aicard brimant M. Brieux ? ou réciproquement ? »

6. C'est en général de manière indirecte que la N.R F. laisse entendre à ses lecteurs que ses sympathies vont aux défenseurs de l'intransigeance. Elle cite un article du « sincère et fougueux » Louis Nazzi, qui définit la critique comme une « police des moeurs littéraires », à laquelle ne devraient se consacrer que « quelques sauvages résolus, entêtés dans leurs convictions, et jaloux de solitude », - et qui va jusqu'à donner en exemple Brunetière, « un critique, dénué de style, et enfoncé dans l'erreur, mais attaché à la sauvegarde de son intégrité intellectuelle, peut-être un grand critique» (n° 38, 1er fév. 1912. Revues, p. 315317 : « Considérations actuelles sur la critique», dans Comoedia du 3 janvier).-

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contre les protestations des ingénieurs, des chambres de commerce, des amis de l'École polytechnique et du Comité des forges 7. Les Tharaud concèdent qu'il serait « niais de regretter la renaissance de l'érudition française sous l'influence allemande », mais ils profèrent sans désemparer que « nous avons dépassé nos maîtres germaniques dans ce genre d'érudition imbécile d'où ne sort ni sentiment si pensée». Vettard, à propos du « procédé périmé» qu'applique un épigone d'Emile Deschanel, soupire au contraire : « C'est en présence de pareils exercices de scolastique qu'on se surprend à apprécier l'actuelle culture sorbonnique » 8.

Pas plus que leurs invités, les membres du groupe ne savent de quel côté ils pencheront Ghéon déclare que « l'histoire-science ne nous suffit pas et réclame « un peu d'exaltation à propos de l'histoire des hommes », qu'il ira demander au « grand Michelet, notre seul historien poète », à Carlyle, dont il souligne le souci du document « authentique, intégral, nu, sans parenthèses »', et à ce fils de Michelet qu'est Élie Faure. Il témoigne d'indulgence pour les flâneries désinvoltes de Moréas parmi les poètes et félicite un éditeur de n'avoir pas laissé « exclusivement aux faiseurs dé manuels, aux érudits, aux spécialistes le soin de présenter écrivains et artistes du temps passé », - ce qui ne l'empêchera pas de dire grand bien des volumes de cette collection dus à Pierre Villey et à Fortunat Strowski 10. Copeau déplore l'« excessive érudition » qui a conduit un beyliste à retenir « maint document futile », mais il ne conteste pas l'intention de réunir « tout ce qu'on a dit à propos de Stendhal »11. Schlumberger se déchaîne contre « tout l'effort des historiens contemporains », qui n'aurait tendu qu'à nous rendre les siècles passés « étrangers » et « déconcertants », mais il marque une

7. NR.F. n°44, 1er août 1912. Notes, p. 360-364 : Les Humanités et les ingénieurs par Henry Le Châtelier (brochure éditée par la Ligue pour la culture française, chez Fayard). Tarde s'inscrit en faux contre l'opposition créée entre « les deux cultures » - ou, comme il le dit avec humour, entre le latin et la Tour Eiffel - et rappelle que le XVIIe siècle fut aussi un grand siècle scientifique. Il est surprenant que Ghéon n'ait pas saisi cette occasion de manifester une fois de plus sa latinophobie : il se contente de signaler sans commentaire la volumineuse étude consacrée à la question par Alexandre Mercereau.

8. NRF. n°43, 1er juil. 1912. Notes, p. 192-193 : Le Réalisme du romantisme par Georges Pellissier (Hachette).

9. N.RF. n° 37, 1er janv. 1912. Notes: Olivier Cromwell, sa correspondance, ses discours, par Thomas Carlyle, 2e volume, traduction Edmond Barthélémy (Mercure de France), p. 125.

10. NR.F. n°45, 1er sept 1912. Notes, p. 533-536 : «Le La Fontaine [...] de M. Edmond Pilon », dans la collection de la « Bibliothèque française » que vient de créer la Librairie Plon). - N°48, 1er déc. 1912. Notes, p. 1093-1094 et 1094-1097: «Deux nouveaux volumes de la Bibliothèque française. Les Sources d'idées (xvr= siècle), textes commentés par M. Pierre Villey. Montesquieu, commenté par M. Strowski (Librairie Pion) ».

11. NRF n°42, 1er juin 1912. Notes, p. 1083 : Stendhal et ses commentateurs par Jean Mélia (Mercure de France).

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grande considération pour la « science informée et discrète » dont aurait fait preuve Anatole France dans son Histoire de Jeanne d'Arc. Michel Arnauld tourne avec circonspection autour de deux études consacrées à Goethe par des universitaires 12. Le souci d'exactitude minutieuse et d'investigation exhaustive du premier ne lui paraît pas aider le lecteur à saisir ce « type de sagesse original et cohérent », que lui-même espère dégager par une méthode « plus hardie et moins scientifique », dont il nous promet avec témérité de prochains résultats. L'autre ouvrage pousse l'effacement de la personnalité à la limite, puisqu'il se veut un échantillon de « critique impersonnelle » et procède « par comparaison des appréciations différentes touchant un même sujet». Drouin proteste contre ce « refus de choisir », mais on imagine quelle colère aurait exhalée Péguy devant semblable entreprise, si Péguy avait jugé Goethe digne de l'honneur d'un «cahier » !

Valery Larbaud se distingue par le tranchant de ses décrets, dont la concordance ne saute pas aux yeux. Il rabroue les critiques qui ont traité G. K. Chesterton de journaliste et leur signifie « qu'il existe une espèce de journalisme qui est meilleur, plus fécond et plus durable, qu'une certaine espèce de critique ». Mais un mois plus tard nous l'entendrons morigéner l'auteur d'une biographie en des termes qui ne seraient pas déplacés à une soutenance de thèse : « Il semble ignorer que la biographie est une science, avec une méthode et des lois, demandant d'abord une recherche des documents, ensuite une analyse critique et une classification de ces documents, et enfin exigeant du biographe certains dons de comparaison et d'intuition ». Cette fois, plus de doute : l'esprit de la « Nouvelle Sorbonne » a trouvé un prosélyte à la N.R.F.

Autour du « classicisme » se poursuit un débat interminable, d'une agressive imprécision, et dont l'urgence nous échappe. Les arguments improvisés dans l'ardeur des polémiques placent l'accent sur des alternatives factices et qui opposent, soit « classicisme » à « romantisme », soit « tradition » à « avant-garde », soit « nationalisme » à « cosmopolitisme », mais dans une confusion telle que les discussions s'enchevêtrent inextricablement

Notre groupe, tiendrait plutôt en suspicion le « romantisme » et préférerait à tout prendre faire figure de « classique», s'il n'avait conscience de ce que ce manichéisme a d'absurde et s'il ne craignait d'être confondu avec les attardés ou les sectaires. A lire un critique britannique qui assène au lecteur les « affirmations arbitraires » avec

12. NR.F. n°47, 1er nov. 1912. Notes, p. 937-939 et 939-940 :« L'Évolution morale de Goethe. 1. Les années de libre formation (1749-1794)», par Henri Loiseau-« Le Faust de Goethe, essai de critique impersonnelle », par Ernest (sic) Lichtenberger (Alçan).

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l'imperturbabilité d'un doctrinaire sourd et, « sans définir les mots qu'il emploie, sans apporter même un semblant de raisons », s'institue le défenseur du « classicisme » contre le « romantisme », Valery Larbaud ne peut contenir son impatience et son agacement : quel plaisir et quelle utilité peut procurer un jeu « qui consiste à ranger tous les produits de l'esprit humain dans l'une des deux listes » ? Ses propres inclinations ne sont pourtant pas douteuses. Il est peiné de voir « rangée dans la série noire comme entachée de romantisme », telle oeuvre qu'il juge « excellente, féconde et saine ». Il lui paraît aller de soi que le terme de « classicisme » est « clair et universel », tandis que celui de « romantisme » l'embarrasse par la variété de ses acceptions « selon les temps et selon les pays » : le cas de Stendhal ne prouve-t-il pas que des écrivains « naturellement classiques se sont qualifiés eux-mêmes de romantiques, parce que tous les écrivains vraiment neufs d'alors prenaient ce titre »? Il a beau rechigner à chaque pas devant les assertions d'une étude « dogmatique, superficielle, irritante », sa mauvaise humeur vient de la discordance entre des jugements qui le choquent et des principes qu'il accepte : « nous serions tout disposés à donner notre adhésion à ces propositions, si elles étaient présentées avec moins d'arrogance, et si nous n'avions pas, trop souvent, vu les détracteurs du romantisme faire, sous le nom de classicisme, l'apologie de la médiocrité » 13. C'est l'attitude que Schlumberger va définir d'une phrase à propos d'un autre critique, français celui-ci et dans la ligne de La Vie littéraire d'Anatole France : « On éprouve de la sympathie pour presque tous ses principes et de l'hostilité pour presque tous ses goûts ». L'une des fonctions de la N.R.F. aura été de rattacher aux principes « classiques » les goûts d'une génération qui a aimé Verlaine, - pour reprendre le nom mis en avant par Valery Larbaud, - ou Monet, Laforgue, Debussy, Maurice Denis, Jammes, - selon la liste dressée par Schlumberger 14, - ou les Impressionnistes, ou Florent Schmitt, - pour rappeler deux cas traités par Ghéon dans le même esprit

Elle s'emploie à une mise à jour, ou à une mise à la page, des oeuvres « classiques », qui peut être obtenue par des procédés divers. Le plus éloigné de sa manière est celui qu'utilise René Gillouin, qui se réclame de France et de Maurras, érige Moréas sur un piédestal et

13. NRF. n°46, 1er oct 1912. Notes : English literature (1880-1905) by J. M. Kennedy (London, Stephen Swift and Co), p. 714-715-716. - Larbaud ne semble pas se douter qu'il est tombé sur un importateur britannique des idées de Maurras et de Lasserre, car il s'étonne de voir le christianisme qualifié de « démocratique et romantique », tandis que l'église catholique est considérée comme « aristocratique (donc classique ?) ».

14. NRF. n°45, 1er sept 1912. Notes, p. 513-533 : Essais sur la sensibilité contemporaine par Raphaël Cor.

LA « N.R.F. » EN 1912 213

met une majuscule au mot Raison : c'est là une démonstration, isolée chez elle, de ces exercices de secourisme intellectuel auxquels s'adonne, la jeune droite pour insuffler de l'oxygène au classicisme de papaI 5. Celui auquel a recours Legrand-Chabrier et qui consiste à sortir du placard et épousseter une oeuvre inconnue ou méconnue, relèverait plutôt du genre des causeries pour dames désireuses de se cultiver : de la Provençale de Regnard sortent, sous des doigts de prestidigitateur, du romantisme, du réalisme, une « marine » à la Claude Gelée, une maxime prédestinée à un roman d'Henri de Régnier, une pose d'odalisque digne d'Ingres..., - tout cela pour nous persuader qu'il n'est point d'oeuvres mortes, pourvu que. nous sachions « les mettre brusquement en contact avec la lumière du présent » et les traiter « comme des livres vivants et capables d'agir sur notre vie »I 6.

Ghéon ne tient pas un autre langage,que ce Legrand, méprisé de Jacques Rivière, quand il nous prie de ne pas oublier que « les chefsd'oeuvre consacrés sont une matière vivante et garderont d'autant plus d'efficacité que se montrera plus vivant, plus actuel, moins sclérosé l'esprit qui s'en approchera et prétendra nous les faire comprendre ». Faguet a voulu être cet esprit pour Fontenelle, avec une audace excessive au gré de son critique, que nous n'aurions pas supposé si prudent : l'amateur se demande si le professeur à la Sorbonne et académicien n'aurait pas tendancieusement aiguisé les Dialogues des morts, qu'il a pris de préférence « au point où ils deviennent le plus évidemment profanes » pour les arrêter « là où ils cessent de l'être ». Ghéon dépassé par Faguet ! C'est tout juste s'il ne suspecte pas celui-ci d'avoir découpé et retaillé les textes à la mesure de l'admiration, de Nietzsche ! Il est pourtant ravi de se laisser convaincre que chez le « pplygraphe prestigieux » que fut Fontenelle se rencontrent, entre bien des pages «simplement agréables», certaines autres, « de haute portée et de la hardiesse la plus imprévue », qui semblent appeler l'approbation de l'auteur d'Humain trop humain et de Par delà le bien elle mal 17.

D'un point de vue littéraire, la souplesse de La Fontaine glisse comme une anguille à travers les grilles d'un classicisme postfabriqué. La préface aux Poésies chrestiennes et diverses représente

15. NRF n°41, 1er mai 1912. Jean Moréas,poète tragique, p. 731-745, en particulier p. 735.

16. NRF n° 39, 1er mars 1912. Le Loisir de Cagliari, p. 329, 332, 333, 335, 337, 339. - De cette petite démonstration des adversaires aisément identifiables devront savoir tirer la leçon que « nous sommes du même sang intellectuel que nos ancêtres et que nos descendants, n'en déplaise à nos détracteurs ».

17. N.R.F. n°46, 1er oct 1912. Notes, p. 730-732: «Fontenelle, textes choisis et commentés par M. Emile Faguet (Bibliothèque française, Librairie Plon) ».. ..

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un atout d'une opportunité trop évidente pour que Ghéon résiste au malin plaisir de citer son exhortation à « s'élever au-dessus des règles qui ont toujours quelque chose de sombre et de mort ». Quelques pages plus haut, il s'est malicieusement arrangé pour rapprocher des Fables le dernier recueil de Verhaeren et proclamer que ce poète, honni des néo-traditionalistes, avait su parvenir à une « mise au point classique » et témoigner d'un « naturel classicisme ». Il n'est pas jusqu'à Le Nôtre qu'il ne prétende arracher à ses admirateurs de convention, par la faute desquels la comparaison avec les jardins est l'un des lieux communs usés des discussions littéraires : Lucien Corpechot a eu raison d'indiquer que l'ordonnateur des parcs à la française « ne fit que reprendre pour l'épurer la tradition de nos jardiniers médiévaux », mais il a trop insisté sur l'abstraction d'un dessin a priori et n'a pas assez mis en lumière comment Le Nôtre « échappe sans cesse à la symétrie » et s'ingénie à chercher des « équivalents ». Chez lui comme chez La Fontaine et comme chez tous les vrais artistes, il s'agit « proprement de goût, c'est-à-dire d'une certaine disposition de la sensibilité et qui ne comporte aucune évidence » 18.

De toute façon, à toute occasion et en prenant la question par tous les bouts, la NR.F. s'évertue à délivrer les « classiques » du carcan où les ont comprimés leurs apologistes du XXE siècle 19 ; mais c'est qu'elle souhaite, sans le dire expressément, lever les hypothèques qui ont grevé un terme qu'elle estime le mieux approprié à ses propres tendances. Comment en douterions-nous quand nous entendons Ghéon se régaler de Montesquieu avec la profonde et totale satisfaction d'un homme qu'un tel écrivain comble et qui ne désire rien au-delà, rien en deçà, rien d'autre ? « Qui a le culte de la prose française dans ce qu'elle possède de plus ferme, de plus certain, avec toute sa clarté propre et ce qu'elle peut supporter de condensation latine, ne se déprendra plus de la langue de Montesquieu s'il a fait un jour connaissance avec elle. Le style d'un Voltaire paraît nerveux, celui d'un Rousseau inquiet auprès du sien, et même dans leur plus admirable plénitude. Il est en quelque sorte un absolu, un étalon, d'après lequel les autres styles se mesurent ». Tout le passage serait à citer, car il affirme sans équivoque une orientation : « Cette grande leçon d'optimisme fait équilibre au pathétique foncièrement pessimiste que nous recherchons en Rousseau. Ainsi, le malheur et le désespoir peuvent n'être pas la

18. NRF. n°43, 1er juil. 1912. Notes, p. 183-185 : Les Jardins de l'intelligence par Lucien Corpechot - Les correspondances nous ont montré que l'attitude prise dans le Gaulois par Corpechot à l'égard des attaques de Georges Sorel n'a pas été étrangère à cette note de Ghéon

19. Ainsi lorsque Ghéon décerne à Giotto le titre de « grand classique médiéval ».

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rançon du génie. Ainsi la sérénité hellénique peut porter si haut un moderne esprit ! Il faut ce contrepoids à là mortelle ivresse romantique ! » Ce serait là du Maurras, si n'avait auparavant été rappelé que cet esprit fut aussi « large » que « souverain », et si un coup de volant ne venait à la dernière minute rectifier la direction : « Non, ceci n'est pas plus français que cela - mais l'est autant Gardons-nous de rien rejeter » 20.

Significative est l'hésitation marquée par Ghéon au nom de Rousseau. Pour défendre celui-ci contre ses persécuteurs posthumes, aucun des membres du groupe ne s'est décidé à se brûler ; ils en ont laissé prendre le risque à leur hôte Suarès. Comme ils auraient eu honte d'assister sans mot dire à la mise au pilori provoquée par le bicentenaire, ils s'en sont désolidarisés par le biais d'une revue des revues 21. Ce n'est pas qu'ils sacrifient la part du rêve 22, ni qu'ils jugent les romantiques et leurs précurseurs damnables - Ghéon leur rend largement justice 23, mais ce n'est pas d'eux que viendra un plaidoyer « pour le romantisme » 24.

La NRF. se distingue du mouvement de restauration « classique » par la modernité de ses goûts et s'en sépare par son refus d'ériger ses préférences en dogmes ou de durcir ses antipathies en sectarisme. Elle se fâche lorsque se font trop insolentes les

20. Ce plaidoyer pour l'optimisme est à rapprocher de ceux de Ghéon encore, à propos de Mozart, et de Claudel, à propos de Jammes.

21. NRFn°44, 1er août 1912, p.382-386: «Autour de Jean Jacques Rousseau» s'agit du n° spécial du 25 juin de la Nouvelle revue critique des idées et des livres, intitulé : « Contre la glorification de Rousseau ». L'article de Paul Bourget, qui « présidait à l'exécution », est analysé avec une ironie où l'on reconnaît le ton de Copeaa Les autres contributions sont expédiées avec une commisération agacée, mais une surprise heureuse est manifestée à découvrir qu'Henri Clouard « a su pourtant s'approcher de Jean-Jacques avec un coeur qui n'est pas insensible ». - Dans le même n° (Notes, p. 368-369), Edmond Pilon a rendu compte de Classiques et romantiques (Perrin et Cie), recueil d'essais de Lucien Maury, ami de Gide, et l'a félicité d'avoir rendu « avec courage justice à Rousseau». Dans le n° précédent (n°43, 1er juiL 1912), le Memento des Revues avait signalé, p. 206, un article de La Grande revue et un n° spécial de La Semaine littéraire sur Rousseau

22. Même Alfred de Tarde semble avoir oublié le mot de son maître Barrés sur l'« extravagant musicien », puisqu'il se risque à suggérer : « Si l'on pouvait faire un reproche à la littérature classique, ce serait de répudier avec trop de rudesse ces puissances du rêve et de l'imagination auxquelles Rousseau et les romantiques restituèrent leur part ».

23. Dans sa chronique des poèmes en particulier. Il a parlé aussi avec chaleur du « grand Michelet, notre seul historien poète ».

24. Vettard met en garde l'auteur du livre sur Le Réalisme du romantisme (cf. note 55) contre l'arbitraire d'un jeu qu'ont inauguré les deux volumes d'Emile Deschanel sur Le Romantisme des classiques et que risque de continuer «l'auteur futur, et aisément prévisible, du Symbolisme des parnassiens ou du Classicisme des réalistes » (il ne prévoit pas celui du Classicisme des romantiques). Il regrette que « négligeant les définitions d'un Maurras et d'un Lasserre, par exemple, et rejetant celles d'un Brunetière », G. Pellissier ait indifféremment baptisé réalisme ou romantisme « une conception de l'art selon laquelle les écrivains doivent, affranchis des règles et des modèles, se modeler et se régler sur la nature ».

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manifestations d'une étroitesse qui mutile systématiquement la culture : « A qui la faute » - demande Ghéon en nous présentant son ami D...., - « si les représentants de la culture lui offrent aujourd'hui si peu d'attrait vivant ? s'ils font naître la France à la fin du XVIe siècle ? s'ils la suspendent au Latium, lequel se suspend à l'Hellas ? si, dès la fin du XVIIIe siècle, ils l'enterrent une fois pour toutes ? - s'ils nous donnent enfin le choix entre ces deux alternatives (sic) funèbres : confesser la loi latine ou périr ? » Oui : à qui la faute ? Le groupe ne désigne pas l'adversaire par son nom et, tout en approuvant discrètement qui ose lui tenir tête, il ne prend pas le taureau d'Action française par les cornes 25. Ses interventions ou réactions sont pourtant assez nettes pour que sa position ne prête pas à malentendu.

Schlumberger s'est contenté d'une allusion à l'« ignorance honteuse » où le public français a été tenu d'Hélène de Sparte, « jouée déjà en Allemagne et en Belgique », mais Ghéon s'emporte contre la proscription du poète belge par une « école » qui, « sous couleur de traditionalisme, se plaît à appauvrir autant que possible la France de tout acquêt nouveau sans précédent national ». Il repousse « le mot absurde de métèque » et se gausse de « ces Messieurs de la tradition pure », pour qui Rousseau « n'est rien de plus qu'un Genevois », mais qui se montrent beaucoup moins sourcilleux sur le compte des « métèques du Midi ». Il éprouve « quelque honte à penser qu'un Verhaeren est plus dignement fêté à Dresde, à Munich, à Vienne, qu'à Paris même et que les Allemands ont entrepris, en réponse à ce boycottage honteux, de tenir pour germain le poète français des Campagnes hallucinées et de le recevoir désormais comme tel ». Il s'indigne aussi fort de voir maintenus en quarantaine les Impressionnistes, à qui la France doit le rayonnement mondial de sa peinture : « On doit rire des sots qui condamnent au nom du classicisme, tout art étrange ou étranger. Ce qui put leur paraître étrange dans l'impressionnisme français était précisément le fruit de l'été le plus autochtone qui ait réchauffé notre race. Étrange, s'ils veulent, mais français ».

25. La NR.F. taquine Les Guêpes, - « dont les admirations sont quelquefois plus singulières encore que les haines (qui ne se souvient du pauvre Angellier ?) », - parce qu'elles viennent de consacrer un n° spécial à.. Willy : celui-ci, « le premier, ne doit-il pas rire d'une si importante mobilisation néo-classique en son honneur ? » (n° 37, 1er janv. 1912. Revues, p. 133). Elle approuve et cite l'article de Raoul Narsy, Nova et vetera, publié dans le n° de janvier de L'Occident (la revue d'Adrien Mithouard, qui a précédé la NX.F. et publié Gide et Claudel) : Charles Maurras y est pris à partie, sa doctrine qualifiée d'instrument intellectuel au service d'un « directoire politique », et vigoureusement dénoncée « cette tentative d'investissement de la pensée française par une orthodoxie de secte qui morcelle notre passé, chicane avec nos traditions, plie nos chefs-d'oeuvre aux conditions de sa propagande et prétend nous réduire à opter entre la ligne de ses « maîtres » et son index de suspects ».

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Ainsi, constate Schlumberger, « chaque fois que paraît une oeuvre réellement neuve et puissante», il se trouve des « puristes » pour crier à l'invasion étrangère 26. Le recueil de « sources d'idées », que Pierre Villey vient de publier pour le XVIe siècle, permet à Ghéon de leur rappeler qu'auprès de ce que les grands créateurs inventent une large part doit être faite à « ce qu'ils acceptent, le ferment venu du dehors qui excite leurs inventions » : en l'occurrence, traductions ou adaptations du grec et du latin, mais aussi de l'italien, de l'espagnol, sans oublier les récits de voyages 27. Mais le réflexe nationaliste est si aveugle que même Barrès s'était laissé entraîner à flairer en Montaigne « un étranger qui n'a pas nos préjugés », sous prétexte des origines juives attribuées à la mère de l'auteur des Essais. A la réflexion par bonheur, - et peut-être soucieux de ménager les chances d'une future union sacrée, - il s'est aperçu qu'il avait prêté l'oreille à des « conjectures excitantes » et a effacé de la nouvelle édition de Greco une hypothèse avancée « trop à la légère ». Les correspondances nous ont appris qu'il est entré quelque intention diplomatique dans l'empressement mis par la NRF. à relever cette rétractation : Copeau n'en est pas moins sincère quand il se réjouit de cette « salutaire réaction du bon sens » devant les imprudences auxquelles entraîne le culte du « point de vue français » 28.

Pour ceux qui se défient de « tout ce qui ne porte pas certaine marque de chez nous, nette et lisible », vont de pair l'épuration de notre culture et la garde montée aux frontières contre les infiltrations du dehors. Ils accusent ce qui les déconcerte et les dérange d'être « discord », « informe », «malsain » ; mais leurs vrais mobiles sont moins avouables, car leur santé n'est que régime, leur sagesse disette de tentations, leur équilibre abstinence et leurs « disciplines » couardise. S'ils se voilent la face devant Dostoïevski, c'est par « paresse » et plus encore par « peur » de devoir se reconnaître dans

26. NRF. n° 41, 1er mai 1912. Notes, p. 901 : La Chanson du vieux marin, traduction nouvelle de Valery Larbaud (Nouvelle collection britannique, Victor Beaumont).

27. Ghéon, qui pas plus que ses amis n'est entiché d'exotisme, ne peut se retenir de demander : « Le goût de l'exotisme n'est-il donc pas un goût si dépravé, que nos ancêtres le connurent ? » - Dans un article duTemps consacré à ce livre et cité abondamment dans ce même n° (n°48, 1er déc. 1912, Les revues, p 1115-1116), Remy de Gourmont a développé les mêmes thèmes, avec plus d'insistance et de mordant que Ghéon. Il y raillait Pierre Lasserre d'avoir oublié dans son Romantismefrançais l'influence de Byron, y affirmait que la littérature française, « qui n'est si vivace que parce qu'elle s'est constamment renouvelée, ne s'est jamais renouvelée que sous des souffles venus du dehors, souvent de très loin », et y prônait l'influence de « la pensée » et de « la forme » étrangères sur « ce que l'on appelle la tradition française, et qui n'est qu'une illusion ». Cette apologie de l'influence pourrait être de Gide et pourtant, elle est de Gourmont !

28. NRF n° 41, lermai 1912. Notes, p. 902-903 :« M. Maurice Barrés et Montaigne ». - Aux p. 109 et 110 de la réédition de Greco (éd. Émile-Paul), Barrés évoque les « grands intellectuels d'Israël» fixés à Tolède: une note renvoie à l'appendice où il.s'explique, p. 186, sur la mère de Montaigne.

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le monde qu'il a créé. Ils se hâtent de l'étiqueter « barbare » et de le parquer dans les frontières de son pays, comme un simple « peintre de sa race » et « le plus russe des Russes », pour s'en débarrasser et n'avoir plus rien à démêler avec lui, qui est en réalité « le plus homme des hommes » 29.

La NRF ne cherche pas à l'extérieur un réservoir d'étrangeté et de pittoresque, moins encore une invite à la dépersonnalisation par le cosmopolitisme, mais l'approfondissement et la rénovation que dispensent des sources neuves d'humanité. Elle ne désire pas s'oublier et se perdre dans l'inconnu, mais se trouver dans l'inouï et l'insolite. L'étranger cesse d'être pour elle l'exotique ; il devient le prochain. Pas plus que ses amis, Copeau ne se tient quitte de l'aspiration française à l'ordre, à la mesure, à la composition, à la beauté. Il prétend seulement lui donner à s'exercer ailleurs et lui ouvrir des champs vierges et vastes : « Mais fera-t-on comprendre qu'un ordre existe en dehors du géométrique, une mesure qu'il ne faut pas assimiler à « la moyenne des statistiques », une composition qui n'est point toute didactique ; et qu'une infaillible ordonnance dont l'esprit embrasse d'un seul coup toutes les proportions, n'est pas la seule figure de la beauté ? »

A qui cherche-t-il à faire admettre cette extension du canon classique ? à France ? à Maurras ? Non, à Péguy ! Après ce que Michel Arnauld a naguère écrit et ce que répétera Rivière sur la façon personnelle dont le père de Jeanne d'Arc pratique les vertus de composition et de mesure, on croit rêver. Par son attitude au cours de l'incident Variot 30 et par ses boutades contre «toutes les sauvageries du monde », Péguy a agacé Copeau, qui n'est pas fâché de faire montre à son égard d'indépendance. Que de précautions il prend pourtant pour ne rien répudier de cette « raison française », « ce goût, cette mesure, ce style », ces « règles », cette « méthode » ! Il va jusqu'à endosser l'affirmation cocardière que « toutes les beautés

29. NRF. n° 38, Ie 7 fév. 1912. « Sur le Dostoïevski de Suarès », p. 227, 228, 229. - Copeau citera, p. 238, une phrase de Suarès, où l'esprit de l'Occident qui « énumère et calcule », qui est« nombre et géométrie », se trouve opposé à celui de la Russie qui « évoque et pressent », qui est « mouvement intérieur et musique », - mais il n'en tient aucun compte dans l'ensemble de son article. Seul Vettard paraîtra se souvenir de cette distinction, lorsqu'il la transposera pour opposer « la profondeur russe, dont parle Suarès », à « l'amplitude d'esprit », qu'il attribuera lui-même aux romanciers anglais.

30. Dans L'Indépendance du 1er novembre 1911 avait paru un article de Jean Variot contre « l'Abbaye laïque de Pontigny » et son « abbé » Paul Desjardins. L'attaque la plus efficace à l'époque était l'accusation d'avoir racheté un bien d'église pour le « laïciser ». Certes la NRF faisait profession de se tenir à l'écart des sectes ; mais le groupe n'appréciait pas les initiatives de L'Indépendance qu'il suspectait de chercher à lui « chiper » Claudel. Copeau a réagi avec fougue à l'attaque de Variot dans Réponse à M. Variot qui paraît dans le n°3 (décembre 1911). Toute une polémique a suivi dans les débuts de 1912.

LA «N.R.F.»EN 1912 219

du monde ne valent pas la beauté française» ! Mais il voit aussi « trop de coeurs secs se faire mérite d'une retenue peu coûteuse ; trop de bouches pédantes remâcher les plus beaux mots français ; trop d'impuissants invoquer les plus difficiles ambitions de notre race ». Un Dostoïevski nous interdit de nous assoupir dans la confortable illusion que « tout a été fait » et que « tout est dit » ; il nous incite à « défricher la sauvagerie », comme l'ont fait nos ancêtres. Et pour narguer les traditionalistes avec leurs propres fétiches Copeau se donnera, comme Ghéon, les gants de leur opposer la leçon donnée par La Fontaine dans Le Laboureur et ses enfants 31.

Cette guérilla comporte une signification dans la mesure où elle implique un déplacement des critères du jugement Les « classiques » ne tiennent compte que des produits finis et vérifient si ceux-ci correspondent aux étalons du beau. La NRF ne met pas en cause ces étalons, mais s'aperçoit que les notions de « profondeur » et de « plénitude » lui importent plus que celle de « perfection » : en cela elle reste « classique », en ceci elle s'annonce moderne. Son intérêt va moins aux qualités d'achèvement, qu'elle est loin d'oublier, qu'à la vie de l'esprit en travail. Malgré son souci de la mise au point, elle ne cherche plus tant à définir une esthétique qu'à saisir, comprendre et épouser un style de création.

AUGUSTE ANGLES .

31. « Sur le Dostoïevski de Suarès », p. 238-241. - Le vieux thème de Gide sur les terres incultes est proche et la comparaison avec les jardins revient une fois de plus.

SAINT-JOHN PERSE ET LES ARTS VISUELS

Pour le critique qui s'intéresse, dans le cadre de la poésie moderne, aux rapports du langage avec le visuel, l'oeuvre de SaintJohn Perse apparaît comme exemplaire. Quelque perception du monde extérieur que le poète éprouve, le critique est conduit à aborder l'oeuvre successivement selon les angles de l'analyse physiologique, puis psychologique, puis esthétique. Il apparaît tout aussi rapidement, surtout lorsqu'il s'agit de peinture, que chaque relation externe entre le sujet regardant et l'objet regardé ou entre le poème et son illustration s'efface devant l'assimilation, cette fois interne, de ce qui relève, dans la vision, du percept et du concept dans le tissu expressif de la poésie proprement dite. De plus, la présentation matérielle du texte ne saurait être tenue pour négligeable. On pourra aisément apprécier à quel point cette connexion entre le visuel et le langage est multiple. Je me suis borné, dans cette contribution au débat, à envisager uniquement les réactions de Saint-John Perse face aux arts plastiques, particulièrement dans le domaine de la peinture, en me fondant sur une documentation éparse et presque entièrement inconnue, mais sans me priver toutefois de faire quelques remarques sur les traces laissées par les impressions visuelles dans la poésie persienne.

En délimitant mon propos, j'en exclus délibérément les oeuvres inspirées par une lecture de la poésie de Saint-John Perse, d'abord parce que leur histoire a déjà été écrite 1, mais aussi parce que je ne

1. Diane Nairac, Les Arts plastiques et Saint-John Perse, thèse de 3e cycle, Paris IV, Sorbonne, 1975, 156 p. Le beau catalogue de l'exposition Saint-John Perse qui s'est tenue à la Fondation Gulbenkian, à Lisbonne, en avril 1984, comporte plusieurs illustrations plus récentes d'Amers suscitées par cette Fondation. Une version refondue de ce catalogue a accompagné la reprise d'une partie de cette exposition à Anderson House, Washington D.C., en décembre 1984-janvier 1985, et sa préface comporte d'importants extraits de lettres de Saint-John Perse à Calouste Gulbenkian touchant la peinture. La présente étude a été l'objet d'une communication au colloque Saint-John Perse et les arts tenu à Washington D.C. en décembre 1984, organisé par le professeur Daniel Racine à qui j'ai remis mon texte anglais. Je dois à l'aimable collaboration de M. Robert Repetto cette traduction française.

R.H.L.F., 1986, n°2, p. 220-234.

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suis ni un historien ni un théoricien de l'art Cette raison-ci m'a amené de la même façon à passer sous silence les talents de SaintJohn Perse dessinateur, tels qu'ils nous sont révélés par les cahiers d'esquisse de jeunesse, conservés à la Fondation Saint-John Perse d'Aix-en-Provence. Ces cahiers témoignent à la fois d'une curiosité et d'une certaine compétence dans l'art du croquis, mais leur qualité ne saurait être cependant surestimée : n'était-il pas de bon ton de dessiner, à l'époque qui était la sienne ?

Chronologiquement, on peut distinguer trois phases. D'abord, avant la Guerre de 1914, Alexis Léger réagit ouvertement et favorablement, que ce soit en vers ou en prose, aux toiles qu'il lui arrivait d'admirer dans la collection particulière de Gabriel Frizeau à Bordeaux ou au Salon de Pau. Dans la phase médiane, qui s'arrête au début des années 1960, on ne rencontre en fait aucune référence aux arts visuels : je pense que le poète a alors tissé l'étoffe même de sa poésie sous l'effet des leçons précédemment acquises. La dernière phase coïncide avec la collaboration entreprise entre Saint-John Perse et trois artistes : Georges Braque, Robert Petit-Lorraine, et le photographe Lucien Clergue. Trois livres de qualité sont issus de cette complicité: L'Ordre des Oiseaux, en 1962, puis, avec un succès moindre, la Genèse de Clèrgue, en 19 73, et Etroits sont les vaisseaux, de Petit-Lorraine, en 1982.

Parmi les premières publications d'Alexis Léger prennent place les articles sur l'art parus dans un journal local, la Pau-Gazette. Sur les six que nous connaissons, quatre sont consacrés à la musique et aux musiciens (voir OC 1195-1203), les deux autres à la peinture et à un peintre. Un seul des deux articles a été repris dans les notes qui accompagnent les OEuvres complètes (p. 1218-1221) ; l'autre, datant de 1909, figure en appendice à la présente étude, comme déjà dans ma thèse en 1969. Le principal intérêt de ces textes sur l'art, comme les exemples de critique musicale 2, consiste à nous éclairer sur la position esthétique de Saint-John Perse à cette époque. D'une façon saisissante, c'est une métaphore musicale qui donne la mesure dans les deux textes : il est question d'« une essentielle, musicale pureté » à propos du jeune peintre Hubert Damelincourt (Q.C. 1219) et, au sujet d'un pastel de Berges, il est dit que « le seul angle inférieur droit de ce tableau, véritable clef, valait qu'on l'appelât musical » (en italiques dans l'original). Les qualités majeures qui font l'objet d'un éloge demeurent d'une part la détermination de l'artiste, et d'autre part sa technique de l'ellipse, où cruauté et sobriété se mêlent pour

2. Consulter mon « Saint-John Perse and Music », French Studies, XXV, 3 (juillet 1971), p. 303-313, repris en version française dans mes Études sur Saint-John Perse, Paris, Klincksieck, 1984, p. 126435.

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faire jaillir la force de sa vision. Fait exceptionnel chez Léger, la condamnation est exprimée directement, même si elle ne prend place que dans une note en bas de page : peu de toiles du Salon de Pau de 1909, dit-il, s'écartent des « voies ordinaires de l'art épisodique où s'engluait toute cette écoeurante exposition ». Pourtant, si l'on compare cet art épisodique (sans doute anecdotique aussi) à quelque Charybde, l'art statique ne saurait en être que le Scylla : « cet art, la peinture, est celui qui le plus dangereusement s'abstrait d'une continuité » (O.C. 1218). Une telle continuité n'est pas seulement celle des conditions favorables à l'éclosion créatrice ou à la consécration accordée par le public, comme Léger le suggère, mais c'est aussi celle du temps transfiguré, de l'intemporalité, de l'art par delà la durée normale.

Le texte sur Damelincourt, comme son titre principal, « D'un peintre à Pau », le laisse entendre, est une évocation de l'artiste, non pas une analyse de son art. L'énumération des qualités à laquelle se livre Léger atteint son point culminant avec

un orgueil à ne livrer rien de l'inquiétude ni du tumulte où l'oeuvre a pris naissance, et par de belles exigences classiques, un sens de la sobriété, qui nous dénonce derrière l'oeuvre la tension réfléchie, circonspecte... Tels semblent à l'analyse la prudence et le charme de ce peintre volontaire, qui déjà n'ignore plus la cruauté envers soi, qui sait renoncer déjà aux trop faciles bonheurs dé la notation, et qui loin de ruser, ne souhaitant que l'épreuve, n'attendra du passant que d'être interrogé, pressé, épié.

De telles qualités s'appliquent aussi bien à l'auteur (à une exception éventuelle près : la ruse n'est pas inconnue de Saint-John Perse) qu'à son objet, et les derniers mots du texte : « - Sinon quelque étranger et qui passait, qui lèvera le marteau à cette porte? » (O.C. 1221) ne laissent pas de nous apparaître comme l'annonce du fameux « Étranger. Qui passait », figurant de façon si résolue et si puissante dans la Chanson liminaire d'Anabase 3.

L'intérêt particulier du texte non repris qui parut dans le numéro de Pau-Gazette du 28 mars 1909, c'est qu'il est tout entier consacré à une seule toile. Le titre complet en est : « (Épilogue au Salon de Pau) /NOTE/ sur un tableau de Berges / (La Moustiquaire) » et ce « morceau de peinture » donne naissance à un « morceau de prose française ». Les circonvolutions complaisantes de l'écriture, réminiscence de la prose mallarméenne, laissent percer des réactions vives et pénétrantes, malgré des moyens limités dans la technique de

3. Dix-huit mois après la publication du texte sur Damelincourt, Léger écrivait à Claudel le 10 juin 1911 : «J'aimerais seulement qu'il me fût donné un jour de mener une «oeuvre», comme une «Anabase» sous la conduite de ses chefs» (texte du ms, cf. O.C. 724, où, dans l'édition de 1972, est donnée par erreur la date de 1912).

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l'analyse. L'impression visuelle devient à la fois prétexte et pré-texte. La stylisation de la prose l'emporte sur le contenu, et de fait, Léger avertit dans le texte même le lecteur qu'il doit en être ainsi : « le sujet ne doit être que prétexte au mode ». Un exemple significatif suffira :

Toujours, l'oeuvre dénonce une pleine clairvoyance de son but, dans le concours asservi des moyens, dans les simplifications cursives du cadre dénué logiquement jusqu'à la figuration décorative : rôle très beau des oranges en teinte plate ; cerne étroit de feuillage bas, comme un front bas de fille, et qui charge tout le sens prostré de cette toile si bien close ; enfin la course vive, au long de la moustiquaire, de cette tresse de couleur crue propice, après le bleu verdâtre, à faire éclater dans sa puissance d'affirmation le corps nu d'une femme simplement pesante en sa chair grasse (toute subie, toute aimée), et qui semble occupée à prendre conscience du poids de ses deux seins, de la moiteur de son aisselle et de son ventre - par rien d'autre distraite que par ce vain soulier de satin rose, et par ces bagues plus vaines encore à ses mains grasses.

Nous rencontrerons un autre « soulier de satin rose » dans un contexte lui aussi sensuel au chant TV d'Anabase (O.C. 99), mais un terme privilégié apparaît comme un indice peut-être plus significatif encore des préoccupations littéraires de ce texte : c'est le mot «cursives ». Je dis «privilégié» car dans une lettre adressée à Jacques Rivière en juillet 1910 puis dans l'étude consacrée en 1963 à Léon-Paul Fargue, Léger l'applique dans un sens pleinement favorable à Rimbaud : il s'agit de « la divine maigreur de sa langue cursive » (O.C. 675) comme seront évoquées les « impérieuses Illuminations de Rimbaud, où le style cursif et toujours décisif, tout au long du poème, tient sans faille ni trêve une fulguration durable » (O.C. 519) 4. « L'écriture cursive » est elliptique dans ce sens précis que « les traits de chaque lettre, à peine ébauchés, se doivent le plus souvent deviner» 5. Là où d'autres dénonçaient au cours de l'exposition le choix du thème du tableau, Leger approuve l'ordonnance austère des simplifications formelles, en renvoyant ceux qui crient au « mauvais goût » :

qu'ils aillent crier leurs deux mots vides de sens par toute la terre d'Espagne, par l'admirable terre puérile des « cruautés esthétiques », dernière marche de l'Occident dans le Sud violent, où la lumière flagrante renonce toute harmonie, le son toute symphonie [...] 6.

4. Pour une présentation plus complète, voir mon « Saint-John Perse lecteur de Rimbaud », Circeto : revue d'études rimbaldiennes (Paris), 1 (oct 1983), p. 33-39.

5. Paul-Louis Courier, cité par Littré, art. cursif.

6. Le sujet du tableau, prenant place dans « l'immobile torpeur d'une arrière-cour espagnole », était lié dans l'esprit de Leger à la violence qu'il associait à l'Espagne, rendue plus frappante pour lui par le fait qu'il était conscient d'avoir « un peu de sang espagnol dans son sang familial » (O.C. 1232 ; voir aussi O.C. XIV) De telles réactions, intimes, irrationnelles, apparaissent chez Saint-John Perse plus souvent que les critiques ne veulent bien le reconnaître.

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Si les sinuosités de la prose reflètent la sensualité du sujet, il est fait aussi violence à la syntaxe en vue d'obtenir des effets particuliers : une certaine élégance, par le biais des archaïsmes 7, ou l'ellipse, grâce à l'omission de quelques verbes et de quelques articles. Aussi bien Léger charpente-t-il son texte en reprenant à la fin (à une infime différence près) l'injonction liminaire : « Bon peintre, reprends ta toile, roule ta toile et l'emporte !...».

Les qualités prêtées à la peinture sont celles, en fait, auxquelles l'écrivain se conforme. Ne sommes-nous donc pas forcés de conclure que Léger a trouvé une occasion non point tant d'évoquer une toile que d'en saisir les valeurs correspondant aux principes esthétiques qui sont en train de se former en lui et qui gouvernent sa prose ? Une telle prise de position chez un jeune homme de vingtdeux ans n'a rien d'exceptionnel ; mais dans le cas de Leger, ce qui nous surprend davantage est sa dénonciation explicite des canons esthétiques dont les bourgeois de province se font les champions à la Commission d'achat municipale ou au Salon de Pau, en déployant à la ronde leur conformisme. Peut-être cette légère intolérance du texte a-t-elle conduit le poète à l'exclure des OEuvres complètes : son désenchantement à l'égard du genre même de la critique d'art devait d'ailleurs se manifester moins d'un an après la publication 8.

Pourtant, même si nous en arrivons à la conclusion que « La Moustiquaire » n'était qu'un prétexte à l'écriture, nous ne devons sous-estimer ni la finesse du regard qui analyse la peinture ni l'importance de l'investigation esthétique qui prend en compte plusieurs formes d'art. La publication, en 1981, du poème inédit « L'Animale », inspiré par une toile de Gauguin appartenant à la collection Frizeau 9, nous a appris en effet que la musique et la peinture occupaient l'esprit du jeune Alexis Leger de façon plus égale qu'il n'avait semblé jusque-là Certes, les références picturales reviennent assez souvent dans les lettres de jeunesse pour révéler combien Léger a appris de la fréquentation de Frizeau, en admirant

7. Par exemple, « roule ta toile et l'emporte », où la décision d'antéposer le pronom complément d'objet direct du second impératif donne à la tournure une saveur archaïque qui sera reprise par Saint-John Perse, par exemple dans : « Allez et nous servez [...] Allez et nous laissez » (O.C. 464), ou encore dans le texte non repris : « Adresse du poète pour l'achèvement d'un nouveau caractère en imprimerie française : « l'italique corps 28 de Grandjean » », Amers, Bibliophiles de Provence, 1962 : « Allez et vous penchez (...) Allez et vous hâtez (...) ».

8. Dans une lettre adressée à Gabriel Frizeau en mars 1910, il écrit : « Rédiger un Salon palois ? - Non, cher ami, cela m'est épargné cette année : prendre un bouc émissaire et le charger d'éloges, et de voeux, comme d'une maïeutique !... Mais vous ne savez pas ce que c'est qu'un Salon palois » (O.C. 749).

9. Pour le texte, présenté par Albert Henry, voir Cahiers Saint-John Perse, 4 (1981), p. 9-26. Le tableau, redécouvert par Étienne-Alain Hubert, est reproduit dans CSJP, 5 (1982), en regard de la page 129.

SAINT-JOHN PERSE ET LES ARTS VISUELS 225

sa collection ou en discutant d'art avec lui et avec André Lhote et les deux peintres locaux Ernest Gayac et Hubert Damelincourt. Il se tient informé des écrits de Rivière sur la peinture (mentionnant les études consacrées à Cézanne et à Gauguin : voir O.C. 673-674), et il connaît manifestement Odilon Redon (O.C. 737, 751). Il est un amateur curieux, à l'écoute des nouveautés, sensible aux explorations esthétiques menées parallèlement à la sienne. Cependant, son propre talent de dessinateur n'a pas eu besoin d'être refoulé, comme a dû l'être sa passion pour le violon, et n'a jamais présenté, de toute évidence, le même risque de spécialisation excessive.

C'est toutefois une surprise de lire dans une lettre adressée de Pékin à sa mère le 4 avril 1917 : « En dehors de la mer et de tout ce qu'elle signifie pour moi spirituellement, seule la musique me fait ici dangereusement défaut Du reste, de tout le reste, et en particulier de tout l'art plastique, comme on se passe aisément ! » (O.C. 841). Et comme on regrette qu'une ligne de pointillés fasse suite à un tel aveu ! Comme on aimerait savoir si cette exclamation péremptoire était développée ! Malheureusement, le manuscrit n'est pas disponible, et il nous faut accepter cette vérité brutale en essayant de la comprendre. Leton n'est pas celui d'une boutade, et le contexte ne laisse pas entrevoir que ce rejet avoué corresponde à quelque effort pour s'adapter psychologiquement à l'absence de peintures dans les cercles diplomatiques de Pékin, puisque le poète reconnaît et déplore l'absence de musique. Il semble que Frizeau ait fourni un cadre propice à des conversations sur la peinture et que Leger, mettant à profit ces débats enrichissants, ait trouvé sa propre voix poétique, littéraire certes, mais se tenant généralement à l'écart de quelque milieu littéraire que ce soit. Enfin, une fois assimilés les enseignements de la peinture, et après avoir dissipé la confusion qui pouvait en découlerI 0, Léger n'est plus désormais apprenti-poète : le voici maître de sa propre technique 11.

Il est possible de caractériser ce que j'ai appelé la phase médiane des rapports de Leger à la peinture à l'aide de ce jugement : « de tout

10. Comparer avec la séparation nette qu'il établit entre la poésie et la musique, O.C. 675. Le paragraphe précédant celui où Leger affirme son indépendance par rapport à la peinture s'en rapproche beaucoup plus qu'il n'y paraît à première vue : le cheval et le cavalier sont si intimement liés que leurs rôles sont apparemment inversés. Tout en restant une sensation, comme il le dit lui-même, éprouvée par Leger depuis son enfance, cela peut faire référence au peintre russe réfugié Diakoblev, qu'il rencontra en faisant du cheval en Chine, et qui réalisa un double portrait du cheval et du cavalier, mais en intervertissant, par jeu, les têtes. Quand Alexis Leger me rapporta l'anecdote, il m'assura que sa barbe de quelques jours était telle alors qu'il était pratiquement impossible de distinguer l'homme et sa monture.

11. Dès mars 1910, Leger écrivait à Frizeau : « Je crois, depuis deux ans, pouvoir écrire mien » (O.C. 749).

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l'art plastique, comme on se passe aisément ! » De la même façon, on peut nettement préciser le terme de la période qui s'étend de l'entrée de Leger dans la Carrière jusqu'au début des années 1960, en rappelant une appréciation remarquablement proche de la précédente, rapportée dans le Sunday Star de Washington, le 26 février 1961 : «For a man who has so much feeling for color in words he [Leger] is not particularly interested in painting or the plastic arts as such » 12. L'auteur de ces lignes était une amie intime de Leger, Mrs Francis Biddle, écrivant sous son nom de jeune fille Katherine Garrison Chapin, et qui, de toute évidence, se fait l'écho de ce que le poète a pu lui avoir dit.

Le second texte non repris dans les OEuvres complètes, et que j'ai découvert en dépouillant les archives du poète à la Fondation SaintJohn Perse à la fin de 1977, date de cette seconde phase, mais il ne doit pas, à mon avis, en modifier dans une trop large proportion notre approche. Je dirais plutôt qu'il introduit un élément qui caractérise et légitime à la fois le retour tardif de Léger à un échange avec des peintres : une complicité toute humaine. Placé comme préface en tête du catalogue de l'exposition consacrée aux oeuvres d'Alice Acheson, la femme de Dean Acheson, qui était alors aux Affaires Étrangères, ce texte remonte à 1947. L'exposition s'étant tenue à Washington 13, nous n'en connaissons que la version anglaise. Il nous est dit que nous allons trouver dans l'oeuvre du peintre

the fulfillment of an art where one finds associated, in an unusual combination, the finest gifts of instincts and will - an art at the same time full-bodied yet simplified, vivacious yet sober, free yet restrained, and in which the renunciation always equals the generosity [...].

Nous sommes conviés à admirer « the fidelity of the artist toward herself, in her constant care to exhaust every method of approach in the service of this severe demand. [...] The pride of such an art is in its integrity. » Malgré l'écran que constitue un anglais guindé - dû en partie à sa fidélité à l'original - nous retrouvons les résonances et les préoccupations des premiers textes en prose de 1909 et 1910. Si le regard critique de Leger n'a pas évolué, c'est par manque de pratique et par manque d'intérêt.

12. Op. cit. p. B-3. Il est à noter que la version donnée par le poète dans Honneur à Saint-John Perse, Paris, Gallimard, 1965, p. 291, fait référence à la couleur en général (pas seulement celle du langage) et interpole un contraste avec la musique : « Doué d'un sens très aigu de la couleur, il ne s'intéresse pas particulièrement à la peinture. L'expérience de la vie lui a enseigné depuis longtemps qu'il pourrait se passer de tous les arts plastiques en général, alors que la musique lui est nécessaire. »

13. L'exposition se tenait à la Whyte Gallery, United Nations Club, du 19 avril au 10 mai 1947. Lorsque j'ai pu parler de cette préface avec Madame Acheson à Washington, le 30 décembre 1984, elle a confirmé que c'est bien Madame Biddle qui l'a traduite.

SAINT-JOHN PERSE ET LES ARTS VISUELS 227

C'est encore pour faire honneur à un ami, Georges Braque, que le poète consentit au projet de L'Ordre des Oiseaux. Le 26 janvier 1962, il écrivait de Washington à l'éditeur, Janine Crémieux :

Je ne croyais pas devoir un jour déroger à l'interdiction que je me suis toujours faite de tout écrit de circonstance. Votre deuxième lettre me laisse sans défense. Indépendamment de mon admiration pour l'oeuvre du peintre dont vous vous apprêtez à fêter le 80e anniversaire, l'homme Braque m'est profondément sympathique. Si cela peut lui faire le moindre plaisir d'avoir mon voisinage à cette fête de ses Oiseaux, je le rejoindrai là de bien grand coeur. u

Six semaines plus tard, le 5 mars, il écrit à nouveau pour dire que sa « méditation poétique » est achevée, et il ajoute, ce qui nous intéresse directement : « j'ai beaucoup pensé à lui [Braque] en écrivant mon texte mais je n'ai point cherché à être littéral» 15. D'une façon générale, Leger est familier de l'oeuvre de Braque, mais son texte ne prétend nullement être de la critique d'art Nous avons vu à cet égard à quel point Anabase occupait son esprit des années avant sa composition, et nous lisons dans Amers : « il y avait un si long temps que j'avais goût de ce poème » (O.C. 263) ; de la même façon, le texte des Oiseaux est annoncé cinquante-cinq ans auparavant dans « Cohorte » (O.C. 682-689), intitulé originellement en 1907 : « Pour fêter des oiseaux ».

Je n'entrerai pas dans les détails de la collaboration entre Braque et Saint-John Perse, puisque c'est là un domaine qui a été exploré par plusieurs commentateurs 16. Et je n'insisterai pas davantage sur la complicité du poète avec Lucien Clergue dans la préparation de Genèse, ou encore avec Robert Petit-Lorraine qui réalisa l'album illustrant Étroits sont les vaisseaux, puisque là aussi la documentation est facilement disponibleI 7. La « Note pour Lucien Clergue en vue de la refonte pour son grand ouvrage sur la Mer et la Femme » 18 encourage le photographe à élever son livre « à la hauteur, à la

14. Cité dans le catalogue de l'exposition Les Oiseaux et l'oeuvre de Saint-John Perse, Aix-en-Provence : Fondation Saint-John Perse, 1976, item 105.

15. Ibid., item 106.

16. Voir ibid., p. 109-126, Nairac, op. cit., chap. I, et le catalogue de l'exposition de la Bibliothèque Nationale sur L'Ordre des Oiseaux, 17 décembre 1962-17 janvier 1963. L'hommage rendu par Saint-John Perse à Georges Braque après sa mort, « Pierre levée » (O.C. 536-537) est une évocation de l'homme et de la loyauté de son art, qui ne tend aucunement à une analyse de son oeuvre. Encore moins la lettre inédite adressée à Paul Valéry le 8 juillet 1924 et conservée à la Bibliothèque Nationale, touchant un autre artiste : « j'ai demandé personnellement à Herriot la croix pour Charles Lacoste, le peintre, dont vous connaissez toute la noblesse d'âme et de coeur. »

17. Voir Nairac, op. cit., chap. IV, consacré à Clergue; sur les deux entreprises en collaboration, consulter le catalogue de l'exposition Deux regards sur Saint-John Perse : Lucien Clergue, photographe ; Robert Petit-Lorraine, peintre, Aix-en-Provence : Fondation Saint-John Perse, 1981.

18. Publié dans Deux regards..., p. 17.

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dignité, à l'autorité d'une oeuvre réelle », ce livre qu'il doit faire entièrement sien : « le nom de Saint-John Perse doit disparaître au dos du livre, où figureront seuls le nom d'auteur : Lucien Clergue, et le titre : Genèse ». En même temps, le poète prend la peine de revoir les citations tirées d'amers, qui sont « renouvelées, souvent accrues », afin de les rendre plus indépendantes de l'original et de les associer plus étroitement aux photographies. Pour Robert PetitLorraine aussi, il a à coeur de donner beaucoup de lui dans la composition de l'album, en recopiant à la main de brefs extraits d'Amers et en composant pour le livre publié un poème liminaire et un explicit Dans ce dernier, il est dit : « Ainsi, l'image au langage liée ; et l'artiste ravi à « l'étroitesse des vaisseaux » ». Le poète a perçu et mesuré l'intégrité des deux artistes à l'oeuvre, que ce soit avec un objectif ou de l'encre de Chine, et il a su répondre à leurs qualités par un geste de solidarité et d'amitié. La forme que prend ce geste n'est pas la même que pour Braque, et la différence a du poids si l'on veut apprécier les réactions du poète face aux différents artistes : pour Braque, un poème majeur, indépendant ; pour les autres, des fragments s'insérant dans des albums cohérents. Mais de même que Léger avait délaissé la critique d'art telle qu'il l'avait pratiquée dans sa jeunesse, de même il renonçait au silence de la maturité, se montrant par là même capable, malgré son « grand âge », d'établir de nouvelles amitiés et de donner un nouvel élan à son aventure intellectuelle, esthétique, spirituelle et humaine.

Plutôt que de considérer la sensibilité du poète à l'égard des arts visuels comme un courant resté tari pendant près d'un demi-siècle pour se remettre soudainement à couler en 1962, il serait plus vraisemblable de croire qu'elle disparut sous terre et resurgit d'on ne sait où, véritable Fontaine-de-Vaucluse de l'esprit S'il en est ainsi, ce courant a nourri les racines de la poésie d'une façon toute mystérieuse qu'un examen plus approfondi permettrait d'élucider. Qu'il me soit permis de distinguer deux moyens différents par lesquels les réactions de Saint-John Perse face au genre pictural informent sa poésie. En premier lieu, les préoccupations dont il fait preuve quant à la présentation matérielle de son oeuvre, en accordant sa préférence à la grande italique - à la typographie, en fait, plus qu'à l'illustration - et aux larges espacements, sont des préoccupations essentiellement propres à l'oeil. Le poète souhaite que cet oeil ne soit en rien distrait du texte afin de laisser les mots s'incliner vers leur propre devenir. Dans l'avant-propos qu'il écrivit pour l'édition monumentale d'amers destinée aux Bibliophiles de Provence, il appelle les mots imprimés « [de] beaux athlètes nus qu'incline la course sur la page [...] ; c'est l'entrée sur la piste d'une équipe nouvelle, marche rythmique et fière de très grands êtres à

SAINT-JOHN PERSE ET LES ARTS VISUELS 229

l'honneur» 19. Les illustrations composées pour cette édition par André Marchand, pour remarquables qu'elles soient, n'en demeurent pas moins reléguées dans un volume à part, afin que le texte imprimé se présente seul, à peine interrompu par les pictographes merveilleusement discrets de Robert Blanchet 20. Même pour les volumes économiques de la collection Poésie/Gallimard, c'est l'italique qui a été retenue, et si les OEuvres complètes ont été composées en romain, c'est seulement pour se conformer aux usages de la Bibliothèque de la Pléiade 21. Bref, l'attention visuelle du poète s'est manifestement portée vers la présentation de son oeuvre, et la correspondance avec les éditeurs, qui n'a pas encore été étudiée d'assez près, laisse apparaître un tel souci des détails de présentation qu'il ne peut être que le signe d'une minutie de premier ordre.

Notre deuxième remarque porte sur un élément moins habituel mais qui situe Saint-John Perse dans la tradition française moderne : il s'agit d'une attitude particulière à l'égard des formes visuelles qui régissent la texture et la structure des poèmes de la maturité, surtout ceux de la période américaine. Les perceptions visuelles de chaque poète m'ont longtemps paru jouer un rôle important dans l'élaboration de la poésie française moderne 22. Si l'on considère l'intérêt porté à la peinture par les poètes du XIXe siècle, on note une tendance croissante à relier vision et écriture. De façon tout à fait caractéristique, Baudelaire travailla à des transpositions d'art où son expérience profonde de la peinture, telle qu'elle se manifeste dans sa critique d'art, a su garder toute sa force. Les incitations apportées par la synesthésie coupent court à toute confusion entre les arts tout en faisant naître une occasion de réaliser pleinement des correspondances verbales. L'oeuvre poétique de Gautier ou les premiers poèmes en prose, ceux d'Aloysius Bertrand, deux écrivains à l'affût de la peinture, présentent le même intérêt, mais de façon plus extérieure, car liée surtout à la sémantique. Les références aux couleurs peuvent abonder, les poèmes ne prennent pas forme pour autant en réponse à des impressions visuelles. D'ailleurs, la différence avec le Mallarmé d'Un coup de dés à la fin du siècle ou l'Apollinaire des Calligram19;

Calligram19; du poète pour (...) l'italique corps 28 de Grandjean », op. cit.

20. Pour une analyse et un commentaire, voir Gérard Blanchard, « Le Goût des signes : les pictographes de Robert Blanchet pour Amers de Saint-John Perse », Courrier graphique, 116 (1963), p. 39.

21. En fait, le lecteur devrait être reconnaissant que l'italique utilisée pour certaines pages de cette collection (par exemple pour les préfaces) ait été épargnée à ses yeux.

22. Consulter, par exemple, « Ut pictura poesis : an element of order in the adventure of the poème en prose », in Order and Adventure in Post-Romantic French Poetry : essays presented to CA. Hackett, Oxford : Blackwell, 1973, p. 244-256.

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mes au moment de la Grande Guerre apparaît immédiatement : la conscience qu'ils ont de l'espace devient un élément marquant de la poésie, que bon nombre de poètes postérieurs, de Reverdy à Du Buchet, d'Isou à Garnier, exploitent chacun à sa manière. C'est plutôt chez Rimbaud, Saint-John Perse et, de façon paradoxale, chez Francis Ponge 23, qu'on peut trouver l'assimilation de plus en plus systématique d'une forme sensorielle à une forme verbale signifiante, celle-ci cédant spontanément à celle-là. Le titre même des Illuminations de Rimbaud renvoie simultanément aux textes qu'il précède, à une tradition d'illustration picturale, et à une révélation visionnaire où se confondent le mode verbal et le mode visuel. C'est dans le courant de cette merveilleuse dialectique que se situe le dynamisme que Saint-John Perse donne à sa conception littéraire de l'iconicité, en contraste avec les évocations figées de Ponge, dont le principe est beaucoup plus attendu. Ce principe d'« une forme rhétorique par poème » 24, cher à Ponge, reconnaît la souplesse de la réponse poétique à l'objet, sans rendre compte de la continuité du style particulier qui caractérise à nos yeux l'oeuvre de tel poète. La poésie persienne de la maturité réalise ce principe mais en respectant l'autonomie des moyens d'expression, meilleure façon d'enrichir la littérature des leçons de ce qui lui est étranger.

Aucune volonté rhétorique traditionnelle ne suffit à expliquer, par exemple, l'élan visuel qui fait s'enfler le texte de « Pluies » en même temps que la tempête qu'il évoque, qui le fait déborder à son paroxysme, en attendant que les dernières gouttes d'encre viennent refléter les dernières gouttes d'eau que le soleil finira par iriser. Même effet pour la mise en page pourtant toute différente du poème suivant, « Neiges », qui enveloppe et recouvre le texte en rappelant l'effet visuel de la neige. Le principe du rapport entre le visuel et le langage est clairement énoncé par Saint-John Perse comme « loi d'équivalence » dans une lettre adressée au critique Luc-André Marcel :

je vous sais particulièrement gré d'avoir dégagé comme vous le faites cette question de « coïncidence » entre le langage et le réel ; ce souci d'incarnation et de

23. Paradoxalement, étant donné les commentaires dépréciatifs et même insultants de Ponge sur les réalisations de Saint-John Perse : il imagine, par exemple, « cette autruche des sables (...) de qui s'enfuit dès lors à grandes enjambées dans l'Orient désert, celui de l'Anabase, ne nous laissant plus voir qu'un cul de poule. / Oui, oui ! Léger. Léger plutôt deux fois qu'une » (Le Grand Recueil : Lyres, Paris : Gallimard, 1961, p. 30), ou bien que « la manie de la grandeur, celle de Saint-Léger-Léger \sic], par exemple, apparaît comme une mômerie ridicule » (Magazine littéraire, 188 (oct. 1982), p. 15). Le poursuivant encore dans la tombe, Ponge parle de « cet imbécile de Saint-Léger » dans ses Pratiques d'écriture, Paris : Hermann, 1985 (cité dans Le Monde [des livres] du 25 janvier 1985, p. 12).

24. Dans Le Grand Recueil : Méthodes, Paris : Gallimard, 1961, p. 36, Ponge envisage « une forme rhétorique par objet (c'est-à-dire par poème). ... Chaque objet doit imposer au poème une forme rhétorique particulière. »

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présence dans « l'équivalence » qui est exactement le contraire de l'éloquence et de la décoration, dans la mesure même où il tend à une libération et à une révélation ; cette loi générale de contraction et d'enchaînement d'ellipses qui est le contraire même de la complaisance oratoire et de l'amplification verbale ; cette fonction enfin du poème qui est de devenir, de vivre et d'être la chose même, « conjurée », et non plus le thème, antérieur du poème. (O.C. 574) 25.

Dans l'entretien accordé à Christian Gali en 1960, il fait la même remarque, mais en des termes assez différents qui rappellent le paragraphe important d'une lettre écrite à Katherine Biddle (O.C. 921) ou d'une autre à George Huppert (O.C. 566) :

Un poème de race est toujours frappé d'absolu. Si vous devenez le thème, vous le vivez, la langue joue son rôle dans le complexe créateur, vous atteignez le centre. Si vous devenez la mer, le vent, la pluie, vous êtes ample. Une page, demain, me suffira pour être la foudre, la lumière si je prends ces thèmes 26.

En conclusion, je voudrais rappeler qu'en dépit des réactions manifestement opposées, après les années de jeunesse, devant la musique d'une part et la peinture de l'autre, la réaction poétique face à ces deux arts est sensiblement la même. De toute évidence, l'intérêt porté par Léger à la peinture n'a jamais atteint le degré de passion qu'il éprouva pour la musique, et le nombre plus restreint des références picturales dans ses écrits atteste cette différence. Mais ce que Leger écrivait à Rivière en juillet 1910 sur les rapports de la musique et de la poésie s'applique, mutatis mutandis, avec autant de force à la peinture. Remplaçons le mot « musical » par le mot « pictural », reconnaissons dans le terme « propriété » ce qui sera appelé plus tard « loi d'équivalence », et nous verrons à quel point la diversité des perceptions esthétiques de Leger était prête à se mettre au service de la poésie de Saint-John Perse :

J'ai dû m'exprimer bien maladroitement, pour que vous ayez pu, un instant, me croire désireux de confondre les deux méthodes, musicale et verbale. Je n'aurai, certes, jamais idée de dénier au poème un mystérieux « concours » musical s'il n'est préassigné : l'inconsciente utilisation du timbre verbal, et la distribution même ou « composition » de toute une masse aussitôt qu'elle vit. Mais je n'admettrai jamais que le poème puisse un intant échapper à sa loi propre : qui est le thème « intelligible ». L'art d'écrire, qui est l'art de nommer, ou plus lointainement de désigner, n'aura jamais d'autre fonction que le mot, cette société

25. Dans une des phrases supprimées dans la version publiée de la lettre écrite par Léger à Roger Caillois le 1er avril 1944 (O.C. 960), il parle de « la continuité apparente des strophes imposée par le sujet » des « Neiges ».

26. Consulter «Quatre heures avec Saint-John Perse », Arts: lettres, spectacles, musique, 794 (2-8 nov. 1960), 3. Pour une discussion plus complète de la théorie et de la mise en pratique de cette tentative d'osmose, voir mon étude « The World and the Word in Saint-John Perse », in Sensibility and Creation, éd. Roger Cardinal, Londres : Croom Helm ; New York : Barnes and Noble, 1976, p. 122-135, reprise en français in CSJP, 1 (1978), p. 101-122 et dans mes Études sur Saint-John Perse, Paris : Klincksieck, 1984, p. 76-89.

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déjà, et qui se grève encore du sens étymologique. Je ne vois là qu'un art analytique, la matière verbale la plus musicale férocement astreinte, en premier lieu ou en dernier, aux lois particulières de « propriété ». (O.C. 675 ; texte du manuscrit Cf. O.C. 525-526).

L'attachement de Leger au principe selon lequel la littérature, dans la multiplicité de ses facettes, demeure avant tout un art d'écrire le tient à distance aussi bien de ceux qui ne font aucun cas des impressions picturales que de ceux qui essaient de convertir leurs poèmes en dessins. Telle est la symbiose dynamique et combien stimulante par laquelle Saint-John Perse, assimilant le visible au lisible, commande par le verbe « cette modulation du long regard d'amour tenu sur le destin des choses » (O.C. 524).

ROGER LITTLE.

APPENDICE A

Pau-Gazette, Journal des Étrangers, The Visitor's Newspaper : Journal d'informations mondaines, sportives, artistiques et littéraires, 35e année, n° 417, dimanche 28 mars 1909, p. 1.

(Épilogue au Salon de Pau)

NOTE

sur un Tableau de Berges

(La Moustiquaire)

Bon peintre, reprends ta toile, roule ta toile et l'emporte !... non sans profit, mais avec ce gain très précieux : des rires - ah, combien ! - et du son le plus pur !

... Et pourtant, et pourtant... il faut en convenir : la Commission d'achat de cette ville peut réserver parfois d'étranges surprises, et nous ne saurons pas quelle voix anonyme, discordante, s'élève là, tout à coup, pour savoir imposer l'intelligente beauté d'une oeuvre comme celle de Hochard 1, ou le mérite d'une oeuvre de Suréda 2.

... Et dès lors, et dès lors... cette toile de Berges !...

- Interrogeons-la : ce fut, nous a-t-on dit, petit scandale à Pau.

Ce copieux et liquide Salon ne comportait pas beaucoup plus de quatre^ures : Hochard, Gayac 3, Lépine 4, - et Berges.

Au-dessus de tant d'inutiles, infiniment ! ce peintre, qui fit ici figure d'excessif, valait du moins comme tendance. Malgré ses fautes, qui ne sont probablement pas celles qu'on lui prête, et dont la plus grave (outre celle d'avoir du talent) fut de s'abâtardir un peu dans l'occurrence de deux peintures, de deux méthodes opposées, il nous offrait encore une oeuvre de belle puissance. Faut-il la rappeler ?

Exprimée jusqu'à la satisfaction de matière, exprimée avec certitude et solidité, une chair oisive, sensuelle, est proposée ici, dans une crudité savoureuse, parmi l'immobile torpeur d'une arrière-cour espagnole : corps de femme alourdi par l'âge, et, déjà, jaunissant aux jointures.

Toujours l'oeuvre dénonce une pleine clairvoyance de son but, dans le concours asservi des moyens, dans les simplifications cursives du cadre dénué logiquement

SAINT-JOHN PERSE ET LES ARTS VISUELS 233

jusqu'à la figuration décorative : rôle très beau des oranges en teinte plate ; cerne étroit de feuillage bas, comme un front bas de fille, et qui charge tout le sens prostré de cette toile si bien close ; enfin la course vive, au long de la moustiquaire, de cette tresse de couleur crue propice, après le bleu verdâtre, à faire éclater dans sa puissance d'affirmation le corps nu d'une femme simplement pesante en sa chair grasse (toute subie, toute aimée), et qui semble occupée à prendre conscience du poids de ses deux seins, de la moiteur de son aisselle et de son ventre - par rien d'autre distraite que par ce vain soulier de satin rose, et par ces bagues plus vaines encore à ses mains grasses !

Toute cette pâte centrale déterminée par l'épaisse conjuration des verts et des bleus.

Et cela est beau.

Une force ici impose son évidence.

Une seule erreur, avons-nous dit (et qui peut-être [sic] volontaire) :

Dans ce tableau, inégalement réalisé, le corps de femme n'est pas réduit à la valeur d'un simple terme dans le rapport, mais poussé, mais traité pour lui-même, et,final, il s'accroît indûment de tout le cadre approprié. D'où rupture d'équilibre et dualité de modes : le plein et le plat, l'étude et le style, le respect du volume et les virtualités de la décoration. Le corps fut modelé en oubli d'un autre tableau, qu'est le cadre (ou bien, le cadre composé au mépris du motif, cet impedimentum !)'- L'oeuvre est algébriquement fausse. - Mais je sais des voix fausses qui sont belles !... Aussi, quelque peu que signifie dans un tableau sa signification, si l'on entend par là le sujet en soi, l'anecdote, au lieu des purs moyens d'exécution (car le sujet ne doit être que prétexte au mode), nous signalerons du moins dans ce « nu » (auquel le souhait public s'efforçait ici de réduire le tableau !) ce qu'on affectionnait d'appeler, au temps jadis, « un morceau de peinture »...

Il ne s'agit ici que de réalités immédiates, d'une plasticité savante et substantielle. Car le peintre de la Moustiquaire demeure un réaliste et un plastique, en dépit de ses simplifications logiques, de son dessein de styliser aux premiers plans.

Notre conclusion ? - Ceux-là qui, près de nous dans la salle, criaient assez fort au « mauvais goût » n'ont peut-être pas songé que la couleur d'un sang trop vif sur les lèvres peut être aussi de ce « mauvais goût », dont nous choisirions souvent de lire le Code à rebours. Ceux-là enfin, il faut qu'ils aillent crier leurs deux mots vides de sens par toute la terre d'Espagne, par l'admirable terre puérile des « cruautés esthétiques », dernière marche de l'Occident dans le Sud violent, où la lumière flagrante renonce toute harmonie, le son toute symphonie ; où la nature, pas plus que l'étal du fruitier ou la vitrine dupeluquero, n'a souci de l'accord ou des complémentaires 5 ; où le classique Ignacio Zuloaga peut peindre avec un même bonheur, et dans la même acuité de vision, la fille à jupe verte, la vieille au bas groseille ou l'étrange carnation du «Nain aux Outres ».

Ainsi, chez Berges, n'apparaissent point seulement le respect et l'amour de la nature (disons l'idolâtrie, pour le beau sens barbare de ce mot), mais encore l'intelligence d'un pays et d'une race.

Dans cette oeuvre de peintre, nous prétendons saluer sans nul paradoxe cette qualité toute espagnole: la sonorité ; - et dans ce peintre affirmatif, habile et violemment sincère jusqu'en ses artifices, dénoncer une belle cruauté de vision, et le présage encore, s'il sait trouver un jour l'accord entre sa vision et ses moyens d'expression, d'une puissante sécurité, d'un sensualisme grave ou serein.

... Il y avait ici un peintre: Bon peintre, prends ta toile, roule ta toile et l'emporte...

A. L.

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[Les notes qui suivent sont d'A. L.]

1. Sur la terrasse de Bagatelle - oeuvre habile et volontaire, d'un art très concentré, expressif, toujours d'un mouvement logique, essentiel : exécution sobre, vision toujours conduite, et dénudée ; assez loin des voies ordinaires de l'art épisodique où s'engluait toute cette écoeurante exposition. (Une robe de femme, à droite, signifiait suffisamment la synthèse et le choix dans le graphique de cet artiste très intellectuel, et, au plus haut point, le don de sacrifier : - c'est d'essencier.)

2. Femmes dans un cimetière algérien - petite étude de matérialisme lumineux : recherche, semble-t-il, de la solidité des couleurs, vision indiscontinue de la forme dans la couleur dilatée et mouvante, pesante presque.

3. Ernest Gayac exposait six eaux-fortes, dont un admirable « Satyre », gage d'un art elliptique qu'il conviendrait d'interroger longuement, en tout autre lieu. (Une autre planche : « Sycorax », d'une beauté au contraire complexe, livrait à l'analyste une triple signification.) - Je ne sache pas, d'ailleurs, qu'un semblable talent, qu'une personnalité aussi distante ait soulevé autre chose que l'horreur...

4. Deux cartons (Paysages de Corrèze) atrocement placés.

5. Au demeurant, notons bien vite que l'art de M. Berges ne laisse pas que d'être scrupuleux de sa technique, jusqu'à la superposition de ces fameuses complémentaires. Et c'est ici lieu de rappeler la leçon de cet impeccable et très savant pastel (Jardin de l'Alcazar), presque trop réalisé, qu'il exposait encore en manière de conciliation. Le seul angle inférieur droit de ce tableau, véritable clef, valait qu'on l'appelât musical.

APPENDICE B

Préface sans titre, Récent Paintings by Alice Acheson, The Whyte Gallefy, United Nations Club, Washington D.C., April 19-May 10, 1947.

In Art, it is rare that a woman's vision can lift itself above the immediate statement ; even more rare that such a vision, in the pursuit of structure and composition, should attach itself to the essential without fear of sacrifice. Hère, in the work of Alice Acheson, is the fulfillment of an art where one finds associated, in an unusual combination, the finest gifts of instinct and will - an art at the same time full-bodied yet simplified, vivacious yet sober, free yet restrained, and in which the renunciation always equals the generosity ; where, in a word, there is affirmation of virile mastery with pure feminine instinct.

It is the intimate nobility of such an art that it never yields to facility nor even to artifice, and that it escapes all compromise or any sectarianism.

The moods are extremely variable. But in spite of this that very versatility answers exactly to the fidelity of the artist toward herself, in her constant care to exhaust every method of approach in the service of this same severe demand.

Neither complacency nor timidity - what could be a better guaranty of authenticity for an artist ? The pride of such an art is in its integrity, Its unconcern with trying to please is its ransom.

Here is purity of an art which neither offers nor rejects but which is true to itself.

ALEXIS St LEGER LEGER.

NOTES ET DOCUMENTS

VOLTAIRE, DU COTE DE SODOME ?

La France de Louis XIV et de la Régence était-elle devenue une nouvelle Sodome ? C'est la question qu'on se pose à lire Voltaire, sa jeunesse et son temps de Roger Peyrefitte 1. Des foules d'homosexuels emplissent ces 847 pages, soigneusement recensés par l'auteur. Sodomites, les deux d'Argenson, le comte de Tressan, le duc de Richelieu, le duc de Sully, le cardinal Fleury, Ferriol père de d'Argental, Moncrif, le comte de Clermont, Louvois, le lieutenant de police Hérault, etc., etc. 2. Parfois le livre prend l'allure d'un mémorial de la sodomie. Dans une promotion de maréchaux, l'auteur se plaît à relever un bon pourcentage de « chevaliers de la manchette » 3. L'exemple viendrait de haut Louis XIV, nous assuret-on, a commis le péché contre nature avec Mazarin 4. De même sont coupables, il va de soi, le régent, Dubois et le jeune Louis XV. L'amour que Voltaire - on risque de l'oublier - qualifie d'antiphysique 5 paraît si normal que lorsque se rencontre un personnage s'abstenant de le pratiquer, Roger Peyrefitte prend soin de nous signaler la singulière anomalie. N'étaient pas pédérastes, souligne-t-il, le marquis d'Alègre, le président Hénault, le président de Maisons, l'abbé Magron, Mgr Atterbury, le P. Le Courayer 6. Ces exceptions ne font que confirmer la règle. Embrassant du regard la société française telle qu'il se la représente, Roger Peyrefitte conclut

1. Paris, Albin Michel, 1985, deux volumes in-8°. Nos références sans autre indication renvoient à cette édition.

2. I, 273, 440, 467, 476 ; II, 82, 118, 230, 319, 356.

3. II, 175-6.

4. II, 319.

5. L'Anti-Giton, O.C, édition Moland, IX, 562.

6. II, 176, 242, 243, 339, 360.

236 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

que la sodomie était « le péché mignon de presque tout un monde » 7. Dans ce monde à l'envers, que faisait le jeune François-Marie Arouet ? L'auteur de cette biographie n'en peut douter : son héros s'adonnait au péché dit « mignon ».

Mais les faits sont là Les amours féminines de Voltaire sont bien connues. Il fut l'amant de Pimpette, de Suzanne de Livry, de Mme de Rupelmonde, de la présidente de Bernières, d'Adrienne Lecouvreur, en attendant qu'entrent dans sa vie la marquise du Châtelet et Mme Denis. Voltaire eut une activité amoureuse normale - si du moins on veut bien considérer comme normale la relation hétérosexuelle. Roger Peyrefitte ne le conteste pas. Il ajoute même à la liste des maîtresses de Voltaire la marquise de Mimeure. Il lui faut donc prêter au jeune Arouet des moeurs bisexuelles. Qui penserait que ce garçon de santé précaire était doué d'un tempérament assez fougueux pour diriger ses appétits indifféremment sur l'homme et sur la femme ? Peut-être même avec une préférence pour l'homme. Car Roger Peyrefitte va jusqu'à écrire que Voltaire « a du goût pour la pédérastie» 8. Reste à voir comment est démontrée une telle affirmation.

Roger Peyrefitte mélange deux genres. Son livre se présente comme une biographie. Il est donc censé serrer du plus près la vérité en s'appuyant sur les documents. Le lecteur est en droit de demander à ces deux tomes ce qu'on peut connaître de la vie de Voltaire jusqu'en 1726. En fait, nous ne lisons le plus souvent que des fictions. Auteur de plusieurs bons romans, Roger Peyrefitte biographe s'octroie simultanément toutes les latitudes du romancier. Il raconte cette vie telle qu'il lui plaît de la recréer. D'où une multiplication de scènes fabriquées de toutes pièces. L'ouvrage s'ouvre sur le baptême de François-Marie, récit fort détaillé, enjolivé de nombreux détails, parfois invraisemblables. Ainsi Roger Peyrefitte prétend qu'était présente à la cérémonie la mère de l'enfant. Mme Arouet avait accouché la veille (la date de naissance du 21 novembre 1694 est acceptée sans discussion) 10. Le lendemain, 22 novembre, la voici déjà sur pied, capable de se rendre à l'église, cette femme de santé fragile, qui mourra jeune 11. Comment Roger Peyrefitte le sait-il ? Il l'imagine. Épisodes pareillements fictifs, la

7. II, 356.

8. II, 111.

9. I, 7 : « Descendaient [du carrosse] Me François Arouet [...] et son épouse. » Sur ce baptême nous n'avons comme document que l'extrait du registre paroissial, O.C, édition Moland, I, 294. Il porte les signatures des parrain et marraine, du père, du curé. M™ Arouet n'a pas signé.

10. Est ignoré ici le problème posé par les déclarations de Voltaire prétendant être né le 20 février 1694.

11. Voltaire, D 344, se dit né de parents « malsains et morts jeunes », ce qui vaut pour sa mère, et pour un père qui ne serait pas François Arouet - Nous renvoyons au numéro des lettres de l'édition dite « définitive » de la Correspondance de Voltaire, dans l'édition en cours de publication des O.C, Oxford, The Voltaire Foundation.

NOTES ET DOCUMENTS 237

somptueuse réception qu'aurait offerte François Arouet pour le baptême du futur Voltaire ; la visite à Versailles du jeune garçon conduit par son père, pour assister au dîner du roi ; ses pèlerinages aux tombes de Racine, Corneille, Molière ; sa présence aux obsèques de Louis XIV à la Sainte-Chapelle ; ses rencontres et ses conversations avec le P. Daniel, avec Huet évêque d'Avranches, etc. Chaque page de cette biographie est sujette à caution, et très souvent la caution fait défaut L'auteur produit de petits vers, plus orduriers que galants, qu'Arouet aurait débités à Pimpette : on les chercherait vainement dans les OEuvres complètes 13. Autre « inédit » fabriqué : une réponse de Thiriot à Voltaire, bien entendu absente de la Correspondance 14. On comprend que le biographe se soit abstenu de donner ses références, à deux exceptions près dont nous reparlerons. Un romancier, n'a pas à citer ses sources.. Mais un roman n'est pas une biographie.

Si l'on juge ce Voltaire en tant que biographie, on lui reprochera une information lacunaire. Il est fort douteux, par exemple, que l'ode sur La Chambre de justice, juridiction d'exception chargée de faire rendre gorge aux financiers, soit de Voltaire. C'est en 1817 seulement que les libraires Lefèvre et Déterville en grossirent leur édition sur un indice futile. Tombe donc ce qui est dit à partir d'une fausse attribution, sur les relations précoces d'Arouet. avec les milieux d'argent Roger Peyrefitte ignore manifestement les recherches récentes qui font remonter Le Crocheteur borgne et CosiSancta au « premier Sceaux », vers 1715. Au reste ses deux volumes s'intéressent assez peu à l'oeuvre de Voltaire. Sur le départ pour l'Angleterre et le début du séjour outre Manche, il ne connaît pas les travaux de Norma Perry et de Michel. A. Rousseau. Il fait débarquer Voltaire à Douvres 16 : sans doute parce que c'est par ce port que de nombreux voyageurs français prennent aujourd'hui pied sur la terre anglaise. Mais en réalité le packet-boat qui desservait Calais déposa l'exilé dans l'estuaire de la Tamise, à Gravesend. Erreur sans grande conséquence, dira-t-on. En effet, mais qui, s'ajoutant à beaucoup d'autres, confirme combien est peu sûre cette biographie, où la fantaisie se donne carrière.

L'imaginaire de Roger Peyrefitte ne nous élève pas sur les sommets. Que vient faire dans une Vie de Voltaire l'anecdote de l'évêque de Noyon posant culotte sur le bord de la route de Versailles, et cinglé au passage par un cocher 17 ? Tout le récit est

12. I, 29, 91, 460-2.

13. I, 122.

14. I, 242. On sait que l'orthographe « Thiériot » de Desnoiresterres, reprise par Roger Peyrefitte, est fautive. L'orthographe «Thiriot» est signalée en I, 139.

15. I, 221 et suiv.

16. II, 353.

17. I, 14.

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truffé d'historiettes du même genre, où ne sont pas épargnés les détails nauséabonds. Et en outre, le biographe ne se prive pas d'attribuer au jeune Arouet les pires turpitudes. Le collégien récitant en classe des obscénités 18, initié aux lupanars homosexuels de Paris 19, fabriquant une épigramme graveleuse 20 : autant de fioritures gratuites, sans la moindre justificatioa Aussi imaginaires, les allées et venues d'Arouet sous la conduite de Servien. Cet abbé, sodomite notoire de la société du Temple, était effectivement l'une de ses connaissances 21. Mais les discours que lui aurait tenus Servien, la visite de Versailles guidée et commentée par l'abbé, la présence d'Arouet toujours flanqué de ce même mentor aux obsèques du duc de Bourgogne 22 : toutes scènes relevant du roman biographique.

Ces fictions accumulées impressionnent le lecteur non informé. Il n'en est pas moins évident que, dans une perspective critique, elles n'ont aucune valeur. Roger Peyrefitte en est conscient. Aussi ne s'en tient-il pas là De l'homosexualité de Voltaire il entend apporter des preuves documentaires. Il cite donc deux textes, les seuls dont il fournisse la référence : une phrase d'une lettre au comte d'Argenson, du 3 octobre 1752, un court billet de Voltaire à Thiriot de 1716171723. Au total huit lignes. Mais dans ce peu de mots, Roger Peyrefitte croit tenir la preuve qu'il cherche, qui aurait jusqu'ici échappé à tous les commentateurs.

Le 3 octobre 1752, Voltaire écrivant de Potsdam au comte d'Argenson, ministre de la Guerre, glisse ceci :

Qui eût dit, dans le temps que nous étions ensemble dans l'allée noire, qu'un jour je serais votre historien, et que je le serais de si loin ?

« Ensemble dans l'allée noire », selon Roger Peyrefitte, peut signifier seulement : « lorsque nous forniquions ensemble », dans cette allée noire, au collège 24. Et sur ce l'auteur brode : il existait entre les murs de Louis-le-Grand une allée affectée aux ébats

18. I, 43.

19. I, 72.

20. I, 139.

21. On sait très peu de chose sur les relations d'Arouet avec l'abbé Servien. Celui-ci n'est nommé nulle part dans la correspondance. Il apparaît une seule fois dans les Notebooks, O.C, Oxford, LXXXI, 377 (à quelqu'un qui protestait contre les avances de « ce bougre de prêtre », l'abbé répond : « Monsieur, je ne suis pas prêtre »). Le seul document est l'épître de consolation qu'Arouet adresse à Servien, incarcéré à là Bastille, pour une affaire de politique plutôt que de moeurs. Ce qu'il dit en ces vers n'indique pas que dans les mois précédents il suivait Servien comme son initiateur aux mystères de la cour et de la ville.

22. I, 81-6, 92.

23. D 5028, D 44.

24. I, 39.

NOTES ET DOCUMENTS 239

sodomites entre élèves. L'allée, asile des « fredaines », reparaît plusieurs fois dans la suite du récit Roger Peyrefitte imagine même que certain jour l'abbé Servien y rejoignit François-Marie2S. Redites qui tendent à accréditer une interprétation inacceptable.

Car dans quel contexte se situe la phrase à laquelle on fait un tel sort? Voltaire écrit, ce 3 octobre 1752, une lettre d'accompagnement Il vient de terminer sa tâche d'historiographe du roi, qu'il veut garder médite : l'Histoire de la guerre de 1741 (guerre de Succession d'Autriche, 1741-1748). Il en a envoyé un manuscrit à Madame de Pompadour. Il en envoie un autre au ministre de la Guerre : hommage normal, puisqu'il a rédigé son ouvrage d'après les dépêches reçues dans les bureaux de d'Argenson. Il y joint d'autres documents : des lettres du roi de Prusse au cardinal Fleury, que le ministre ne connaît peut-être pas. Ce courrier répond à une stratégie. En cet automne de 1752, Voltaire se trouve en difficulté à la cour de Prusse. Il voudrait s'ouvrir la voie pour un retour en France. Dans ces circonstances, était-il opportun de rappeler au ministre les turpitudes de leur jeunesse commune ? Rappel d'autant moins indiqué, qu'une indiscrétion était à craindre : le paquet, contenant avec la lettre le manuscrit de l'Histoire et la correspondance de Frédéric II, est confié à un messager qui le remettra à d'Argenson, un certain M. Le Bailly.

Roger Peyrefitte tire argument du fait que la lettre fut écrite à Potsdam, dans l'entourage de Frédéric II, « grand maître de la pédérastie européenne» 26. Raisonnement étrange. Voltaire aurait été obsédé par l'ambiance sodomite, à tel point qu'il ne peut parler que de « cela », même dans les circonstances où ce genre de propos est le plus déplacé? En réalité ses écrits prussiens ne révèlent aucune obsession de cette sorte. Dans Micromégas, mis au point à Berlin, il n'est fait, à la différence d'autres contes, nulle allusion à l'homosexualité. Une seule lettre de cette période évoque les particularités de la cour prussienne. Mais Voltaire y précise qu'il se tient à l'écart de ces moeurs. Il mande à Mme Denis, le 17 novembre 1750 : « Tout cela ne me concerne pas » :

J'ai passé l'âge heureux des honnêtes amours

Et n'ai point l'honneur d'être page : Ce qu'on fait à Paphos et dans le voisinage

M'est indifférent pour toujours.

« Je ne me mêle pas de leurs amours », ajoute-t-il 27. Sagement (pour une fois), il évite de se compromettre dans ce genre d'intrigues,

25. I, 49, 67, 71, 435.

26. I, 39, note.

27. D 4269. Ce qui confirme le parti adopté par lui dès le début de ses relations personnelles avec Frédéric II. En 1740, après la rencontre de Clèves, il signifie au roi qu'il est, quant à lui, très différent du « tendre Algarotti » et du « beau Lujac ». Il se déclare « très désintéressé dans ces affaires de la Grèce » (D 2383).

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prévoyant qu'il aurait d'autre part suffisamment de sujets de querelles. En effet, à l'automne de 1752, il n'est plus, contrairement à ce qu'écrit Roger Peyrefitte, « l'hôte choyé de Frédéric II ». Il ne l'est plus depuis longtemps. Après l'affaire Hirschel, dont il s'est tiré péniblement, voici que commence en ce mois d'octobre 1752, l'affaire Maupertuis-Akakia, qui aboutira à la rupture.

Autre argument invoqué à l'appui de la thèse pédérastique : les italiques de l'allée noire, transcrivant sans doute un soulignement du manuscrit (que nous n'avons pas) 29. Or il est faux qu'au XVIIIe siècle le soulignement et l'italique soient spécialement affectés aux allusions obscènes. Ils sont employés là où nous mettons aujourd'hui des guillemets. Il suffit pour s'en convaincre de consulter la lettre qui suit immédiatement D 5028. Dans D 5029, de Voltaire à d'Argental, plusieurs mots sont en italiques : le mot « petit », employé dans Le Siècle de Louis XIV pour qualifier le concile d'Embrun ; puis une citation de l'Évangile, une autre de Quinault, et le proverbe « Sauve qui peut ». L'italique de « l'allée noire » indique qu'elle était ainsi appelée au collège. Elle ne nous apprend rien sur ce qu'on y faisait.

Qu'y faisait-on, au juste ? Pour le savoir nous sommes réduits à la seule et unique phrase de D 5028. Nulle part ailleurs en effet, il n'est fait mention de « l'allée noire ».

Essayons de nous représenter concrètement les choses. Cela nous est possible grâce au plan de Turgot Cet admirable document, établi entre 1734 et 1739 (mais les locaux n'avaient pas changé depuis l'époque de Voltaire), nous donne à voir, non seulement les emplacements, comme nos plans d'aujourd'hui, mais les bâtiments fidèlement reproduits, avec leurs étages, leurs fenêtres, les cours, les jardins, les arbres. Le plan de Turgot met sous nos yeux l'équivalent d'une vue aérienne, prise à basse altitude. Regardons le collège Louis-le-Grand, tel qu'il nous est montré, installé sur la rue SaintJacques et sur la rue Saint-Étienne des Grés 30. Si nous réussissons à y localiser « l'allée noire », peut-être pourrons-nous comprendre ce qu'on y faisait

Il s'agit d'une « allée ». Non d'une chambre, ou d'une cave, ou d'un corridor fermant aux deux extrémités : un « corridor de la fornication », homologue honteux du « corridor de la tentation » de Zadig. Une « allée » : voilà qui n'est guère commode pour des ébats qui demandent tout de même de la discrétion. Aussi Roger Peyrefitte tente-t-il de lui annexer une chambre. Il mentionne « les fredaines de l'allée noire et de la chambre noire ». Mais non : aucun document ne

28. I, 39, note.

29. Le texte de D 5028 n'est connu que par l'édition qu'en donnèrent en 1825 les Mémoires du marquis d'Argenson.

30. Nous utilisons la réédition du plan avec ses notices, Paris, Les Yeux ouverts, 1966.

' NOTES ET DOCUMENTS 241

nous dit que les élèves de Louis-le-Grand forniquaient dans une « chambre noire ». Il faut nous en tenir à « l'allée ».

Que désigne le mot au XVIIIe siècle ? Le dictionnaire de Littré, si utile pour la connaissance dé la langue classique, mentionne deux acceptions. « Un passage étroit entre deux murs conduisant du dehors dans l'intérieur d'une maison » ; comme illustration est cité un texte de La Nouvelle Héloïse. Mais le plan de Turgot ne laisse voir aucune brèche entre deux murs : la ligne des bâtiments sur la rue est continue, sans interruption. Au reste, un passage entre la voie publique et l'intérieur du collège se prêterait mal aux exercices érotiques des élèves.

Littré donne une seconde acception : « voie entre deux rangs d'arbres ». Et il cite Rodogune, v, 4 :

Je l'ai trouvé, seigneur, au bout de cette allée Où la clarté du ciel semble toujours voilée.

Nous y voilà C'est bien ainsi que Roger Peyrefitte comprend le mot : une « grande allée ombragée où les élèves se donnaient leurs rendez-vous ». Cette « allée », qui est « grande », doit s'apercevoir, avec ses arbres, sur le plan de Turgot Las ! le collège du XVIIIe siècle s'élevait dans une zone urbaine de construction déjà très dense. Entre ses murs, il admettait encore moins de verdure que l'actuel lycée Louis-le-Grand. A vrai dire, on n'y discerne pas la moindre trace de végétation. Enserrés entre deux rues, accolés aux collèges du Plessis, des Cholets, ses hauts bâtiments laissent à peine la placé pour trois cours de récréations exiguës. Aucune trace d'« allée », « noire » ou autre.

Pourtant « l'allée noire » a bien existé. Mais il faut vraisemblablement la chercher ailleurs que dans les locaux de la rue SaintJacques. On se souvient qu'au mois de mai 1711, Arouet fut envoyé, avec d'autres élèves à la veille de quitter le collège, au noviciat des jésuites pour faire une retraite de huit jours. Il en sortit « muni de cinquante sermons » 31. Les bâtiments du noviciat, nous les voyons sur le plan de Turgot, rue du Pot-de-Fer, quartier du Luxembourg. Ils se dressent à la périphérie de la ville. La rue de Vaugirard, toute proche, n'est plus construite que sur son côté nord : en face des jardins, des prés. En ce quartier déjà champêtre, le noviciat admet à l'intérieur de ses bâtiments des jardins, des arbres, dessinés sur le plan de Turgot

C'est ici, sans doute, qu'Arouet a fréquenté, avec le jeune d'Argenson et d'autres, « l'allée noire ». Qu'étaient-ils censés y faire ? En ce lieu de retraite, les pères les invitaient à se promener pour méditer et se repentir. L'allée était dite « noire » à la fois à cause de ses ombragés, bien fournis au mois de mai, et des pensées

31. D3, 23 mai 1711.

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE (86e Ann.) LXXXVI

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pénitentes que ceux-ci devaient inspirer. Certains mauvais sujets saisissaient-ils l'occasion de forniquer ensemble ? C'est peu probable. Malgré les frondaisons, le lieu était exposé de toutes parts. Il est entouré des quatre côtés par des constructions de deux ou trois étages, dont les fenêtres regardent le jardin. Sur un côté au moins, s'étendent des arcades donnant directement sur les parterres. A tout moment peuvent surgir des dénonciateurs : bons élèves, surveillants, novices, prédicateurs (les cinquante sermons en huit jours n'ont sans doute pas tous été prononcés par le même orateur).

En tout cas, étant donné la disposition des lieux, la fornication dans « l'allée noire » ne pouvait être pratiquée qu'au vu et au su des pères, et avec la tolérance de ceux-ci. Or voilà qui est impensable. Ces religieux sont des chrétiens sincères, soucieux de la moralité de leurs élèves. Roger Peyrefitte lui-même, qui n'aime pas les gens d'Église, le reconnaît « Les maîtres demeuraient généralement sans reproche » 32. A défaut de la foi, la prudence la plus élémentaire commandait la vigilance. Qu'auraient dit leurs ennemis les jansénistes, à l'affût de leurs défaillances, s'ils avaient eu la preuve que ces jésuites détestés poussaient leur « morale relâchée » jusqu'à permettre à leurs élèves de se sodomiser, dans un collège devenu lieu de débauche ?

La rumeur en réalité ne reprochait pas aux jésuites de fermer les yeux sur les fornications des élèves entre eux. On les accusait d'un vice plus difficile à réprimer à l'intérieur du collège : les liaisons « particulières » de tel ou tel régent avec des élèves. Une partie des pères étaient des hommes fort jeunes, débutant dans la Société de Jésus : les préfets « cubiculaires », ainsi nommés parce qu'ils vivaient avec un petit groupe d'élèves, dans la même chambre. Certains « amusements », écrira Voltaire, « ont été assez communs entre les précepteurs et les écoliers ». « Les moines chargés d'élever la jeunesse ont été toujours un peu adonnés à la pédérastie. C'est la suite nécessaire du célibat auquel ces pauvres gens sont condamnés. » 33 II est arrivé une fois à Voltaire de se plaindre d'avoir été luimême attaqué de la sorte par ces « moines ». C'était pendant son séjour en Angleterre. A la table d'Alexander Pope, la mère du poète, le voyant si mal en point, s'étonne de sa mauvaise santé. Il s'écrie : « Oh ! these damned Jesuits, when I was a boy, buggar'd me to such a degree that I shall never get over it as long as I live » 34. Curieusement, Roger Peyrefitte ne fait aucune mention de l'incident Non qu'il faille prendre au pied de la lettre une telle foucade. Il est certain que la mauvaise santé de Voltaire a une tout autre origine, congénitale. Parfois, au cours de son exil, il a proféré devant de

32. I, 40.

33. Dictionnaire philosophique, «Amour socratique», O.C, éd. Moland, XVII, 183.

34. Cité par André M. Rousseau, d'après un document inédit, L'Angleterre et Voltaire, Studies on Voltaire, CXLV, Oxford, 1976, 113.

NOTES ET DOCUMENTS 243

flegmatiques Anglais d'ahurissantes énormités : par exemple qu'à la Bastille il avait mâché son linge pour en faire du papier, afin d'écrire La Henriade...* 5. La déclaration furibonde à la table de Pope évoque une image fantasmatique du jésuite. Quant à la réalité, quelle fut-elle, selon la vraisemblance ? Peut-être le geste indiscret de quelque régent Plus certainement, comme il l'a dit ailleurs, le châtiment d'une claque bien placée 36.

L'autre document est un billet de Voltaire à Thiriot, de 1716 ou 1717, qui ouvre sa correspondance avec son ami, telle qu'elle nous est parvenue. On nous pardonnera de devoir citer le texte:

Il faut que tu te souviennes de dénicher dans d'Aubigné la fin de la conversation de Toury, non pas celle de monsieur de Sully qui ne fit que bander pendant une heure pour insulter au vit flasque de mr. du Palais, mais de la conférence de Catherine de Médicis et du prince de Condé où il est question d'une de Meunier etc.

Nota que c'est ce bougre d'abbé de qui m'a conté tout cela 37.

Le sens du billet est clair. Voltaire se trouve hors de Paris, à Vaux, à Sully, ou ailleurs. Il y rencontre un abbé sodomite, l'abbé de... 38. Préparant son poème de La Henriade, il lui parle de l'époque des guerres de religion. L'abbé alors lui raconte deux anecdotes : l'exhibition virile du duc de Sully devant ce pauvre M. du Palais. On comprend qu'un « bougre » comme l'abbé de... soit friand d'une scène de cette sorte. L'autre anecdote porte sur une « conférence » entre Catherine de Médicis et le prince de Condé, où il serait question d'une « de Meunier ». Voltaire a cru comprendre que l'une et l'autre sont dans l'Histoire universelle d'Agrippa d'Aubigné. Il demande à Thiriot de vérifier pour la seconde, utilisable éventuellement soit dans le texte soit dans les notes de la future Henriade. Car la première, l'érection prolongée de M. de Sully, ne peut évidemment pas trouver place dans un poème épique.

De son entretien avec l'abbé de..., Voltaire a surtout retenu la « conversation » vraiment étonnante, dé M. de Sully. Or celle-ci n'est pas dans d'Aubigné. Où l'abbé sodomite avait-il pris cela? On ne sait Mais en ce début du XVIIIe siècle la légende de Henri IV demeure fort vivante. On colporte des anecdotes sur le roi gascon et son temps, comme celles qu'Arouet entendit à Saint-Ange, de la bouche du vieux Caumartin, précisément à la même époque. L'exploit de M. de Sully rapporté par l'abbé sodomite appartient sans doute à cette chronique parlée.

35. Ibid, p. 132. Voltaire s'adresse au philosophé George Berkeley.

36. Voir aussi ce passage, D 9743,20 avril 1761, sur l'abbé d'Olivet qui fut, sous le nom du P. Thoulier, son préfet cubiculaire à Louis-le-Grand : « Il me donnait des claques sur le cul quand j'avais quatorze ans ».

37. D44.

38. Contrairement à ce qui est dit, I, 242, la particule, omise par Roger Peyrefitte, exclut qu'il s'agisse de l'abbé Servien.

244 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

La conférence entre Catherine de Médicis et Condé figure bien en revanche dans l'Histoire universelle. Mais Voltaire a mal saisi les explications probablement confuses de l'abbé. Dans « la notable entrevue de Toury », telle qu'elle est racontée par d'Aubigné 39, il n'est pas question d'une « de Meunier », mais de la casaque blanche des réformés comparée à celle des meuniers. La reine aurait dit au prince : « Vos gens sont meuniers, mon cousin ». Il lui répondit : « C'est pour toucher vos ânes, Madame ». Voltaire, qui n'est pas un érudit, n'avait pas vraisemblablement à cette date consulté lui-même d'Aubigné. Il demande à Thiriot de le faire à sa place.

De ce billet si simple, Roger Peyrefitte propose une bizarre interprétation. Il commence par disjoindre la dernière phrase, qui serait gênante. La scène entre M. de Sully et M. du Palais ne serait rien d'autre que le rappel d'une scène entre Thiriot et Arouet, « dans l'étude de Me Alain» 40, au début de 1714, lorsque tous deux travaillaient ensemble, chez cet homme de loi, procureur au Châtelet Le biographe a déjà, cent pages plus haut4', raconté l'épisode comme s'il faisait incontestablement partie de la vie de Voltaire. Il nous montre Thiriot exhibant dans l'étude, pendant une heure, une virilité triomphante, tandis que le malheureux Arouet était incapable de fournir le moindre signe de vigueur. Comment se justifie un tel transfert ? On ne connaît pas - et c'est vrai - de personnage répondant au nom de M. du Palais 42. Conclusion : « M. du Palais » ne peut désigner que Voltaire, lequel habitait alors dans la Cour du Palais. Pourquoi le brave Thiriot est-il, quant à lui, affublé du nom de M. de Sully ? Réponse hésitante : Thiriot a «peut-être habité près du petit hôtel de Sully» 43. Peut-être... Ou bien c'est que le billet est écrit du château de Sully, au bord de la Loire : mais rien ne dit que ce soit le cas 44.

Cette « explication de texte » compliquée accumule les invraisemblances. Joindre à une demande de vérification de texte dans un ouvrage le rappel d'un épisode obscène vieux de deux ou trois ans ? Mélange saugrenu. Et cela se serait passé, une heure durant, dans l'étude de Me Alain : lieu encore moins discret que « l'allée noire » des jésuites. En l'absence même du maître et des autres clercs, à tout moment peuvent entrer des clients, ou cette excellente Madame Alain, pieuse personne, qui tenait le ménage de la maison et nourrissait les employés de son mari 45.

39. Histoire universelle, éd. de Ruble, II, 34-5, et éd. A. Thierry, T.L.F., 1982, II, 39-40.

40. I, 241.

41. I, 139.

42. I, 242.

43. I, 241.

44. C'est à tort que D 44 est désigné, I, 139, note, comme une « lettre de Sully à Thiériot, été 1716».

45. Voir D 628.

NOTES ET DOCUMENTS 245

Surtout on oublie que les deux scènes sont l'une et l'autre des anecdotes racontées par l'abbé de... : «Nota que c'est ce bougre d'abbé de qui m'a conté tout cela». Roger Peyrefitte a d'abord supprimé cette phrase finale, la remplaçant par un discret «etc.» 46. Après coup, il affirme que Voltaire l'aurait ajoutée par précaution, pour le cas où le billet tomberait « en des mains tierces ». Hypothèse fantaisiste, formulée à seule fin d'atténuer l'invraisemblance de l'interprétation

Les autres preuves d'une homosexualité de Voltaire ne sont pas plus convaincantes. On nous assure qu'il surnommait Thiriot « son petit pot» ou «son potet», «pour toute une série de raisons erotiques et comiques» 47. Ce qui est faux. Nous n'avons aucune lettre où Voltaire homme Thiriot « mon petit pot». Plus loin, nous lisons un résumé de D 114, juillet 1722, qui fausse le texte : «Il priait son « petit Potet » de s'enquérir si », etc. « Petit Potet » est introduit arbitrairement Voltaire s'adressant à Thiriot lui dit: « Mon cher ami ». Nous lisons une seule fois sous sa plume « mon cher potet», dans une lettre à Thiriot du 1er juillet 1729 48 : soit variante du populaire « mon pote », qui n'a pas de connotation homosexuelle, soit diminutif de « pot », avec allusion à la corpulence de Thiriot : appellation « comique », donc, mais non pas « érotique ».

Reste la dénonciation anonyme attribuée à l'abbé Dupuis ou à l'abbé Théru 49. En 1725, Voltaire, avec d'autres, a sollicité le lieutenant de police pour faire libérer l'abbé Desfontaines, emprisonné sous l'inculpation (pleinement justifiée) de sodomie, et risquant sous ce chef de mourir sur le bûcher. L'anonyme intervient pour empêcher l'élargissement du coupable. Il accuse Voltaire:

A la sortie dudit collège [des jésuites], il fut pensionnaire au collège des Grassins, et il était alors en commerce avec quelques infâmes, entre autres le chevalier Ferrand, ancien et fameux corrupteur, demeurant rue de Bièvre, et si on voulait le faire visiter on trouverait qu'il a actuellement du mal qu'on ne gagne pas à faire des vers, et que l'abbé Desfontaines est digne d'être mis au nombre de ses amis.

Cette dénonciation mérite peu de crédit Les pourchasseurs de sodomites font parfois des confusions. L'abbé Guyot Desfontaines avait d'abord été arrêté sous le nom de Duval Desfontaines. De même le texte qu'on vient de lire contient certainement une erreur. Arouet n'a pas été au sortir de Louis-le-Grand « pensionnaire au

46. I, 241.

47. I, 426.

48. D361.

49. p 232 (vers le 25 mai 1725), non signée. Voir H. Boivin, « Les Dossiers de l'abbé Desfontaines aux archives de la Bastille (1724-1744) », R.HL.F., janvier-mars 1907.

246 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

collège des Grassins », établissement installé hors de la ville, rue des Amandiers 50. Selon le Commentaire historique dicté par lui-même, « au sortir du collège » il fut « envoyé aux écoles de droit par son père » 51 : écoles situées au coeur du Pays latin, rue de Saint-Jean de Beauvais et place de Cambrai 52. L'anonyme confond vraisemblablement avec quelqu'un d'autre. Arouet ne serait donc pas ce pensionnaire des Grassins qui eut commerce avec Ferrand. On se demande enfin comment le dénonciateur pouvait savoir que le poète avait contracté une maladie vénérienne. Parmi les nombreux maux dont Voltaire souffrira par la suite, on ne diagnostique pas les séquelles d'une telle affection 53. Le fait est que de cet écrit de l'anonyme le lieutenant de police ne jugea pas devoir tenir compte.

Il est possible que Voltaire en sa jeunesse ait eu des expériences homosexuelles. L'hypothèse a été fugitivement avancée jadis par Lytton Strachey, puis évoquée par Théodore Besterman (contredisant Strachey) 54. Haydn Mason récemment a de nouveau posé la question 55. Il s'abstient prudemment de trancher : les preuves manquent Elles continuent de manquer après la biographie de Roger Peyrefitte. Les deux textes allégués comme concluants ne le sont nullement

Il vaudrait la peine de chercher ce que Voltaire pense de l'amour antiphysique d'après son oeuvre : aspect non négligeable de la question.

Manifeste-t-il réellement « du goût pour la pédérastie » ? Cela ne ressort pas des quelques personnages d'homosexuels apparaissant dans ses contes. Ce sont, sans exception 56, des grotesques. On se rappelle Monsignor Profondo qui voulut apprendre à Scarmentado les catégories d'Aristote, et fut sur le point de le mettre « dans la catégorie de ses mignons » 57. Cela se passait à Rome. Séjournant dans la même ville, à la recherche de la princesse de Babylone,

50. Voir le plan de Turgot, planche 5.

51. O.C, éd. Moland, I, 72.

52. Plan de Turgot, planche 7.

53. Roger Peyrefitte fait une entière confiance à la dénonciation. I, 86 : il suppose qu'Arouet a suivi au collège des Grassins une sorte de propédeutique du droit, ce qui ne s'accorde pas avec ce que dit Voltaire dans le Commentaire historique. I, 100 : Arouet aurait forniqué avec Ferrand, mais une seule fois, dans le jardin du Luxembourg. II, 239 : le biographe sait que la maladie vénérienne était une blennorragie. Mais fut-elle attrapée avec une fille ou avec un garçon ? Il l'ignore...

54. Dans sa biographie, Voltaire, London and Harlow, 1969, p. 240-241.

55. Haydn Mason, Voltaire, a biography, London, Granada, 1981, p. 52-53. Peut-être Thiriot était-il homosexuel, en dépit des assiduités dont il poursuivit Mlle Salle. L'abbé Desfontaines l'aurait tenu par là Ce qui expliquerait les dérobades de l'ami de Voltaire dans l'affaire de la Voltairomanie.

56. Il est abusif d'interpréter dans Jeannot et Colin l'amitié des deux garçons comme une relation pédérastique (I, 71).

57. Romans et contes, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1979, p. 135.

NOTES ET DOCUMENTS 247

Amazan voit défiler devant lui « de graves personnages, les uns en robe rouge, les autres en violet » : ils regardent le beau garçon « en adoucissant les yeux » et murmurent » « San Martino, che bel ragazzo ! San Paneratio, che belfanciullo !»5S. Moins épisodique est dans Candide le sodomite baron jésuite, frère de Cunégonde. Seule figure totalement antipathique parmi les personnages reparaissants du récit, il est au dénouement exclu du jardin de Candide, où sont au contraire admis Pangloss, amateur d'amours ancillaires, et frère Giroflée avec sa Paquette. On n'a pas oublié enfin, dans l'épilogue de La Princesse de Babylone, la diatribe contre « le pédant Larcher », lequel à en croire Voltaire « se répand en éloges sur la pédérastie », et « ose dire que tous les bambins de [son] pays sont sujets à cette infamie. Il croit se sauver en augmentant le nombre des coupables » 59.

Une « infamie » : c'est ce mot dont on connaît la virulence voltairienne qui stigmatise le « péché mignon ». Philosophe de l'histoire, Voltaire s'indigne contre ce même Larcher, « qui prétend que chez les Perses la pédérastie était ordonnée » par la coutume. « Quelle pitié ! comment imaginer que les hommes eussent fait une loi qui, si elle avait été exécutée, aurait détruit la race des hommes? » 60. Pas davantage il «ne peut souffrir» que Larcher, encore lui, assure que chez les Grecs cette « abomination dégoûtante» ait été autorisée par la législation 61. Voltaire s'est montré tolérant dans ses relations avec les sodomites de sa connaissance : l'abbé Servien, Desfontaines jusqu'à leur rupture, Algarotti, Thiriot peut-être. Mais comme moraliste, comme philosophe de la « loi naturelle », il condamne sans appel. Revenant une dernière fois sur le sujet, quelques mois avant sa mort, il redit sa réprobation : « une turpitude qui déshonore la nature humaine », une « infamie », un « vice indigne de l'homme ». Il demande seulement qu'on renonce à brûler vifs « le peu de malheureux convaincus de cette ordure, plus faite pour être ensevelie dans les ténèbres de l'oubli que pour être éclairée par les flammes des bûchers aux yeux de la multitude» 62. Qui oserait, dans sa sévérité comme dans sa mansuétude, lui donner tort ?

RENÉ POMEAU.

58. Ibid., p. 396.

59. Ibid., p. 413-414.

60. Essai sur les moeurs, Paris, Garnier, 1963, I, 43.

61. Dictionnaire philosophique, O.C, éd Moland, XVII, 180.

62. Le Prix de la justice et de l'humanité (1777), O.C, éd. Moland, XXX, 569-570.

248 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

BAUDELAIRE ET LA MÉSANGÈRE

Le nom de Pierre de La Mésangère semble n'avoir paru que deux fois sous la plume de Baudelaire. La première référence se trouve dans une lettre à Auguste Poulet-Malassis du 16 février 1859 :

La troisième La Mésangère ? Vous ne sauriez croire de quelle utilité pourront m'être ces choses légères, non seulement par les images, mais par les textes i.

Baudelaire pense sans doute utiliser ces « choses légères » dans son projet Les Peintres de Moeurs, projet qu'il caresse dès 1858 mais qu'il ne mènera jamais à bonne fin 2.

Cette première référence constitue en effet une demande, qui semble avoir été assez rapidement satisfaite par Poulet-Malassis, puisque, à peu près six semaines plus tard, Baudelaire le remercie ainsi : « Merci pour vos costumes » 3. Il est bien possible aussi que ce fut aux oeuvres de La Mésangère que Baudelaire faisait allusion dans une lettre à Poulet-Malassis du 13 février 1859 : « Vous me ravissez avec les modes de l'an 7. Merci » 4.

La seconde de ces deux allusions à La Mésangère figure en note à un manuscrit de la première partie (vers 1-28 et 33-36) du poème « Les Petites Vieilles ». L'existence de ce manuscrit a été révélé par MM. F. W. Leakey et Claude Pichois dans leur article « Les Sept versions des Sept Vieillards » ; pour reprendre les termes dans lesquels ils ont présenté leur découverte :

Il s'agit du manuscrit des deux Fantômes Parisiens (Les Sept Vieillards et Les Petites Vieilles) dédicacé à Victor Hugo et à lui envoyé avec la fameuse lettre du 23 [?] septembre 1859 [...] Le manuscrit, tel qu'il nous est parvenu, [...] est incomplet des deuxième, troisième et quatrième parties des Petites Vieilles 5.

1. Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, L I, p. 550. La note qu'attache Claude Pichois à ce paragraphe (ibid., p. 1008) indique déjà l'intérêt que Baudelaire portait à La Mésangère à cette époque, et renvoie à un passage du Peintre de la Vie moderne où celui-ci déclare qu'il consulte actuellement les oeuvres de La Mésangère (Baudelaire, OEuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, t II, p. 684). Dans sa présentation du poème Les Petites Vieilles (O.C. II) Claude Pichois cite ce passage et le rattache au projet Peintres de Moeurs ; voir ci-dessus, note 2.

2. Voir O.C. I, p. 1018, note 2. Cf. le commentaire de Jacques Crépet et de Claude Pichois, éditeurs de Juvenilia. OEuvres Posthumes. Reliquiae, t II, Paris, Conard, 1852, p. 456, ainsi que la remarque de Jacques Crépet :

« On peut admettre que [le] morceau sur Guys était destiné à entrer dans un ouvrage général sur la peinture de moeurs, ou bien encore que Guys ne fut pas seulement un modèle, mais aussi un prétexte à traiter ce sujet ». (L'Art Romantique, édité par J. Crépet, Paris, Conard, 1952, p. 456).

3. Lettre du 29 avril 1859 : Correspondance, éd. cit., 11, p. 567. Une note de Claude Pichois (ibid., p. 1022) renvoie précisément à la lettre du 16 février.

4. Correspondance, 11, p. 549. La suggestion est de F.W. Leakey ; je tiens à remercier ici Félix Leakey de ses abondants conseils.

5. « Les Sept Versions des « Sept Vieillards » », F.W. Leakey et Claude Pichois, Études Baudelairiennes, t III, éd. J.S. Patty et Cl. Pichois, Neuchâtel, A la Baconnière, 1973, p. 279-280.

NOTES ET DOCUMENTS 249

Claude Pichois tient compte de ce manuscrit dans sa présentation du poème dans son édition des OEuvres Complètes de Baudelaire 6 ; il reproduit une note de Baudelaire au vers douze du poème, où celui-ci fait allusion à La Mésangère, et que je fais précéder ici de la strophe entière où se trouve ce vers :

Ils rampent, flagellés par les bises iniques, Frémissant au fracas roulant des omnibus, Et serrant sur leur flanc, ainsi que les reliques, Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus.

Le rébus n'est pas de mon invention. Il y a dans le journal de La Mésangère des gravures de modes où le réticule est orné de rébus brodés. 7

On sait que cette note n'a pas été retenue dans l'édition de 1861, mais quand en 1862 Baudelaire corrigea les épreuves des poèmes qu'il voulait faire insérer dans Les Poètes français d'Eugène Crépet, il a de nouveau eu l'idée de joindre une explication de ce genre aux Petites Vieilles. Il a donc ajouté cette deuxième note, avant de la biffer une nouvelle fois avant la publication. La note ressemble de très près au commentaire de 1859, sauf que Baudelaire ne cite plus maintenant le nom de La Mésangère :

Le ridicule, ou réticule, a été souvent orné de rébus d'une nature galante, comme le prouvent les vieilles gravures de modes 8.

L'ensemble de ces allusions dispersées, et surtout les deux notes explicatives, nous obligent à penser que ce fut dans des gravures de modes trouvées dans le journal de La Mésangère que Baudelaire a puisé ce détail de costume féminin. La référence à La Mésangère dans la lettre à Poulet-Malassis du 16 février 1859 comme celle qui figure dans la lettre au même du 13 février, donne à croire que Baudelaire aurait vu des gravures entre février et août 1859, la première publication des Petites Vieilles ayant eu lieu dans la Revue contemporaine le 16 septembre 18599, c'est-à-dire quelques jours avant que. Baudelaire eût envoyé le manuscrit du poème à Victor Hugo. La phrase du Peintre de la Vie moderne laisse entendre pour sa part que Baudelaire examinait toujours ces gravures entre novembre 1859 et février 1860, c'est-à-dire pendant la rédaction de cet essai. Le but de mes recherches a été d'identifier le plus exactement possible les gravures dont Baudelaire a pu avoir connaissance, afin de compléter les brèves descriptions de réticules qu'il hésite lui-même à nous donner.

La Grand Dictionnaire Larousse nous apprend que Pierre de La Mésangère naquit à La Flèche; le 28 juin 1761.

Il se fit ordonner prêtre et professa les belles-lettres à la Flèche jusqu'au mo6.

mo6. I, p. 89-91 et 1014-1019.

7. O.C I, p. 1018, note 2.

8. O.C I, p. 1018, note 2.

9. Voir Fleurs du Mal, éd. cit., p. 175.

250 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

ment où la Révolution vint fermer le collège de cette petite ville. Venu à Paris, il se confina prudemment dans la retraite et, en 1799, 10 il prit la direction du Journal des Dames et des Modes. On vit alors cet ecclésiastique, dont le caractère était sérieux et les moeurs austères, fréquenter les lieux publics pour y observer la toilette des dames, courir les théâtres et rendre compte des pièces nouvelles. « Il sortait toujours sans parapluie », dit Fayolle, « s'il venait à pleuvoir, il en achetait un. Il oubliait souvent sa tabatière, et dans ce cas, il en achetait une autre. Chaque fois qu'il sortait, il achetait quelque chose, tantôt une paire de bas de soie, tantôt une paire de souliers, un habit ou un chapeau. Il avait toujours dans sa poche des pièces de 15 et de 30 sous, pour donner aux pauvres qu'il rencontrait dans la rue. A sa mort, on a trouvé parmi ses effets, 1 000 paires de bas de soie, 2 000 paires de souliers, 6 douzaines d'habits bleus, 100 chapeaux ronds, 40 parapluies, 20 tabatières et 10 000 francs en pièces de 15 et 30 sous ».

M.-R.-A. Henrion, dans son Annuaire Biographique 1830-1843 n , fait mention de quelques autres ouvrages de La Mésangère ; une Géographie de la France d'après la nouvelle division en 83 départemens (Paris, 1791, in-8) ; une Nouvelle bibliothèque des enfans (Paris, 1794, in-12), entre autres.

Son oeuvre capitale reste le Journal des Dames et des Modes, qui fut fondé en 1797 et ne disparut qu'en 1838, donc sept ans après la mort de La Mésangère, qui l'avait dirigé pendant plus de vingt ans.

Le Journal des Dames et des Modes, qui fut créé en l'an V [ 1786-1787] par un littérateur nommé Sellèque avec la collaboration d'une dame Clément, est repris dès l'an IX [1800-1801] par La Mésangère, ancien professeur de philosophie et belles-lettres, qui le continua jusqu'en 1831. Cette revue constitue un document de premier ordre pour qui veut étudier les différents modèles de vêtements de ce temps 12.

Il est donc surprenant que les collections complètes soient si difficiles à retrouver. Colas 13 a remarqué que les « premiers numéros sont rarissimes », et précisément les livraisons des cinq premières années manquent à la collection de la Bibliothèque Nationale. Une collection complète quant aux textes mais à laquelle, malheureusement, il manque toutes les planches, figure cependant à la Biblio10.

Biblio10. cette date, voir ci-dessous, note 12.

11. Paris, Méquignon, 1834 ; t II, p. 75.

12. André Blum, Histoire du Costume, Paris, Hachette, 1952, p. 52.

Il convient de préciser la date à laquelle La Mésangère serait devenu directeur du Journal. Toutefois d'après André Blum, ce serait en 1800-1801. Eugène Hatin, dans sa Bibliographie historique et critique de la Presse Française, Paris, Firmin-Didot, 1866, déclare aussi que La Mésangère devint propriétaire du Journal à la mort de Sellèque, « au commencement de l'an IX » (p. 596), c'est-à-dire peu après le 23 septembre 1800 ; René Colas, dans sa Bibliographie Générale du Costume et de la Mode, Paris, 1933, 2 volumes, confirme cette date, en ajoutant que la mort de Sellèque survint le 2 nivôse an LX = 23 septembre. 1800 (p. 587). (Il est curieux de noter que la collection du Journal à la Bibliothèque Nationale commence très exactement à cette date.) On a déjà vu que le Grand Dictionnaire Larousse soutient que La Mésangère « prit la direction du Journal en 1799 » (voir ci-dessous,) ; le Grand Larousse Encyclopédique, à son tour, propose 1802- E. Hatin et R. Colas (op. cit.) précisent toutefois que La Mésangère fut dès le début du Journal le collaborateur pour les gravures.

13. Op. cit.

NOTES ET DOCUMENTS 251

thèque de l'Opéra (sinon au catalogue de cette Bibliothèque) ; j'ai pu la dépister grâce au renseignement préalable fourni par un catalogue de vente 14, et ensuite en faisant appel à la bienveillante obligeance des conservateurs de la Bibliothèque. C'est d'après les deux collections incomplètes de la Bibliothèque Nationale et de la Bibliothèque de l'Opéra que j'ai pu repérer des textes et des illustrations servant à éclaircir la nature à la fois du réticule et du rébus. Ces mentions et descriptions de réticules se trouvent surtout dans les textes des premières années du Journal ; on se rappellera que Baudelaire avait insisté, dans sa lettre à Poulet-Malassis du 16 février 1859, sur « l'utilité » de « ces choses légères » - « non seulement par les images, mais par le texte » 15.

Il est beaucoup plus souvent question, dans le Journal, de réticules que de ces « rébus » dont Baudelaire avait orné les sacs à main de ses petites vieilles. Le réticule a connu une mode de plusieurs années ; le rébus, en tant qu'ornement du réticule n'a été qu'une mode bien éphémère.

Les évocations de réticules se trouvent soit sous la rubrique « Modes Parisiennes », qui désigne un commentaire des modes de l'heure, soit sous le titre « Explication de la Gravure n° ... ». Ainsi, dans une des dernières livraisons du Journal en 1798, on trouve, sous la première de ces deux rubriques :

Le sac a définitivement remplacé les poches. On peut quitter un mari, un amant, jamais le sac; c'est le compagnon [sic] indivisible de nos belles, le dépositaire fidèle de leurs plus secrètes pensées. On l'appeloit le ridicule ; quelques changement survenus à leur forme, leur ont donné le nom gibecière. - Il y a des sacs de toutes couleurs ; les plus élégans sont brodés en or ou en soie ; une bourse plus ou moins garnie, une lunette, un mouchoir, et un roman, c'est tout ce qu'il faut pour qu'il soit complet (Journal, 1798, t I, n° 10, novembre, p. 12.)

C'est là la toute première référence à un réticule que j'aie pu relever. Celle qui suit est de nature plutôt « sociologique » que descriptive :

Toute femme bien mise porte son ridicule (sac) avec elle. Peu de personnes n'en ont qu'un ; on aime à en changer, et les mieux fournies en ridicules en prêtent à leurs amies. Il est rare de faire deux pas dans Paris sans rencontrer un ridicule... (Journal, 1798, t. I, n° 19, 18 novembre, p. 8.)

Ici, l'auteur s'est permis un jeu de mots que plus tard on le verra condamner chez les autres, et auquel se prête trop facilement le

14. Le Catalogue d'une très belle collection de Recueils de Costumes XVIIIe et début XIXe siècle, aquarelles originales appartenant à M. Vicomte et Jonghe comprend une longue description d'une collection intégrale du Journal - « collection la plus complète qui soit passée en vente » : cette venté eut lieu le 20 octobre 1930. L'auteur indique également l'existence à la Bibliothèque de l'Opéra des première et septième livraisons du Journal. Un autre catalogue de vente, Catalogue d'une collection importante de costumes militaires

français et étrangers, de costumes civils, recueils, suites, estampes détachées, aquarelles, livres, de livres illustrés des XVIIe et XIXe siècles, de recueils de lithographies, estampes du XVIIIe siècle, oeuvre de Felicien Rops, fait mention d'une collection des planches du Journal de 1797 à 1836 et d'une série de 313 planches (de 1797 à Tan XI [1802-1803]), qui fut vendue entre le 21 et le 29 novembre 1910.

15. Correspondance, t. I, p. 550.

252 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

terme ridicule, doublet de réticule. C'est toutefois ce terme-là qu'il utilise dans cette « Explication de Gravure » :

Ridicule à chiffre.

Il a été un moment où les femmes comme il faut n'en avoient plus ; mais elles ont senti qu'elles ne pouvaient s'en passer. Aussi, leur en voit-on plus que jamais. Elles ont des ridicules de matin, des ridicules de société, des ridicules de bals, des ridicules de spectacles. Ils font partie essentielle du trousseau de mariage. Une Demoiselle de bon ton doit au moins en apporter une douzaine à son mari. Elle lui en prête au besoin. Nos belles, à cet égard, se piquent de générosité (Journal, 1798, L I, n° 23, 2 décembre p. 13, « Explication de la Gravure No. 23 ») 16

Revenant aux divers embellissements de réticules qu'il a pu observer, il décrit plus tard dans cette même année,

[un] Sac appelé ridicule, en forme de corbeille. On tient à ces ridicules ; mais on aime à en changer... la forme. Les devises, les arabesques, les camées, les chiffres y sont successivement employés (Journal, 1798, t. I, n° 24, 9 décembre, p. 10, « Explication de la Gravure no. 24 ».)

Notre auteur ne se contente pas de donner des exemples de cette mode. Il s'intéresse également à ses origines, et au terme « ridicule » lui-même. Ainsi dans le numéro du 21 avril 1800, livraison 17, t. I, on lit :

Sur les sacs nommés ridicules.

La première fois (dit un journaliste) que j'entendis nommer ridicule, un de ces petits sacs dont les femmes se servent pour suppléer aux poches, je crus qu'on avait mal prononcé, ou que j'avois mal entendu, etc. De ridicule je fis réticule, qui signifie réseau, petit filet. Sûr de ma sagacité, je disais toujours réticule, je faisais sentir la grâce de cette expression, le ridicule de l'autre, et je commençois à compter des prosélites, même parmi les femmes. La manie de l'antique, qui commençoit dès-lors à régner, me secondait merveilleusement : le moyen de ne pas adopter de préférence un mot qui vient du latin, et qui a dû vraisemblablement représenter un meuble équivalent au sac des dames de Paris, à l'usage des dames de Rome. Cependant, comme réticule n'étoit dans toutes les bouches, et que sur plusieurs théâtres de jolis petits couplets à calembourgs avoient consacré ce dernier mot, je commençai à rougir d'avoir seul raison ; j'allai même jusqu'à craindre que ridicule ne fût la véritable expression, l'expression originale. J'appelai la science à mon secours. Après plusieurs fouilles infructueuses, je trouvai dans l'Encyclopédie un article reticulum, ou je vis que les romains (hommes et femmes) se servoient du reticulum, ou sac à réseau, pour porter depuis du pain jusqu'à des fleurs. Ciceron peint Verres portant à son nez un reticulum plein de roses. Cette découverte me fit sauter de joie et je me promis d'en faire part au public. J'Engage donc nos dames à rejetter [sic] le mot ridicule, source éternelle de plates équivoques et de mauvaises plaisanteries, pour adopter réticule, que je crois toujours le véritable mot qui, on vient de le voir par mes citations, donne l'idée d'un sac destiné à-peu-près aux mêmes usages chez les citoyens et les dames romaines. Je prie, au surplus, mes lecteurs, de me pardonner ma vaste érudition. Bien peu de gens aujourd'hui prennent ce travers. Je n'ai pu résister à l'envie de me singulariser.

16. Il est intéressant de noter d'ailleurs que le réticule a connu une vogue anglaise. On apprend qu'« En Angleterre, un Ridicule se nomme un Indispensable » (Journal, 26 ventôse an VIII, 16 mars 1800, 11, note 35, p. 210 : « Explication de la Gravure », note 201).

L'« Explication de la Gravure, note 5 », dans la livraison note 5 (27 janvier 1800), p. 134, t I, comprend la description suivante :

Indispensable de taffetas blanc, orné de dentelles, de cordonnets et de glands d'or.

NOTES ET DOCUMENTS 253

A vrai dire, tout cela semble plutôt témoigner d'un certain goût de la « galéjade », permettant à l'auteur d'étaler sa « vaste érudition », que d'une intention sérieuse de rechercher les origines du mot. On remarque aussi la condamnation d'une «plaisanterie)) dont luimême il s'était montré coupable. En effet, dans un article ultérieur, La Mésangère renonce à expliquer le terme ridicule :

Je n'examinerai pas quelle est l'étymologie du nom donné à ce joli sac : on a déjà fait assez de mauvaises plaisanteries à ce sujet..

- pour s'intéresser plutôt à l'histoire de la mode elle-même :

Pour décider si ce fut à la commodité pu à l'élégance qu'il [le réticule] dut l'honneur d'orner la main de nos belles, il ne s'agit que d'ouvrir l'histoire intéressante des modes, et d'en parcourir quelques pages au chapitre des révolutions des poches (Journal, 1800, t III, n° 52, 22 décembre p. 351.)

La grande mode des réticules paraît s'être prolongée jusqu'en 1801, tout en diminuant quelque peu vers la fin de l'année :

Le nombre des sacs appelles ridicules, est diminué (Journal, an IX/1801, t II, n° 68, 10 fructidor, 28 août, p. 544.)

Comme indice de la popularité du réticule à cette époque, on pourrait noter que Camille Piton, historien des modes françaises, a reproduit, dans son livre Le Costume Civil en France du XIIIe au XIXe siècle 17, une gravure tirée vraisemblablement d'un numéro du Journal du « floréal, an VIII » (avril/mai 1800), et choisie sans doute pour caractériser les modes de cette année. Cette gravure montre une jeune femme portant un petit sac du genre réticule, détail que commente ainsi Camille Piton :

Dans toute sa toilette, le plus curieux accessoire est son réticule en forme d'hexagone irrégulier, avec un médaillon mythologiqueI 8.

Quant au rébus, bien qu'on ne retrouve aucune allusion à cette mode dans le texte du Journal, et qu'aucune illustration de rébus ne figure dans la collection (incomplète) de la Bibliothèque Nationale, j'ai pu néanmoins en retrouver un exemple, illustré et commenté, dans un autre ouvrage de cet auteur prolifique, à savoir les Costumes Parisiens de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe 19. Il est manifeste que ces belles gravures de modes, accompagnées chacune d'un bref commentaire, ont dû être extraites du Journal, pour former un recueil à part - conclusion que confirme cette remarque de E. Hatin :

Une partie des planches du Journal des Dames (2373, de 1797 à 1825) ont été réunies et publiées sous le titre de Costumes Parisiens de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe, 28 vol., in-820

17. Paris, Flammarion, 1913.

18. Op. cit., p. 340.

19. En « sous-titre » : « ouvrage commencé le 1er juin 1797 ; 1er volume, contenant 100 gravures ; à Paris, au Journal des Dames » ; une inscription sur la tranche, « 1797-1799 ».

20. Op. cit. Voir aussi l'article sur La Mésangère du Grand Larousse Encyclopédique.

254

REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Et c'est précisément dans ce recueil que j'ai trouvé une planche qui semble enfin répondre assez exactement à la description donnée par Baudelaire 21. Cette planche montre une femme habillée en « voile à l'Iphigénie » et « mantelet blanc », et portant un « sac à devise » (voir la figure 1). On remarquera aussi les mots « Champs Élysées » au21.

au21. n° 47, datant de l'an VI, 1797-1798.

NOTES ET DOCUMENTS 255

dessous du commentaire ; plusieurs gravures comportent une indication de ce genre, et il est à présumer que La Mésangère, au cours de ses promenades dans les lieux publics de Paris évoquées par Fayolle 22, avait noté très précisément l'endroit où il avait observé la mode en question.

22. Voir ci-dessus, p. 250.

256 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Ma deuxième illustration 23 (voir la figure 2) est une gravure de l'an VII (1798-1799), qui montre un autre exemple de réticule, orné cette fois d'un dessin ayant, semble-t-il, un accent particulièrement baudelairien. Deux enfants du genre « chérubin », mais dont un seul paraît avoir des ailes, sont assis aux deux bouts d'une bascule qui pivote sur un sablier, auquel est attachée une aile. L'enfant ailé porte un arc dont il essaie de faire passer la flèche par une couronne (telle une couronne de lauriers) tenue à bout de bras par son compagnon. Toute une allégorie se joue ici dans un détail de costume féminin ; elle s'explique peut-être par une complicité entre les deux enfants, dont le jeu - un peu plus sérieux de la part de l'archer, plus taquin de la part de l'autre - pourrait représenter l'Amour, un divertissement qui se déroule en présence du Temps.

Est-ce à cette gravure-ci que Baudelaire ferait allusion, dans un passage du Salon de 1859 (texte exactement contemporain des Petites Vieilles et du Peintre de la vie moderne) ? Baudelaire condamne ici, chez les peintres de ce qu'il appelle « l'école des pointus » 24, la banalité des représentations de l'Amour :

L'école en question, dont le principal caractère (à mes yeux) est un perpétuel agacement, touche à la fois au proverbe, au rébus et au vieux-neuf. Comme rébus, elle est, jusqu'à présent, restée inférieure à l'Amour fait passer le Temps et le Temps fait passer l'Amour, qui ont le mérite d'être un rébus sans pudeur, exacte et irréprochable 25.

On l'aura remarqué : la phrase que cite Baudelaire en italiques constitue une interprétation parfaitement valable de la deuxième de nos deux illustrations...

On remarquera de plus que cette gravure date de l'an VII ; or on sait, d'après sa lettre à Poulet-Malassis du 13 février 1859, que c'est précisément aux modes de cette année-là que Baudelaire se délectait. Il faut toutefois reconnaître que l'on ne retrouve nulle part le mot rébus dans les commentaires de ces gravures par La Mésangère. Ainsi si l'on suppose que Baudelaire ait eu connaissance au moins de la deuxième des gravures, ce serait à lui-même que serait dû le « déchiffrement » du rébus. Quant au mot de l'énigme de mon premier exemple, elle s'explique sans peine : « sans (cent) détour (Dtour) » 26.

Ces deux planches des Costumes Parisiens, il faudrait l'ajouter, sont loin d'être les seules à montrer des réticules. A plusieurs autres des sacs à main que commente le rédacteur, il donne expressément le nom de « ridicule » (qu'il retient de préférence à celui de « réticule »), mais aucun d'eux n'est aussi clairement orné d'un rébus que ceux

23. Planche n° 71, du même recueil.

24. Salon de 1859 ; O.C. II, p. 637.

25. Ibid., p. 639.

26. Un ouvrage publié par La Mésangère en 1797, Le Voyageur à Paris, tableau pittoresque et moral de cette capitale, Paris, Chaignieau aîné, an V [1797] (trois petits volumes in-32), confirme que « ces espèces d'énigmes » (c'est-à-dire les rébus) « avaient leur signification combinée dans la réunion de quelques figures avec des syllabes ou des lettres isolées » (t. III, p. 83).

NOTES ET DOCUMENTS 257

des numéros 47 et 71. D'autres exemples encore se retrouvent dans un volume supplémentaire devant également à La Mésangère : Dessins coloriés ayant servi de maquettes pour les illustrations du Journal des modes «Le Costume parisien » de La Mésangère 17991803 (s.l.n.d.) 27. L'ouvrage se compose de quarante pages de gravures de modes féminines, non commentées, chaque page prenant deux gravures; dans cinq de ces gravures, on voit une femme portant un réticule, mais dans aucune d'elles il ne semble figurer un rébus.

L'identification de la gravure (ou plutôt des gravures) auxquelles Baudelaire fait allusion dans sa note du manuscrit des Petites Vieilles reste donc moins certaine qu'on ne l'aurait souhaitée, puisque, pour qu'elle soit définitive, on aurait voulu retrouver dans le texte du Journal une description de la planche 47 ou de la planche 71 des Costumes Parisiens, ou de telles autres de la même nature, où il aurait été parlé du rébus comme d'une façon très spécialisée ou raffinée d'orner un réticule. Il est toutefois possible que Baudelaire ait eu connaissance des deux gravures ici reproduites, et il est même probable que c'est à la deuxième, celle de l'an VII, qu'il pensait au moment de rédiger un certain passage du Salon de 1859. On a déjà vu qu'il consultait les oeuvres de La Mésangère entre novembre 1859 et février 1860, au moment d'écrire Le Peintre de la Vie moderne 28. Et c'est à partir d'un certain passage de ce texte que se dégage la vraie signification pour Baudelaire de Pierre de La Mésangère :

J'ai sous les yeux une série de gravures de modes commençant avec la Révolution et finissant à peu près au Consulat. Ces costumes, qui font rire bien des gens irréfléchis, de ces gens graves sans vraie gravité présentent un charme d'une nature double, artistique et historique. Ils sont très beaux et spirituellement dessinés ; mais ce qui m'importe au moins autant, et ce que je suis heureux de retrouver dans tous ou presque tous, c'est là morale et l'esthétique du temps 29.

Il est vrai que ces deux éléments de la beauté, « l'éternel » et le

« transitoire », se trouvent déjà dans le Salon de 184630. Ils doivent

être considérés comme des constantes de l'esthétique de Baudelaire.

Mais quand celui-ci reprit cette distinction dans les grands écrits

esthétiques de la période 1859-1860, et surtout dans l'essai sur

Constantin Guys, il a dû en chercher d'autres exemples. Dans une

grande mesure, les oeuvres de Guys les lui fournit. Mais ce passage

du Peintre de la Vie moderne sert à nous avertir que ce fut également

le mérite de La Mésangère de lui avoir permis de développer ce

concept du «transitoire», et d'avoir contribué ainsi à la formation

de la pensée esthétique du poète.

T.H. PARKE.

27. Le titre paraît accuser l'existence d'un autre journal de modes dirigé par La Mésangère ; on n'en a pas la trace. « Le Costume parisien » devrait donc indiquer le recueil de gravures de modes Costumes parisiens.

28. Voir ci-dessus, p. 2 et note 1.

29. O.C. II p. 684.

30. O.C II, p. 493.

INFORMATIONS

- La Société des Études staëliennes (Paris) et l'Association Benjamin Constant (Lausanne) organisent un colloque sur « Le Groupe de Coppet et la Révolution » (juillet 1988). Adresser les offres de communication (avant le 30 septembre 1986) et les demandes de renseignements à l'Institut Benjamin Constant, « Colloque de Coppet », Université de Lausanne, Bât central, CH 1015 Lausanne-Dorigny.

- La Société Roucher-A. Chénier se réunira à l'Hôtel de Ville de Versailles, le samedi 26 avril à 14 heures. A l'Assemblée générale ordinaire de l'Association succédera une table ronde consacrée à l'étude des idées politiques de Roucher et d'A. Chénier.

- Les 15 et 16 mai 1987, l'Université d'Angers (Centre d'Études sur l'Europe du XVIIIe siècle et Centre de Recherches en littérature de l'Anjou) organise un colloque interdisciplinaire : « Volney et les Idéologues » (1. Les racines angevines, le voyageur, le pamphlétaire, l'écrivain ; 2. Les Idéologues, la Révolution et l'Empire ; 3. L'Idéologie face aux sciences exactes, aux sciences humaines, à la religion ; 4. Les Idéologues et la littérature ; 5. Réception de Volney et des Idéologues en France et à l'étranger). Pour tous renseignements et propositions de communications, s'adresser à : Jean Roussel, Faculté des Lettres et Sciences humaines, 2, rue Lakanal, 49045 Angers Cedex.

- On annonce la création d'une Société des Amis de l'Institut de Littérature française (Université de Paris-Sorbonne), ayant pour but de promouvoir les études françaises et de faire connaître dans le public la valeur de la culture littéraire. S'adresser au Secrétariat de l'Association, Institut de Littérature française, 1, rue Victor-Cousin, 75005 Paris.

BIBLIOGRAPHIE DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

A nos lecteurs,

Nous vous avons consultés, l'année dernière, sur une proposition qui nous a été faite : regrouper toute la Bibliographie de la littérature française par René Rancoeur en un seul fascicule annuel.

Nous remercions ceux qui ont bien voulu nous répondre.

Une forte majorité s'est dégagée en faveur de la proposition. Nos instances dirigeantes ont donc adopté celle-ci. Toute la Bibliographie de 1985 se trouvera réunie en un fort fascicule, le n° 3 de 1986. En conséquence, la partie bibliographique disparaît des autres fascicules.

Le fascicule bibliographique pourra être vendu, comme tous les autres, séparément

La Direction.

COMPTES RENDUS

PHILIPPE D'ALCRIPE, La Nouvelle Fabrique des excellents traicts de vérité... Édition critique par FRANÇOISE JOUKOVSKY, avec la collaboration d'un groupe d'étudiants rouennais, Droz (coll. «Textes Littéraires Français », n° 319), Genève, 1983. Un vol. in-8° de CXII-250 p.

Remercions tout d'abord Mme Joukovsky d'avoir enfin rendu aisément accessible à tous les chercheurs ce véritable joyau de la littérature narrative de la Renaissance : la précédente édition remontait à 1853 !

L'édition originale de 1579 étant demeurée introuvable, c'est le texte publié entre 1580 et 1590 par Mallard (judicieusement corrigé, car fort fautif) qui a été retenu et comparé aux quatre éditions postérieures : les éditeurs ont choisi la lectio difficilior, se refusant à corriger le texte, sauf en cas de coquille manifeste ; décision courageuse et sage, dans la mesure où l'apparat critique vient souvent éclairer les passages difficiles. Peut-être aurait-il fallu cependant ajouter une note (ou une entrée au très utile glossaire placé in fine) lorsque le sens est obscur ; citons ainsi l'expression « ruer jus » du conte XVIII dont aucune remarque ne livre la signification. Le lexique extrêmement varié, réunissant archaïsmes et termes techniques, volontiers pittoresque et équivoque, n'a d'ailleurs pas facilité la tâche des éditeurs et le lecteur reste parfois sur sa faim : quelques moralités versifiées méritaient ainsi commentaire (XXI : « de leger » ? ; XXXII : « meschef » ? ; LXXVI : sens du v. 1 ?)

Mais, outre l'intérêt des quatre-vingt-dix-neuf contes publiés, ce qui fait l'importance de cette édition est la richesse de l'introduction, d'une longueur inhabituelle dans cette collection, mais parfaitement justifiée ici. Le premier chapitre est capital, puisqu'il . apporte les preuves définitives que derrière l'anagramme se cachait bien Philippe Le Picard ; il nous fournit ainsi d'importants détails biographiques - ignorés jusqu'à présent - découverts dans l'obituaire de l'abbaye de Mortemer où « frère Philippe? » a été moine. Vient ensuite une enquête approfondie sur les sources du recueil ; elle permet de placer Alcripe au confluent de la tradition orale - avec cette omniprésence des thèmes folkloriques fort bien soulignée aussi dans l'annotation des contes eux-mêmes - et de là littérature érudite, voire moralisatrice, qu'il parodie pour notre plus grand plaisir. Le troisième chapitre contient quant à lui une analysé stylistique fort brillante de ces « formes brèves », de ces contes qui excèdent rarement une page, où Le Picard a pourtant su révéler tout son art, parfois même sa virtuosité ; l'analyse du lexique, qui clôt ce chapitre démontre avec finesse à quel point le conteur se fait consciemment l'héritier de toutes les traditions de la littérature narrative. Aussi, à propos des moralités versifiées placées à la fin de chaque conte, ne dirons-nous pas qu'elles sont « volontairement à contretemps » et ne parlerons-

260 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

nous pas de « rupture » entre le texte et sa morale, mais plutôt d'un subtil décalage à but parodique, clin d'oeil ironique au lecteur avisé du conteur - toujours présent dans le texte à travers un système varié et une utilisation très subtile des voix narratives. Le dernier chapitre enfin, présente les différentes éditions de la Nouvelle Fabrique et sa tradition imprimée.

Voilà en définitive une édition remarquable, qui a su marier fort habilement une approche « classique » (biographie, recherche des sources) et une approche plus « moderne » (structures, analyse stylistique) pour saisir ce texte dans toutes ses implications .

MICHEL MAGNIEN.

NOSTRADAMUS, Lettres inédites, éditées par JEAN DUPÈBE. Genève, Droz, T.H.R., 1983. Un vol. 18,5 x 25,5 de 186 p.

La très opportune apparition de cette édition rappelle notre attention sur une priorité qui fut celle de l'humanisme philologique et qui doit, quelles que soient les séductions des « essais » et autres moyens éphémères de promotion personnelle, rester la nôtre : éditer, éditer encore. Le cas Nostradamus est exemplaire à plus d'un titre du déséquilibre entre l'inflation d'un discours critique qui ne repose sur à peu près rien de certain et la disette de textes sûrs, établis avec soin, après élaboration d'une bibliographie matérielle qui déjouerait les procédés commerciaux des libraires, en proie dans son cas à la tentation constante de l'antidate.

Jean Dupèbe n'a pas commencé par le plus facile. C'est à un manucrit (BN ms. Lat 8592), sans doute établi sous les yeux de l'astrologue, composé de 51 lettres, qu'il s'est attaqué. Connu de Peiresc (p. 12), le volume, peut-être à l'origine destiné à l'impression, est demeuré inédit par la volonté explicite de la famille soucieuse de cacher une oeuvre où Michel de Nostredame se « montre fâcheusement favorable au protestantisme, démentant ainsi, contre l'honneur de la famille, sa réputation posthume de catholique zélé » (p. 12). Jean Dupèbe le reproduit avec le plus grand soin, excluant seulement « les éléments de pure technique astrologique tels qu'horoscopes, directions et révolutions » (p. 13). En appendice, l'éditeur ajoute trois lettres connues par d'autres sources.

Le procédé choisi, la transcription du texte latin suivie d'un résumé en français, est familier à ceux qui fréquentent l'édition en cours de la correspondance de Théodore de Bèze. Il donne dans l'ensemble satisfaction. Jean Dupèbe s'efforce d'annoter ces Epistolae avec une patience et une science jamais lasses. Il éclaire allusions et citations, ce qui ne va pas toujours de soi, tant le savoir de l'astrologue paraît parfois confus (par exemple p. 124, n. 1). Mais des résultats précieux couronnent son travail : surgissent ainsi les titres les plus familiers à l'astrologue, comme les Adagia d'Érasme, Horace, Ovide, Ciceron, Sénèque, Cornelius Agrippa ou encore l'Anthologie grecque dans l'un des épitomés latins disponibles dans la première moitié du siècle. Nostradamus traduit Ronsard en

1. On regrette d'autant plus la relecture insuffisante du manuscrit (p. x : « anagramme approximatif» et ibid., n. 11 : « anagramme imparfait » ; p. XXXVIII : « ère géographique » ; p. XLIX : « faire raisonner un tuyau » ; p. LI : « ramener de la viande » ; p. LXII : « A. le prend à la blague ») et la correction imparfaite des épreuves (p. x : « Estit » pour « Estist » ; p. XXXVIII, n. 48 ôter le second « pour » ; p. L n. 69 : « certains chapitre » ; p. LXIII : « des formes assez différents » ; p. LXVIII : « et autre compilateurs » ; p. LI : « Goelius Rhodiginus » ; p. LXXXI : « où » pour « ou » ; p. LXXXV : « s'enfuire » ; p. XCVII : « Mulinet » pour « Moulinet » ; p. 126 : « Serrse » pour « Serres » : p. 144 « deux lievres » pour « deux levriers » ; p. 218 : « esteul » mis pour « esteuf »).

COMPTES RENDUS 261

latin (p. 56 - il faudra ajouter cette pièce à la liste dressée par Ian Mac Farlane) ; il est en correspondance avec un mécène éclairé comme Jean de Morel (p. 169173), avec son éditeur Jean Brotot (Lettres II et VI) ; il reçoit un mot de billet de Benoît de Flandria qui traduira en latin le discours d'Henri III aux États de Blois (p. 151).

Ces contacts nationaux, occasionnels, ne semblent pas, d'après notre manuscrit, former son ordinaire. C'est surtout les échanges épistolaires avec sa clientèle allemande (les grands marchands d'Augsbourg), qui l'occupent D'impeccables éclaircissements aideront le lecteur dans l'exploration de ces lettres dont l'obscurité stupéfiait déjà un Hans Rosenberger (p. 14-15).

A ses mérites propres le volume des Epistolae joint un intérêt extrinsèque : il ne sert de rien moins qu'à éclairer à la fois la genèse et la signification des Centuries. Jean Dupèbe suggère, preuve à l'appui, que Scaliger, lors de leurs rencontres agenaises, a sans doute initié Nostradamus à la spiritualité ; il n'est pas loin de penser que notre astrologue pourrait bien être le traducteur d'un manuscrit anonyme (BN ms. fr. 2594), Orus Apollofils de Osiris Roy de Aegipte Niliacque. Des notes hiéroglyphiques, livre deux mis en rithme par epigrammes [...], dédié à la princesse de Navarre (voir sur ce texte la contribution de Robert Aulotte aux Études seiziémistes, p. 33, n. 4 et surtout du même « D'Egypte en France par l'Italie : Horapollon au XVIe siècle», Mélanges Simone, I, p. 555-572).

Placée au confluent de l'histoire des sciences, de l'histoire des idées et de la littérature, cette publication aide chacune d'elles à progresser. C'est assez dire que sa présence s'impose dans toute bibliothèque seiziémiste.

MICHEL SIMONIN .

H. P. CLIVE, Clément Marot. An Annotated Bibliography. London, Grant & Cutler Ltd, 1983. Un vol. 15 x 23 de 218 p.

Cet ouvrage vient à son heure : depuis la thèse fondamentale d'Orentin Douen (Clément Marot et le psautier huguenot, Paris, 1878-1879), et sous l'impulsion de V.L. Saulnier, dont les travaux furent encore en ce domaine décisifs, le renouveau des études marotiques avait rendu nécessaire un « État présent » que M. Saulnier établit lui-même en 1963 et que Robert Aulotte actualisa en 1978.

La présente bibliographie entend reprendre, des origines à la fin de 1980, la littérature marotique avec une double ambition : mettre de l'ordre dans cet énorme massif, et en analyser les composants. Il est à peine besoin de souligner l'intérêt de la méthode (les rares numéros qu'H.P. Clive n'a pas eus entre les mains sont précédés de l'astérisque), et j'ai pu constater par mes propres lectures la pertinence et le sérieux de ces résumés critiques qui s'intègrent dans un ensemble organisé selon les règles. Outre les entrées habituelles, signalons les sections consacrées à l'iconographie et à la musicographie marotiques, aux problèmes d'authenticité, sans oublier le relevé terminal des oeuvres de fiction mettant Marot en scène.

Pour autant que je sache, je n'ai pas constaté de manque (peut-être les trois volumes d'Eugénie Droz et de Louis Desgraves sur l'imprimerie à La Rochelle, nombreux psautiers décrits), et l'on se plaindrait plutôt qu'H.P. Clive ait tout retenu, même des études dont il souligné lui-même le manque de sérieux. Mais se dessine ainsi, avec les citations qui appuient ses analyses, la courbe de réception de l'oeuvre marotique.

JACQUES PINEAUX.

262 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

H. P. CLIVE, Marguerite de Navarre. An Annotated Bibliography. « Research Bibliographies and Checklists », 34, Grant and Cutler, 1983. Un vol. 15 x 23 de 170 p.

Cette collection consacre son trente-quatrième volume à une figure de notre Renaissance qui jouit d'un regain d'intérêt depuis une vingtaine d'années et à laquelle sont dédiées de nombreuses thèses américaines, comme le souligne l'introduction. Ce travail se veut complet, du moins pour les monographies, ouvrages ou articles, consacrés à la seule Marguerite de Navarre. La répartition de la matière en chapitres est assez simple : information bibliographique, éditions des textes, iconographie, études sur la correspondance, études biographiques, études littéraires, générales, puis par genres littéraires et par oeuvres, idées, langue, Marguerite de Navarre comme thème d'autres oeuvres littéraires. Cet ordre, grâce à des renvois, est relativement efficace (mais l'édition du Théâtre profane par V. L. Saulnier, par exemple, ne réapparaît pas, malgré son Introduction, dans la partie « Ideas »). Suivent : un addenda, qui complète cette bibliographie jusqu'à l'été 1981 (mais l'on prendra garde au caractère incertain de cette date-limite) ; un index, suivi d'un autre index pour l'addenda, qui permet une consultation pratique ; une liste, incomplète et sans description, des manuscrits, et enfin un tableau des références pour le prologue et pour chaque nouvelle de l'Heptaméron, très bien venu. Quelques sondages nous ont permis de vérifier le caractère exhaustif de cette bibliographie ; quant au commentaire, il s'en tient prudemment à l'essentiel. Deux observations de détail : a) dans l'index (p. 165), corriger Norden en Norton ; b) la référence Fd 129 correspond sans doute à la publication remaniée d'une thèse de l'Université du Texas (Austin) qui porte un autre soustitre (cf. Dissertation Abstracts, XXXII, 1971-1972, n° 5794-A).

OLIVIER MILLET.

MARCEL TETEL, Lectures scéviennes. L'emblème et les mots. Paris, Klincksieck, 1983. Un vol. 16 x 23 de 173 p. dont 13 d'illustrations.

Ces Lectures scéviennes ne se proposent pas de développer les différents types d'interprétation dont le texte de Scève pourrait relever. Même si, en conclusion, Marcel Tetel rend hommage à l'herméneutique médiévale en distinguant trois « codes de lecture » (littéral, allégorique et « spéculaire »), le livre, adoptant une démarche moins systématique, se contente d'offrir une série d'analyses d'ordre thématique. Après un premier chapitre méthodologique et une étude sur le Microcosme, l'auteur s'intéresse successivement à la lumière (chap. 3), à l'abîme amer (chap. 4), au perpétuel balancement entre « attraction » et « soumission » (chap. 5) et à la « spéculanté » par laquelle le discours poétique se prend lui-même pour objet (chap. 6). Le volume s'achève par une bibliographie, utile en dépit de quelques lacunes (l'article d'E. Duval « Articulation of the « Delie » », M.L.R.., 1980, 65-75, eût mérité d'y figurer).

Assez influencées par ce que l'on appelait, il n'y a pas si longtemps, la « nouvelle critique », ces analyses reprennent un certain nombre d'idées qui ont marqué les études scéviennes ces dernières années : l'importance déterminante des emblèmes, la distinction établie entre la personne de Scève et la persona fictive de l'amantpoète, la part de ce que M. Tetel appelle la « spécularité » et que d'autres nomment « auto-référence » ou « discours réfléchi». Dans l'ensemble, ces postulats emportent l'adhésion, même si la formulation des thèses paraît souvent forcée. Ainsi, accorder à l'emblème une fonction de catalyseur, conférant à la neuvaine qui le suit une unité thématique, c'est faire bon marché des effets de rupture, que

COMPTES RENDUS 263

Scève ménage de façon très concertée, et que la critique, du reste, a soulignés depuis longtemps.

Comme beaucoup d'héritiers du structuralisme, et de ses postulats de cohérence, M. Tetel a du mal à résister à la tentation de l'ingéniosité, ce qui ne va pas sans risque d'arbitraire, en particulier dans les pages sur l'anagramme où, à côté d'analyses, contestables mais intéressantes, sur le non et le nom (p. 105-106), des considérations sur langue/langueur/languir laissent totalement sceptique.

Mais la principale réserve que ce livre suscite tient à l'allure maladroitement sibylline que prend la pensée de l'auteur. Celle-ci paraît d'autant plus indécise que l'expression est presque toujours amphigourique, quand elle n'est pas franchement incorrecte. Dire, par exemple, à propos de la Tour de Babel que « le bruire, traditionnellement associé à la tour, et s'oppose et complémente l'inéluctabilité du service et de la servitude poétiques tout en la renforçant, car là présence de l'indécis peut redoubler l'effort de vouloir l'éclaircir et le préciser » (p. 16) donne un piment inattendu à la conclusion qui suit immédiatement : « la tour de Babel, symbolise le parler confus et la vanité humaine de vouloir se faire l'émule de Dieu ».

On ne fait pas impunément violence aux règles les plus élémentaires de la langue, et plus d'un lecteur sans doute se laissera décourager par un style dont on se demande parfois ce qu'il parodie.

F. LECERCLE.

ROBERT AULOTTE, La Comédie française de la Renaissance et son chef-d'oeuvre : « Les Contens » d'Odet de Turnèbe. Paris, C.D.U.-SEDES réunis, 1984. Un vol. 16x24 de 150 p.

M. Aulotte entreprend ici de montrer « l'excellence des Contens » (p. 121), comédie composée en 1580-1581 et publiée en 1584, dont l'inscription au programme de l'agrégation s'est vue parfois contestée. Disons d'emblée que l'information du critique sur son auteur, considérable, force l'estime 1 ; l'étude se nourrit des travaux français et étrangers. Le lecteur ne sera pas insensible non plus à la composition du livre (deux chapitres consacrés à deux scènes de la comédie viennent rompre la rigidité d'un plan traditionnel), ni à son illustration 2.

Les trois premiers chapitres introduisent à l'étude du texte de Turnèbe. Est d'abord brossé un tableau du théâtre comique avant Turnèbe (chap. I), depuis les genres médiévaux jusqu'à la comédie française régulière, qui doit tant à l'Italie. C'était une excellente idée de consacrer quelques pages aux théories dramatiques concernant la comédie (chap. II) et de proposer des textes de Charles Estienne, Peletier du Mans ou J.C. Scaliger. Des renseignements sont enfin donnés sur Odet de Turnèbe, fils du célèbre Adrien, et sur le texte des Contens (M. Aulotte propose un nouvel argument en faveur de la datation de 1580-1581, p. 44-45) ; fournissant d'utiles mises au point (sur l'utilisation des sources, p. ex.), ce chapitre III comprend des développements moins nécessaires. Les deux autres tiers du livre analysent la comédie en elle-même. Les chapitres IV et V sont voués à une analyse dramaturgique : structure de l'action, déployée jusqu'à son dénouement qui laisse chacun content (c'est le sens du titre) en ce jour de fête, entre le prologue et la dernière tirade de Rodomônt qui constitue l'épilogue ; quelques points de technique dramatique comme l'unité du lieu, liée à la mise en scène, et la fonction

1. La contrepartie de cette érudition est l'abondance des notes, qui n'allège pas la lecture!

2. La typographie est très soignée et les coquilles sont rares (p. ex : p. 29, il faut lire : Thomas Sébillet ; p. 127 : par ses dons).

264 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

des monologues. Analyse fort intéressante, mais qu'on aimerait encore plus systématique. M. Aulotte répond à un désir de son lecteur quand il entreprend l'étude détaillée d'une scène. Mais le mouvement de la belle scène d'exposition (I,l) se perd un peu dans la succession des notices si utiles faites ligne à ligne (chap. VI) ; quant au duo d'amour du cinquième acte (v ,3), son choix ne s'imposait pas (la comédie offre tant d'autres scènes savoureuses autour de l'habile Françoise ou du plaisant Rodomont !), et il reste rapidement analysé (chap. VIII ). On attend évidemment une étude des personnages ; on la lit, fouillée et nuancée, au chap. vu (p. 85-101). Les sources du rire sont repérées au chap. IX, sous le titre modeste de Simples notes sur le comique ; la part du comique verbal est grande. La conclusion affirme les qualités de la comédie étudiée, en mettant parfaitement en valeur la peinture des moeurs qu'elle propose. D'utiles annexes sont suivies d'une imposante bibliographie de 139 titres 3.

Au total, M. Aulotte, suivant une démarche classique, publie une étude fort savante, qui, selon le propre voeu de l'auteur, sera de la plus grande utilité à qui voudra avancer dans l'analyse théâtrale et littéraire de la meilleure des comédies de notre Renaissance.

CHARLES MAZOUER .

PIERRE BONNET, Bibliographie méthodique et analytique des ouvrages et documents relatifs à Montaigne Gusqu'à 1975). Éditions Slatkine, Genève-Paris, 1983. Un voL 15 x 22 de 586 p.

Pierre Bonnet a eu le temps d'achever, avant de nous quitter, l'oeuvre que tous les montaignistes attendaient Voici donc mise à notre disposition une irremplaçable Bibliographie des études sur Montaigne. En ce domaine, les instruments de travail étaient notoirement insuffisants. Les chercheurs pouvaient recourir à la Notice du Docteur Payen datant de 1837 et à la Concise bibliography de S. A. Tannenbaum, remarquable travail, publié en 1942, réimprimé en 1967, mais qui devait être complété et dont l'information mériterait parfois révision. Au-delà de 1942, la bibliographie concernant Montaigne se trouvait dispersée dans des recueils de bibliographie générale, dans les essais bibliographiques d'un certain nombre de travaux consacrés à l'auteur, dans les périodiques qui font régulièrement un bilan de la production littéraire.

Désormais, avec l'ouvrage de P. Bonnet, les montaignistes ont en main une véritable bibliographie de spécialité, mise à jour jusqu'en 1975. Elle repose sur plusieurs sources. Les unes, d'ordre exclusivement bibliographique sont constituées par les diverses bibliographies existantes et les catalogues des bibliothèques dont les informations, soigneusement vérifiées, ont été plus d'une fois rectifiées ou complétées. Les autres sont de « première main », résultat d'innombrables lectures. L'inventaire est des plus larges puisqu'il accueille les études sur Montaigne que renferment les encyclopédies, dictionnaires de

3. Elle n'est pourtant pas exhaustive. Voici quelques compléments : I. Textes : Les Corrivaux de J. de La Taille ont été également édités par G. Macri (Galatina, 1974) ; Les Esprits de Larivey l'ont été par M. J. Freeman (Univ. of Exeter, 1978) ; aux deux premiers volumes de sa Farce en France de 1450 à 1550, 1976, A. Tissier ajoute, sous le même titre, une deuxième série de textes (t I en 1981) et il propose la traduction de la première série (Farces du Moyen Age, Garnier-Flammarion, 1984). II. Études : La Farce jusqu'à Molière (série d'articles dans les C.A.I.E.F., n° 26, mai 1974) ; Ch. Mazouer, Le Personnage du naïf dans le théâtre comique du Moyen Age à Marivaux, Klincksieck, 1979, 354 p. (thèse) ; M. Rousse, Le Théâtre des farces en France au Moyen Age (thèse de Rennes II, 1983, 5 vol. dactyl.).

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biographies, manuels d'histoire littéraire, ainsi que les préfaces de certaines éditions. La volonté d'être exhaustif expliquerait à elle seule ce parti pris. Celui-ci se justifie aussi, P. Bonnet y insiste à juste titre, par son intérêt scientifique : on rencontre souvent dans de telles études une connaissance approfondie de Montaigne qui « peut offrir un cachet d'originalité nullement négligeable » (Introduction, p. 2). C'est pour ces mêmes raisons que la Bibliographie de P. Bonnet s'ouvre également aux articles parus dans la presse quotidienne ou hebdomadaire : la tenue de certains d'entre eux ne le cède en rien à d'autres, écrits pour des revues de spécialité.

La description des travaux identifiés, près de trois mille trois cents, ne se borne pas à leurs caractéristiques « externes ». Au plus grand nombre d'entre eux P. Bonnet a joint un sommaire, des citations probantes ou un commentaire analytique et même l'indication des comptes rendus publiés dans la presse littéraire. Des renvois d'une entrée à l'autre permettent au chercheur d'élargir rapidement son champ d'investigation. Les diverses notices sont réparties entre vingt et un chapitres et disposées à l'intérieur de ceux-ci selon l'ordre chronologique. On connaît les avantages et les inconvénients de ce mode de classement Les inconvénients sont corrigés par deux index, des matières et des auteurs, particulièrement réussis.

Devant une oeuvre de cette qualité, les remarques qui viennent à l'esprit sont bien relatives. Nous les faisons en pensant au Supplément, actuellement en préparation, qui couvrira les années 1975-1985 et comprendra une première partie signalant les erreurs et les omissions de la Bibliographie de P. Bonnet.

Tout d'abord on imagine sans peine qu'un certain nombre d'ouvrages consacrés à Montaigne aient pu échapper à l'attention méticuleuse de P. Bonnet ; on regrette particulièrement l'absence de trois auteurs : Maria dell'Isola (Études sur Montaigne, Pavie, 1913) ; Julius-Frederic-Billeskov Jansen (Sources vives de la pensée de Montaigne : études sur les fondements psychologiques et biographiques des Essais, Paris, 1935) ; Jean Chateau (Montaigne psychologue et pédagogue, Paris, 1964). De même, il est toujours aisé de demander des compléments à un Index des matières, si difficile à composer ; deux entrées font pourtant réellement défaut ; leur absence gênera les chercheurs ; il s'agit d'essai et de forme. On compensera en partie l'absence du premier en se reportant aux pages 201 à 237 où nombre d'études concernant le « genre » sont regroupées ; mais il faudrait renvoyer aussi, entre autres, aux numéros 2472, 2488, 2500, 2566, 2567, 2569, 2626, 2635, 2937. Par ailleurs, l'Index des Auteurs devrait comporter tous les auteurs mentionnés dans le cours du volume, y compris les auteurs de comptes rendus, certains de ces comptes rendus étant plus importants que l'ouvrage dont ils parlent. A ce propos, il serait également souhaitable que le dépouillement des comptes rendus soit exhaustif ; P. Bonnet fait un choix, sans le justifier. Signalons, pour finir, trois imperfections matérielles : la mauvaise accentuation d'événement tout au long de l'ouvrage devient vite agaçante ; la notice n° 1791 est sans nom d'auteur ; la date de parution de la « Réponse de la Bibliothèque Nationale à M. Feuillet de Conches » est de 1851 (notice n° 1402). Simples remarques de détail au regard d'une oeuvre qui suscite nécessairement l'admiration.

CLAUDE BLUM.

WERNER MuLLER-PELZER, Leib und Leben. Untersuchungen zur Selbsterfahrung in Montaignes « Essais ». Mit einer Studie über La Boétie und den « Discours de la servitude volontaire ». Frankfurt am Main, Bern,

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New York, coll « Bonner romanistische Arbeiten » 19, Lang, 1983. Un vol. 14,5 x 20,5 de 255 p.

L'étude de M. Muller-Pelzer est une lecture philosophique des Essais. L'auteur se réfère à « l'alphabet du corps » élaboré par le philosophe allemand Hermann Schmitz. Il confronte les idées de Montaigne avec celles de Schmitz et explique l'énoncé de l'un en tirant parti du système philosophique de l'autre. Il va de soi que ce genre de lecture nécessite l'emploi de la terminologie de Schmitz. Ce jargon, inconnu aux littéraires, rend l'exposé parfois difficile à comprendre bien qu'il soit, par ailleurs, assez clair.

M. Muller-Pelzer traduit les propos de Montaigne dans la métaphysique de Schmitz (voir par ex p. 95 et le chapitre 6). Ce processus est particulièrement utile pour faire comprendre les développements où Montaigne recourt à une conception de la médecine dépassée par l'évolution des sciences. Il ouvre également des vues nouvelles sur des essais très connus comme I, 26 « De l'institution des enfans » ou I, 31 « Des cannibales » (p. 82 suiv.).

Cette étude est toutefois critiquable sur deux points. L'un concerne la forme des développements. L'auteur aime les phrases longues et les alinéas fréquents, allant souvent à la ligne après une Seule phrase. Le deuxième concerne la thèse selon laquelle Montaigne prend ses distances vis-à-vis de la « memoria » et la « cogitatio ». Marc Fumaroli a démontré le contraire 1. M. Muller-Pelzer méconnaît la tradition de la rhétorique que Montaigne présuppose. Cela est surprenant, car il conclut son livre par une analyse détaillée du Discours de la servitude volontaire de La Boétie. Il y met en relief la structure oratoire (p. 201 suiv.) et contredit Mesnard qui voit dans « le grand refus » le but de l'ouvrage. Il soutient, en revanche, que la « servitude volontaire » n'est pas le but envisagé par La Boétie. Cette étude sur La Boétie est plus proche des préoccupations traditionnelles de l'histoire littéraire que l'explication philosophique des Essais.

VOLKER KAPP.

GÉRALDE NAKAM, Les «Essais » de Montaigne, miroir et procès de leur temps. Témoignage historique et création littéraire. Paris, Nizet, (Publications de la Sorbonne), 1984. Un vol. 15,5 x 24 de 497 p.

Formant un tout avec la précédente étude de Géralde Nakam intitulée Montaigne et son temps. Les événements et les Essais (L'histoire, la vie, le livre) (Éditions Nizet, 1982), le présent ouvrage adopte toutefois une perspective différente.Ce n'est plus l'histoire qui occupe la première place, mais l'analyse de la pensée de Montaigne, comme le précise l'auteur : « Par respect pour cet aspect complémentaire, le multiple et le singulier, de la pensée des Essais, notre examen du témoignage des Essais sur leur temps, qui se détache sur un arrière-plan historique précis, a pour dessein de « mirer » et de « peser » cette pensée, ce témoignage, d'abord à la réalité de chaque problème considéré, puis, aux opinions sur ce problème, d'auteurs contemporains et, le plus souvent, d'hommes proches de Montaigne, ensuite, aux dires de l'écrivain lui-même, à son propre langage enfin, à ses images surtout : car le langage aussi témoigne et mesure » (p. 24), Le miroir et la balance. De la sorte seront mises en évidence la démarche et la singularité de Montaigne.

1. L'Age de l'éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Genève, Droz, 1980, p. 490.

COMPTES RENDUS 267

Un choix s'imposait au milieu de tous les problèmes soulevés par cette époque des guerres civiles, et il fallait se limiter aux préoccupations essentielles de Montaigne touchant la société contemporaine. Le volume se développe en deux parties : I. L'Argent, la société, la politique. II « Un Temps malade comme cettuy-cy... », Les maux du XVIe siècle : ses cruautés et ses phobies. Grâce à des analyses thématiques, Géralde Nakam envisage les données politiques, sociales et économiques du temps de Montaigne, puis une étude des mentalités. Son information est riche, et son érudition bien dominée. On remarquera notamment, dans la première partie, un tableau précis de la situation économique au XVIe siècle, une évaluation des ressources de Montaigne (p. 38), ce qui explique la rencontre de grandes métaphores fondées sur l'argent ou le commerce s'inscrivant dans une réflexion critique sur l'être et le paraître. Au fil des chapitres se découvre un vaste panorama de la société française à travers les Essais : l'Église et les religions (p. 87), les problèmes de la guerre et de l'honneur, la justice et la nécessaire réforme de la procédure (p. 131), la crainte de la « nouvelleté » (p. 183), le tyrannicide, les rapports du Roi et de la loi (p. 204). Sur tous ces aspects, les Essais ont une vertu de « miroir», et ils permettent, par comparaison avec les thèses d'Érasme, de Machiavel ou de Bodin, une juste compréhension de la pensée politique et sociale de Montaigne. La deuxième partie n'est pas moins suggestive, puisqu'elle évoque ces monstres et ces maladies que dénombre Paré dans ses Monstres et prodiges (p. 275). Les textes de Montaigne sont mis en relief à l'aide de nombreux rapprochements et ils dévoilent plus spécialement une authentique vision du monde et une réflexion sur la nature de l'homme. Sur les cruautés, dont les Essais fournissent un long répertoire, le sentiment de révolte qu'éprouve Montaigne retrouve celui de Ronsard dans les Discours, d'Aubigné dans Les Tragiques ou de Garnier dans La Troade. A propos des phobies (p. 353), la mention du « monstre » de l'hérésie et du « monstre Opinion » de Ronsard semble rappeler le besoin d'une large tolérance, comme celle du Pyrrhon de l'Apologie, ou celle de Julien, qui représente pour Montaigne le prince exemplaire, ennemi de la violence et du sang. Géralde Nakam évoque, à plusieurs reprises et à bon droit, ce fascinant personnage de Julien, dont Montaigne prononce l'éloge (p. 225, 362). Toute maladie appelle une thérapeutique. Celle de Montaigne repose sur le culte de la vérité et l'amour de la vie : « La déraison menaçant toujours, écrit Géralde Nakam, la clé de l'équilibre de Montaigne est la vigilance. Parler vrai, se rallier à la bonté, qui est une solidarité avec le vivant et la vie, « ménager sa volonté » : voilà ce que Montaigne propose pour guérir des monstres, des maladies du langage et de la pensée » (p. 424). La Conclusion de l'ouvrage, placée sous le titre «L'Escrivaillerie» des Essais: le génie du contrepoint, résume les attitudes fondamentales et montre comment les plus fortes des idées de Montaigne ont des échos dans un siècle, dont il lui arrive parfois de partager les préjugés. Mais il a ses « dissonances personnelles », et, au total, sa voix reste unique sur bien des points (p. 457). Et Géralde Nakam peut constater que « l'accord discordant » du Tasse s'applique aussi à Montaigne (p. 461).

Le livre, qui est une véritable somme sur les Essais, et qui interroge les aspects essentiels de l'oeuvre dans leur déconcertante diversité, est accompagné d'une abondante bibliographie des auteurs et des textes du XVIe siècle, d'un index fort utile et d'une table des matières dont les rubriques sont claires. Il faudrait apporter quelques compléments bibliographiques sur Postel, d'Aubigné ou Du Bartas. Puisqu'il s'agit de vétilles, ajoutons que certaines références devraient être uniformisées (citations de Ronsard), que l'on pourrait éviter parfois les citations de seconde main (p. 212 n., 221 n....), et corriger quelques coquilles (p. 376, appel de note 111, p. 39 (Dote), p. 343, des Cannibales, p. 137 (duplique)). Certains termes mériteraient une explication (par exemple, p. 69, notes) ; des répétitions

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devraient être évitées, par exemple sur le silence de Montaigne au sujet de la SaintBarthélémy (p. 299, 320, 455). Il faudrait enfin nuancer les rapprochements avec Calvin (p. 62, 67) ou Rousseau (p. 166, 339), et, sans en minimiser la portée, revoir peut-être quelques appréciations sur l'utilisation des sonorités dans le texte des Essais (p. 302, 327).

Ce n'est pas un ouvrage d'une lecture facile. Il pose plusieurs problèmes, il ouvre des voies à la recherche dans un style dense et concis. Plusieurs éléments soulignent l'originalité de cette enquête. On appréciera, d'abord, les passages traitant de la méthode de Montaigne, qui cherche la vérité dans le paradoxe, qui contrarie l'idée reçue, qui aime à rapprocher les extrêmes (p. 158). La contradiction est pour lui « méthode... nuance, réserve, appoint » (p. 265). Mais il faut tenir compte aussi de la fantaisie de l'essayiste pour qui la digression peut devenir l'essentiel, et qui, en semblant dire des fadaises, aborde les questions de la plus haute importance. Le « doute méthodique », mis en oeuvre dans l'Apologie, se retrouve tout au long des Essais (p. 356). On est frappé, ensuite, par les études de structure : ainsi on peut suivre le cheminement chronologique de la métaphore de la dette dans De la Vanité, puis dans De mesnager sa volonté, et enfin dans une addition C De L'institution des enfans (p. 68). On voit comment, par des relations étroites, De l'Art de conférer est une extension politique de l'Apologie de R. Sebond (p. 228), et comment De l'utile et de l'honnête peut être envisagé comme un des textes majeurs de l'époque sur l'attitude du magistrat (p. 260). Il n'est pas indifférent d'observer que De mesnager sa volonté se situe précisément avant Des Boyteux et De la Phisionomie, où se manifeste la déraison. Géralde Nakam tient compte aussi des divergences fournies par le Journal de voyage (p. 165, 166), et elle constate que le peuple des Essais est moins vivant que celui du Journal (p. 167). On lui saura gré d'éclairer, en se référant aux additions, la signification de plus en plus nette de l'attitude de Montaigne, par exemple sur la psychologie du riche (p. 53) ou sur le répertoire des cruautés (p. 318). On remarque, enfin, que cet ouvrage transforme la critique consacrée à l'auteur des Essais. Sont réfutées certaines idées reçues sur l'interprétation de l'Apologie comme pièce antiprotestante, sur celle De mesnager sa volonté que l'on considère à tort comme une mise en garde contre « l'engagement » politique (p. 446), et d'autres erreurs de ce genre (p. 147 n., p. 89 n., p. 170, p. 370 n.). La nouveauté apparaît surtout dans l'étude remarquable que Géralde Nakam consacre à certains essais, dont la signification est enfin éclaircie : l'essai De l'Utile et de l'honneste, ou la désobéissance (p. 255), les essais Des Cannibales et Des Coches (p. 345), qui sont étroitement liés dans leurs significations et dans leurs thèmes. Sur l'essai Des Boyteux, enfin, Géralde Nakam écrit des pages décisives (p. 392) : le titre n'est pas un paravent, mais un « emblème », qui désigne le sorcier et le juriste, et la reprise constante du motif de la marche et de la démarche met en évidence le thème central. Il s'agit d'une « véritable antidémonologie » (p. 394), qui ne manque pas d'audace et de courage. Si la tonalité de l'essai « est volontairement légère, le ton passe cependant très vite du rire au grave, quitte à revenir au sourire » (p. 396). Cette étude Des Boyteux, dont les conclusions sont fermes et la méthode exemplaire, montre, mieux que tout autre, comment Géralde Nakam s'attache à une connaissance précise de l'époque, à un examen strict du style et du symbolisme des images, à une interprétation judicieuse de l'humour ou de l'ironie de Montaigne. Il sera difficile d'apporter des retouches à ces analyses, tant elles sont convaincantes.

C'est un beau livre sur les Essais, qui contient d'excellents commentaires, qui nous fait suivre la sinuosité d'une oeuvre et d'une pensée, qui nous fait aussi redécouvrir Montaigne, un homme dont les fantaisies révèlent parfois la sagesse, dont les silences sont des condamnations, dont l'apparente sérénité exprime, à ses

COMPTES RENDUS 269

heures, une détresse profonde. Parce qu'il renverse les idées reçues et qu'il emporte l'adhésion par une démonstration rigoureuse, c'est un ouvrage fondamental qui renouvelle l'interprétation des Essais en dévoilant leur vivacité et leur force, et qui donne sur l'époque des guerres civiles des aperçus pertinents. C'est enfin un instrument de travail indispensable: grâce à l'ampleur de la documentation, il sera la source de multiples enquêtes.

JACQUES BAILBÉ.

L'Imaginaire du changement en France au XVIe siècle. Textes recueillis et présentés par CLAUDE-GlLBERT DUBOIS. Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 1984. Un vol. 14,5 x 20,5 de 342 p.

Un ensemble de seizièmistes distingués donne dans ce livre, multigraphié mais lisible, une série de contributions variées. Deux articles, celui d'Y. Giraud sur l'emblème de la Fortune, et celui de F. Lestringant sur le cartographe Le Moyne de Morgues, appelaient des illustrations, dont la réalisation est très inégale, en raison des techniques actuelles d'impression.

Sens du changement, sens de l'histoire : l'approche en est proposée à partir de concepts politiques (en particulier chez Brantôme et La Noue : A.-M. Cocula, A. Jouanna, E. Vaucheret), d'une affirmation dogmatique (M.-M. Fragonard : la résurrection des morts), d'une notion humaniste (M.-M. de La Garanderie : le transitus chez Budé). Paraissent plus imaginaires les mythes de la révolte dans les Tragiques (J. Bailbé) et l'emploi de la mythologie antique. Cet emploi semble, dans le cas de la tragédie (Ch. Mazouer), n'avoir pas soulevé de grands souffles poétiques. Il n'en va pas de même avec les poètes baroques de l'amour : G. Mathieu-Castellani montre la fécondité, pour l'expression du désir rêvé, des mythes ovidiens de Clytie, Daphné, Narcisse.

De la métamorphose, revenons au « change ». Montaigne en est pénétré, et s'en accommodé, non sans émotion (G. Nakam). Quant à Béroalde de Verville (A. Tournon), il cherche à « accélérer le mouvement perturbateur » de l'écriture. Dans son avant-propos, C.-G. Dubois souligne que la Renaissance « pense le monde comme « branloire perenhe » et la femme et la vie ut luna », mais que, en ce siècle, « le désir de changer n'a d'égal que la peur du changement ». Un double index des auteurs anciens et des critiques modernes termine utilement ce recueil.

ROGER ZUBER.

BETTYE THOMAS CHAMBERS, Bibliography of French Bibles - XVth and XVIth century. French language éditions of the Scriptures. Genève, Droz, « Travaux d'Humanisme et Renaissance », n° CXCII, 1983. Un vol. 18,5 x 25,5 de XVII-548 p.

On est saisi d'admiration devant l'ampleur de ce travail qui présente avec une méthode rigoureuse une documentation considérable. Jusqu'ici on ne disposait, en fait de bibliographie des Bibles et Nouveaux Testaments en langue française des XVe et XVIe siècles, que de l'ouvrage de Willem J. van Eys publié à Genève au début de ce siècle ; il présentait 184 Bibles et 178 Nouveaux Testaments, soit 362 entrées. L'ouvrage de R.T. Chambers en offre 554. Mais surtout le nombre de bibliothèques où Bibles et Nouveaux Testaments ont pu être localisés et décrits est beaucoup plus important : 92 bibliothèques avaient répondu à l'enquêté de van

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Eys, 329 ont envoyé une réponse positive à Mrs B.T. Chambers ce qui a permis la vérification de 2 500 volumes.

Ce catalogue descriptif se propose de présenter, en l'identifiant par un numéro et un code, un exemplaire-type de chaque édition de la Bible ou du Nouveau Testament publiés en français entre 1520 et 1600. Chaque édition est identifiée par la version du texte qu'elle présente, le type d'ouvrage qui est annoncé, par le titre : « Bible abrégée », « Bible historiale », par le traducteur qui est à l'origine du texte, la ville où se situe l'impression, mais on signale aussi les différences de ces exemplaires par rapport à la source principale qui leur sert de base.

A la suite de la description, suivant les méthodes modernes, de l'exemplaire type on trouve les références des bibliothèques européennes ou américaines qui possèdent un exemplaire de la même édition. Ces localisations ont été vérifiées par lettre ou visite.

La description de l'exemplaire-type est souvent illustrée par la reproduction en réduction de la page de titre.

Les exemplaires particulièrement intéressants sont situés par rapport à la version d'où ils tirent leur origine et se trouvent ainsi replacés dans une famille ; les raisons des variations qu'ils présentent par rapport à la version d'origine sont analysées et permettent de définir l'attente du public à travers le manifeste publicitaire que constituent, par exemple, les titres développés.

Ce catalogue permet ainsi de suivre le développement des éditions de la Bible du xv au XVIe siècle, l'évolution de la traduction qui suit celle de la langue, enfin de découvrir les publics différents que l'on veut toucher, depuis les rois jusqu'au simple peuple des campagnes, des adeptes de la Réforme jusqu'aux catholiques que rassure la préfacé de Jérôme.

Sans doute ce catalogue n'est pas exhaustif, son auteur le souligne avec modestie, mais il représente un énorme progrès par rapport à la bibliographie de van Eys. Il permet une recherche plus précise des sources bibliques chez tel ou tel auteur. C'est un ouvrage de référence grâce auquel nous pouvons identifier telle Bible ancienne dont la page de titre est mutilée. Enfin voici le témoignage tangible de l'énorme importance, toujours sous-estimée, de la Bible dans le développement de la pensée, de l'imagination, de la vie intellectuelle et spirituelle des deux siècles qui ont enfanté le monde moderne en Occident.

MARGUERITE SOULIE .

LUCIEN CLARE, La Quintaine, la course de bague et le jeu des têtes. Étude historique et ethno-linguistique d'une famille de jeux équestres. Éditions du C.N.R.S., Paris, 1983. Un vol. 21 x 27 de 266 p. et 31 ill. h.t.

Voici un ouvrage important et très documenté sur l'origine, le développement, le déclin et quelques survivances actuelles de trois jeux équestres. Cette étude, menée à travers l'Europe et jusqu'en Amérique Latine, mais particulièrement en Espagne et en France, ne met pas seulement en lumière les similitudes et les oppositions formelles que chaque pays a imprimées à ces exercices ; elle dégage aussi partout « les rapports toujours significatifs qui lient le monde des mots au monde des choses » d'une part, et de l'autre « l'importance du ludique pour la connaissance et la découverte d'une société ». Ainsi par exemple on suit les sorts divers, en France, de la quintaine de redevance et de celle des nobles, la première se maintenant difficilement jusqu'à la Révolution, la seconde gardant de ses liens avec l'adoubement des chevaliers un prestige qui la place au coeur de la fête baroque, du carrousel. Mais on découvre aussi les motivations dés joueurs, les appréciations des spectateurs, et, à travers les images et les métaphores issues des noms des jeux, les prolongements du spectacle dans l'inconscient collectif.

COMPTES RENDUS 271

Une première partie regroupe les définitions lexicographiques et retrace l'histoire des jeux à partir d'un corpus très varié (aveux, procès-verbaux, états de mobiliers, relations de fêtes...) ; une secondé partie est centrée sur la technique et sur l'art de courir la quintaine, la bagué et les têtes, qui culminent entre 1550 et 1700 ; dans la troisième partie, l'auteur scrute les miroirs déformants de la littérature, depuis la relation (parfois anticipée !) jusqu'à l'épisode romanesque qui associe avec plus ou moins de bonheur la reconstitution du jeu au rebondissement dramatique ou à l'expression des sentiments. Enfin un choix de 54 textes de longueur variable (de quelques lignes à quelques pages) met à la disposition du lecteur la 18e partie du corpus, et en particulier des documents du XVIe et du premier XVIIe siècle difficilement accessibles dans des bibliothèques dispersées. On déplorera seulement l'absence d'une bibliographie générale, concernant un sujet pour lequel il n'en existe pas de satisfaisante. En revanche, un index des auteurs cités permet de se reporter aisément aux indications placées en regard du texte - disposition heureuse qui, jointe à la traduction des citations étrangères, à une mise en page élégante, et à d'indispensables illustrations techniques, ajoute à l'agrément du livre.

C'est dire que cet ouvragé, fruit de onze années de recherches et d'un cours sur la civilisation espagnole, nous apporte une riche information sur un domaine jusqu'alors presque inexploré, et un modèle de dialogue entre les textes et les faits.

LOUISE GODARD DE DONVILLE .

LAZARE DE SELVE, Les OEuvres spirituelles sur les Évangiles des Jours de Caresme : & sur les Festes de l'Année. Édition critique par LANCE K. . DONALDSON-EVANS, Genève, Droz (coll. « Textes Littéraires Français », n°316), 1983, Un vol. 11,5 X 18 de 224 p.

L. K. Donaldson-Evans sort de l'oubli l'oeuvre d'un poète religieux, Lazare de Selve, révélé par H. Bremond dans son Histoire littéraire du sentiment religieux en France. Par son travail il rend aisé l'accès à cette poésie catholique dont les deux recueils, l'un offrant des sonnets sur les évangiles de carême, édité en 1607 puis en 1614, l'autre proposant des cantiques sur les sujets des fêtes de l'année, édité en 1618, furent réunis et publiés en 1620 sous le titre Les OEuvres spirituelles...

L. K. Donaldson-Evans éclaire bien la vie de ce poète magistrat sans cacher les zones d'obscurité subsistantes, décourageant peut-être un peu vite ceux qui seraient tentés d'en savoir plus. L'oeuvre est située avec bonheur ; l'influencé, sur le poète, des auteurs contemplatifs et des prédicateurs du Moyen Age et de la Renaissance est justement relevée, ainsi que la place tenue, dans l'inspiration des cantiques, par les recueils hagiographiques. Mais pourquoi s'en tenir à la Légende dorée de Voragine qui ne rend compte ni de l'ordonnance du recueil, ni de certains détails obscurs ? (au c. XXVIII, comment saint Thomas permit-il de découvrir la résurrection de la Vierge ?).

On regrette qu'une vingtaine de vers soient rendus boiteux par des omissions de mots ou de lettres (p. 79, v. 4, manque divine, p. 89, v. 4, corrompent, p. 100, v. 3, luy, etc.). On cherche en vain le cinquième et dernier (voir p. 18) des nouveaux cantiques parus en 1620 : quatre poèmes seulement furent ajoutés mais la numérotation de 1620, défectueuse, passa directement de XXXVIII à XL.

Cela dit, L. K. Donaldson-Evans fait bien mesurer le but religieux et les accents personnels de cette poésie ; il souligne légitimement la transparence et l'équilibre qui: marquent en général cette oeuvre, mise au service du catholicisme tridentin, dédiée à Dieu et offerte à la Reine.

Y. QUENOT.

272 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

PETER BAYLEY, Selected sermons of the french baroque (1600-1650). Garland publishing, inc, New York and London, 1983. Un vol. in-8° de 300 p.

Nous devons à Peter Bayley un maître livre sur la prédication en France dans la première moitié du XVIIe siècle : French pulpit oratory (1598-1650). A study in themes and styles, with a descriptive catalogue of printed textes, Cambridge University Press, 1980. P. Bayley confirmait ainsi l'originalité d'une approche critique qui doit beaucoup aux méthodes mises au point par les spécialistes de la littérature anglaise du XVIIe siècle, et dont l'auteur nous avait donné la primeur dans sa communication « Les sermons de Jean-Pierre Camus et l'esthétique borroméenne » au colloque du C.N.R.S. Critique et création littéraire en France au XVIIe siècle, éd. M. Fumaroli, Paris, 1977 et dans celle du colloque de Dijon « Le raffinement et les ellipses dans le style oratoire de Bossuet », Bossuet. La prédication au XVIIe siècle, éd. J.P. Collinêt et Th. Goyet, Paris, Nizet, 1980.

L'édition des neuf sermons du premier XVIIe siècle qu'il nous offre maintenant, sert, en quelque sorte, de justificatif au premier ouvrage dont on avait pu regretter que les citations, même abondantes, ne donnent qu'une idée imparfaite de ce qu'étaient les sermons de cette époque.

P. Bayley a opéré la sélection de neuf sermons dans la masse énorme des oeuvres publiées par une soixantaine de sermonnaires catholiques et protestants durant ce demi-siècle, qu'il s'agisse de cycles du Carême, de l'Avent ou d'autres fêtes liturgiques pour les catholiques, ou de commentaires de la Bible sous forme de sermons populaires, voire universitaires pour les protestants : Sermon pour la feste de la Conception de Jean Bertaut ; Sermon pour le jour de Pasque de Gaspar Seguiran ; Homélie de la mer du monde et Troisiesme homélie panégyrique de S. Charles Borromée de J.P. Camus ; Sermon sur l'image de N.D. de Pitié d'Etienne Molinier ; Sermon sur Ezechiel XVIII, 23 de Moïse Amyraut, Sermont de la Mort d'Etienne Molinier et Sermon sur I Corinthiens, XI 31-32 de Jean Daillé.

Un choix est toujours arbitraire : celui-ci me paraît particulièrement heureux qui permet de découvrir les formes que prennent, au cours du premier demi-siècle, le sermon, l'homélie, le panégyrique. (On me permettra de regretter l'absence de l'oraison funèbre : celle du duc de Mercoeur par François de Sales aurait pu trouver sa place parmi des textes typiques ; mais P. Bayley étudié plus les formes, le style et la rhétorique de la prédication que les genres particuliers ; il écarte aussi systématiquement les prédicateurs qui comme Coeffeteau, Deslandes, Lingendes ont pu être « récupérés » par une critique qui ne trouvait en eux que des précurseurs d'une esthétique classique jugée seule parfaite et digne d'intérêt). Ce choix permet de mesurer l'évolution de la prose française parallèlement à des genres plus connus ou mieux étudiés. La disposition chronologique des textes permet aussi de constater que l'âge ne fait rien à l'affaire et que des humanistes attardés, lecteurs de thesaurus et compilateurs d'exempla sont les contemporains de préclassiques plus fidèles à la rhétorique des anciens et déjà sensibles à la séparation du sacré et du profane.

P. Bayley craint de n'avoir pas donné assez d'éclaircissements sur les grands problèmes religieux du jour. On pouvait en effet imaginer que publiant des sermons catholiques et protestants, il choisît de publier des sermons de controverse qui reflètent les grands débats entre Rome et la Réforme. Le choix de P. Bayley est assez adroit pour que tous ces débats soient présents dans les textes qu'il propose : point de vue de Bertaut sur la Vierge, de Molinier sur le culte des images et sur le purgatoire, de Camus sur les saints, de Seguiran sur l'eucharistie, les tourments de l'enfer et la résurrection des corps ; attaques d'Amyraut contre les stupres de l'Église romaine, thèses du même prédicateur sur la prédestination,

COMPTES RENDUS 273

la miséricorde, de Daillé sur la confession et de du Moulin sur la tolérance officielle et lès persécutions souterraines.

A l'exégèse d'Amyraut succède le sermon d'inspiration plus morale de du Moulin et le style « orchestré » de Daillé qui les réunit A l'inspiration quasi poétique de Bertaut succède l'anthropologie humaniste et le « style thesaurus » du jésuite Seguiran qui produit une oeuvre d'un baroque d'entassement hétéroclite ou défile tout le bestiaire moralisé et qui ne nous fait grâce d'aucun des sens historique, allégorique, tropologique, anagogique de ses « belles conceptions ». Les « enchaînements » de Camus autour du thème de « la mer du monde » offrent un baroque plus cohérent en développant une sorte d'unique emblème. Le Sermon sur la mort de Molinier examine le fait de la mort à l'occasion du mercredi des cendres ; il interroge successivement les créatures, les livres et les tombeaux avant de tirer la leçon de sa méditation. Les amateurs de baroque littéraire y trouveront de véritables morceaux d'anthologie sur la fuite du temps (p. 220), sur les nuées et leurs formes changeantes (p. 227) et sur le spectacle des tombeaux (p. 232). Ce prédicateur est un excellent témoin de la « witty prose» dont on trouve des exemples ailleurs en Europe : mélange de briéveté et de prolixité, d'ingénuité et de pathos soudain. Ces sermons, on le voit, illustrent les cinq « prose patterns » étudiés par P. Bayley dans French pulpit oratory.

P. Bayley rend ainsi sensible l'évolution, de sermons qui empruntent l'essentiel de leur matière à la nature, considérée comme le grand sermon de Dieu, sermons ou l'exemplum et l'analogie « font toute la preuve et l'ornement du discours », à des sermons qui reviennent à la rhétorique ancienne (argument logique, exempla, puis élévation pathétique et application) et sont plus intériorisés.

Les notes de P. Bayley proposent de nombreux rapprochements savants avec les instruments dont se servaient ces prédicateurs : rhétoriques ecclésiastiques, thesaurus, Écriture, auteurs anciens. Ils donnent la mesure des lectures faites par l'éditeur, dans un genre qui, à première vue, n'est pas aussi gratifiant que la poésie ou le théâtre.

Une présentation succincte des prédicateurs et une analyse rapide de ce qui rend leur sermon caractéristique achève l'introduction brève, mais substantielle.

P. Bayley souligne fort justement, en conclusion, l'intérêt de ces sermons en tant que contextes ou connotations des études dix-septiémistes sur les autres genres, par les lieux communs, les images, les associations d'idées, les références culturelles que charrient ces sermons catholiques ou protestants, représentatifs ou marginaux Il faut savoir gré à P. Bayley de nous restituer ainsi un pan de notre littérature religieuse du XVIIe siècle, trop souvent méprisée en vertu des principes classicisants de la critique du XIXe siècle. Souhaitons que cette entreprise particulièrement réussie suscite des émules.

JACQUES HENNEQUIN.

GEORGES COUTON, Corneille et la tragédie politique. Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », n° 2174, 1984. Un vol. 11 x 18 de 124 p.

Ce petit volume, au style clair et incisif, a le grand mérite de souligner la continuité, la valeur et la variété que présentent les tragédies de P. Corneille, de Médée (1635) à Suréna (1674). Le célèbre auteur de La Vieillesse de Corneille (1949) refuse la lecture « très fragmentaire » (p. 114) de l'oeuvre d'un dramaturge soucieux de « chercher toujours des formules neuves » (p. 61) et chez lequel on a trop tendance à n'admirer, depuis trois siècles, que Le Cid, Horace, Cinna et Polyeucte. Le premier chapitre lie l'essor de la tragédie à l'émancipation de

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l'auteur de théâtre dans la première moitié du XVIIe siècle ; Corneille et Molière ne sont plus comme Hardy et Rotrou au service d'une troupe mais des écrivains qui imposent leurs conditions. Les six chapitres suivants découpent chronologiquement la carrière dramatique de Corneille en envisageant toujours « les problèmes dans leur réalité » (p. 13). Chaque tragédie est replacée dans le cadre de la saison théâtrale qui l'a vue naître ; M. Couton montre comment chacune d'elle est tributaire des sujets à la mode, de la rivalité entre auteurs, de la sentimentalité du public et du contexte politique de l'époque. Les problèmes doctrinaux (chap. m) coexistent avec la création artistique mais celle-ci n'en découle pas. Les polémiques littéraires (Querelle du Cid) font « apparaître des idées importantes » (p. 36). L'évolution de la tragédie cornélienne est ainsi, au fil des pages, étroitement rattachée aux changements historiques. Le dernier chapitre s'en prend aux préjugés des écrivains qui ne connaissent que partiellement l'oeuvre. Il est à souhaiter qu'un ouvrage aussi riche en renseignements qu'agréable à lire incite le public à s'intéresser aux tragédies méprisées de Corneille et suscite de nouvelles mises en scène.

ZOBELDAH YOUSSEF.

PIERRE CORNEILLE, Théâtre complet. Édition critique présentée et annotée par ALAIN NIDERST. Publications de l'Université de Rouen, 1984, tome premier, volumes 1 et 2. Deux vol. in-8° de 985 p.

Le tricentenaire de la mort de Pierre Corneille nous vaut une édition nouvelle de son théâtre. Le lecteur est accueilli par une reproduction d'un tableau de Le Nain, L'Académie (Musée du Louvre) puis par le portrait de Corneille par Michel Lasne, 1643. Ce n'est déjà plus le Corneille des premières oeuvres, mais un homme sérieux, voire un peu amer. Bon papier, typographie aérée : l'Université de Rouen a bien fait les choses.

Ce premier tome, qu'il a fallu scinder en deux volumes, présente les pièces de Mélite à Cinna. Le texte choisi est celui des originales et c'est à notre avis un bon choix : c'est le texte savoureux et les corrections multiples, qui vont parfois jusqu'au remaniement, apportées ensuite par l'auteur, l'ont édulcoré plutôt qu'amélioré. Pour les deux tomes suivants (tome II de Polyeucte à Pertharite ; tome III d'OEdipe à Suréna) on doit revenir à la vieille habitude des éditeurs, donner le dernier texte revu par l'auteur, celui de 1682. Ce choix aussi se justifie, mais laisse un petit regret : l'expérience de donner jusqu'au bout le texte des originales méritait d'être tentée.

Une « Introduction générale » de quelques pages seulement suit la carrière de Corneille en allant à l'essentiel. On lui saura gré d'affirmer avec netteté comment « au service de Richelieu le poète acquit plus de grandeur et plus de gravité ». On aimera moins la formule « sordide avarice ». Tallemant des Réaux, bourgeois très bien renté, déclare de fait que Corneille est un « grand avare », se faisant l'écho des comédiens qui trouvaient ses pièces chères. En fait Corneille avait comme ressources quelques revenus terriens - il n'était pas un latifundiaire - et le produit de ses charges. Il a toujours estimé que ses pièces méritaient d'être payées et que le théâtre et les gens de théâtre méritaient d'être aidés par l'État, ou à défaut par le mécénat. Rien de plus normal, et on ajoutera, de plus sain pour un poète qui fondamentalement préserve son indépendance. En ajoutant au mot « avare » de Tallemant l'épithète de « sordide », Alain Niderst fait passer Corneille du côté d'Harpagon, ce qui est inexact et injuste.

Et voilà qui nous amène à la biographie. « La vie de Corneille est assez peu instructive ou du moins les éléments qui peuvent éclairer l'oeuvre sont peu nombreux», écrit A. Niderst Soit, notons cependant, pour la satisfaction de

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mettre l'auteur de cette phrase en contradiction avec lui-même, qu'il s'essaie à l'explication biographique en se demandant, à propos de La Suivante, si en Théante il ne faudrait pas reconnaître un rival en amour de P. Corneille.

Notons surtout que si les événements de la vie ne sont pas passés dans l'oeuvre, ou du moins si nous sommes dans l'incapacité de les y reconnaître, le dramaturge y a transcrit son expérience d'homme et ses vues sur l'histoire de son temps et cela est bien dit dans cette introduction : à travers mythes païens et histoire ancienne l'actualité transparaît, «c'est toujours la France de son temps que nous retrouvons, celle de Richelieu, de Mazarin, de Colbert ». Cela est bien dit, mieux que démontré dans les notices ou l'annotation des pièces. Mais une édition a ses limites et on ne peut pas reprocher à l'éditeur de ne pas fournir un commentaire continuel pour une oeuvre aussi copieuse et qui constitue « un monde presque aussi cohérent et en tout cas aussi impressionnant que le monde de Balzac ou de Proust ».

La fin de cette « introduction générale » insiste sur une nouveauté de l'édition. Elle se veut d'un historien de la littérature, mais qui entend comprendre lés positions des metteurs en scène. Pour eux il s'agit de « proposer plus ou moins explicitement une analogie entre le tragique cornélien et le monde actuel », Sont donc présentées des analyses des mises en scène modernes les plus importantes.

L'idée est louable. Mais ces analyses sont nécessairement brèves et les courtes pages qui leur sont consacrées risquent d'être rapidement périmées. On se demandé si l'éditeur en cette circonstance n'empiète pas sur le rôle de l'historien du théâtre.

Notons, pour être juste, que ces analyses de mises en scène modernes sont accompagnées de très intéressantes photographies : elles ouvrent la voie à une iconographie cornélienne qui nous manque beaucoup.

Une chronologie nous amène de l'achat par le grand-père de Corneille des deux maisons de la rue de la Pie (1584) jusqu'à l'édition du théâtre de Corneille par Voltaire (1763). On nous dit qu'elle s'accompagnait d'un commentaire « important ». C'est dire trop ou trop peu. Ce commentaire est surtout étroit et dénigrant

Une « Bibliographie générale» est suivie de la bibliographie particulière des pièces du premier tome. Elles sont abondantes, je serais tenté de dire surabondantes, faisant place à des études de médiocre importance et ne distinguant pas entré articles et livres.

Sur une liste des « Principales sources de Corneille » on conçoit des inquiétudes. Les « oeuvres de l'Antiquité et du Moyen Age » constituent une première section, pas trop bien nommée puisqu'aucune oeuvre du Moyen Age n'y figure. D'autre part ces oeuvres sont citées en éditions modernes, pour une raison de commodité bien explicable. Mais il serait bien utile aussi de savoir de quelles éditions Corneille lui-même disposait

La section « OEuvres des XVIe et XVIIe siècles » énumère dans l'ordre chronologique des auteurs très divers : Guilhem de Castro par exemple ; des théoriciens du théâtre comme Castelvetro, Robortelli, Scaliger envers qui les Discours de Corneille ont beaucoup de dettes ; des penseurs comme Balzac ; des écrivains de théâtre en grand nombre. Que doit Corneille à l'Hermenïlgide de La Calprenède, à La Bague de l'oubli de Rotrou, à tant d'autres ? Les notes de l'édition le diront peut-être.

Relevons en passant une erreur de date : La Sophonisbe de Mairet n'est pas de 1663. Cette Sophonisbe est de 1634. Et il ne faut pas lui enlever au profit d'Horace son rang de première des tragédies classiques (p. 707).

Dans cette liste, un grand oublié, Machiavel, que Corneille lisait, croyons-nous, dans la traduction de Gohory. Nous pensons pouvoir dire que Machiavel est, au moins autant que Tite-Live, la source d'Horace.

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Il nous semble aussi qu'une édition aussi légitimement soucieuse des mises en scène devrait signaler l'importance du Mémoire de Mahelot, Laurent et autres décorateurs de l'Hôtel de Bourgogne et de la Comédie-Française au XVIIe siècle, édité par H. C. Lancaster en 1920 chez Champion. Mahelot qui s'occupait à l'Hôtel de Bourgogne au début du XVIIe siècle des décors, indiquait les accessoires nécessaires à chaque pièce. Pour les 47 premières pièces répertoriées, un dessin à pleine page représente le décor, Mahelot concerne l'Hôtel de Bourgogne. Si pour le Marais le système avait été différent, quelqu'un un jour l'aurait dit Décor multiple, une tapisserie masque le lieu momentanément non utilisé. Lorsque l'action se passe dans l'appartement de l'héroïne, la tapisserie qui la cachait est tirée et le proscenium est considéré comme faisant alors partie de cette chambre. Tous les témoignages convergent pour indiquer que la scène du théâtre du Marais était pourvue, pour Le Cid par exemple, d'un décor de ce type, décor multiple.

Si l'on a ce décor présent à l'esprit, bien des choses s'éclaircissent Un certain nombre des notes de l'édition pourraient donc être précisées. On ne parlerait plus de « changement de décor » pour Le Cid (p. 626) : l'action se transporte seulement devant l'un ou l'autre des compartiments de la scène. Ce qu'on appelle « changement de lieu » dans La Veuve (p. 243) est une translation analogue.

L'Examen de Médée (p. 511) observe que « les grilles de la prison qui enferme Aegée rendent l'action fort languissante ». Alain Niderst voit dans cette remarque (note 11) « un trait d'humour » du poète. Cherchons dans les dessins de Mahelot l'un de ceux qui, dans un décor multiple, comporte une prison : une fenêtre avec de solides barreaux suffit à l'évoquer. Mais si, une fois la tapisserie tirée devant la maison de l'héroïne, le proscenium étant pour l'occasion annexé à la maison, elle peut venir y conter ses malheurs, on ne peut pas raisonnablement laisser le prisonnier sortir de son cachot. Il doit parler à travers les barreaux, ce qui supprime au moins les gestes, d'où l'action « languissante ». Aucune raison de chercher là un trait « d'humour ».

Un metteur en scène illustre, Charles Dullin, avait bien compris que Cinna demandait un décor multiple, avec deux « lieux » particuliers à l'intérieur d'un lieu général requis par la règle des unités. « La Scène est à Rome », écrit Corneille. Le décor de Dullin est un décor multiple complété par le jeu des éclairages. Avait-il lu Mahelot, ou trouvé ces idées par la lecture attentive du texte cornélien ? En tout cas son Cinna, mise en scène et commentaire mériterait d'être cité dans la bibliographie de Cinna et une place d'honneur dans la note sur les « Principales mises en scène modernes ». Et le Mémoire de Mahelot est la meilleure des lectures d'initiation à la mise en scène des pièces de Corneille en leur temps.

Ajoutons que du vivant même du poète, le décor unique, le « palais à volonté » supplante le décor multiple. Pour Le Cid, le successeur de Mahelot demande en 1678 seulement une chambre avec quatre portes. On comprend que chaque porte constitue une survivance des « lieux » du décor multiple. - Il serait bon de dire au lecteur moderne que dès le XVIIe siècle la mise en scène avait trouvé des formules diverses.

En tête de l'édition, avant les pièces viennent les « OEuvres théoriques », le gros morceau étant constitué par les trois Discours de 1660 sur le Poème dramatique, la Tragédie, les Trois Unités. Ils sont précédés des préfaces des recueils de 1644, 1663. On rappellera en passant qu'il serait nécessaire pour se faire une idée claire de l'oeuvre théorique de Corneille de souligner l'importance de textes comme la préface de Clitandre ou l'Épître de La Suivante. Il serait bon aussi de préciser dans une note quelle place occupaient les textes théoriques dans les éditions faites par Corneille même : et notamment les Examens, groupés en tête des volumes.

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La disposition choisie par Alain Niderst est la disposition traditionnelle, celle par exemple de l'édition Marty-Laveaux. Et il ne peut guère en être autrement à moins d'accepter les contraintes d'une chronologie rigoureuse, qui a aussi ses inconvénients. Mais cette disposition laisse se former l'idée plus ou moins claire que le théâtre cornélien découle de l'observation de règles fixées dès le début A. Niderst exorcise très justement cette idée fausse et insidieuse en rappelant un mot pénétrant de Fontenelle : « Il a commencé par composer et ensuite il a pensé». L'édition dans son ensemble est attentive au mouvement qui entraîne l'oeuvre dans un renouveau continuel.

Une série de réflexions maintenant, au fil des pages, en lisant les notices. Elles vont à l'essentiel, cernant ce qu'on pourrait appeler la « personnalité » de chaque pièce, sur un ton très juste : ainsi de Mélite « qui offre dans ses meilleurs moments l'image d'un Marivaux du temps de Louis XIII ». Dans La Suivante est soulignée « l'incroyable cruauté », ou encore « la merveilleuse réussite » dans Cinna de la « superposition entre Rome et Paris, entre les sujets d'Auguste et ceux de Louis XIII».

On trouvera pourtant que l'abbé d'Aubignac est évoqué un peu hâtivement dans la Notice des Oeuvres théoriques. Il a tenu dans la carrière de Corneille une place considérable, en qualité d'abord de conseiller offrant des services dont Corneille ne voulait pas, puis en tant qu'ennemi déclaré et actif. Surtout il faudrait rappeler que La Pratique du théâtre, publiée en 1667, avait été commandée par Richelieu et que l'abbé l'écrivait dès 1640. Elle a subi des ajouts ensuite, mais pas de remaniements profonds. Lorsqu'on la replace à sa véritable date, au temps de Richelieu, les perspectives changent et il serait utile de le rappeler.

Depuis longtemps déjà a été proposée par Charlier une clef de Clitandre. Ce serait une prise de position de Corneille en faveur du Maréchal de Marillac victime d'un procès rondement mené. Cette clef est rejetée par Alain Niderst, non sans quelques regrets semble-t-il. Il a raison d'éprouver des regrets : Clitandre contient un certain nombre de réflexions, non relevées par Chartier et de nature à conforter sa thèse (vers 835-838 ; 1085-1901 ; 1709-1726).

« Il s'agissait.dans L'Illusion Comique de défendre Mondory contre sa famille » (p. 562). Mondory avait alors quarante et un ans ; il était le plus illustre comédien de son temps. Il recevait un honneur inimaginable avant Richelieu : une ode écrite par lui figurait dans le Sacrifice des Muses au grand Cardinal de Richelieu à quoi avaient collaboré tous les grands écrivains du temps. Promotion sociale incroyable pour un comédien. Il n'était guère nécessaire de le défendre contre sa famille. Il faut bien plutôt observer que L'Illusion comique fait partie d'une véritable campagne de presse en faveur du théâtre ; campagne qui comporte en 1635 d'autres textes d'importance : un article de la Gazette de Renaudpt en janvier, un discours de Boisrobert à l'Académie en février, des pages très sérieuses de Bruscambille au milieu de ses propos facétieux, La Comédie des Comédiens de Scudéry.

Une note sur l'anoblissement de Corneille (p. 631, a 18) fait état d'une pièce de la querelle du Cid, l'Anatomie du Cid. Les parents de Corneille auraient hésité à accepter cette noblesse, d'où une brouille. Le poète s'avisa « pour se réconcilier avec les Siens de s'obliger lui et ses descendants à ne faire acte de gentilhomme jusqu'à la septième génération». Ces propos d'un pamphlétaire paraissent hautement fantaisistes et il serait prudent de ne les accueillir, si on les accueille, qu'avec les plus expresses réserves

« C'est, dit Corneille, en lisant sur le visage de votre Éminence que j'ai souvent appris en deux heures ce que mes livres n'eussent pu m'apprendre en dix ans » (p. 716, dédicace d'Horace). Alain Niderst estime (n. 6) que « l'éloge de Richelieu devient excessif et presque humoristique ». Excessif, peut-être, mais les dédicaces

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pratiquent volontiers l'hyperbole. On y verra surtout beaucoup d'orgueil à faire savoir que l'écrivain bénéficie d'audiences de deux heures accordées par l'homme politique le plus puissant du royaume, voire d'Europe. Mais de l'humour, on ne le croit pas.

Le problème de la clef de Cinna est abordé, en relation avec celui de la date de Cinna. Il est tentant de jumeler les deux ; mais est-ce nécessaire ? Une recherche aisée serait à faire : qui dépouillerait l'excellente histoire de Louis XII par le P. Griffet ou telle autre histoire du XVIIe ou du XVIIIe siècle, ou encore les mémorialistes, arriverait à dresser une liste presque ininterrompue de conspirations ou de menaces de conspiration, la conspiration étant la seule réponse possible à une politique très répressive. Une tragédie de la conspiration est ainsi opportune en permanence. Il faut donc à notre sentiment dire en un premier temps que la conspiration de Cinna est de « style Richelieu ». En un second temps, selon la date de conception de la pièce, si on peut la fixer avec rigueur, penser que tel complot particulier a pu déclencher la réflexion de Corneille. Alain Niderst, énumérant quelques-unes de ces conspirations en disant « toutes les conjectures sont acceptables, aucune n'est assurée », prend une position sage.

On aura peine par contre à le suivre lorsqu'il parle de la « douce humilité » d'Auguste, de son accession à la « sainteté » pour avoir accordé sa grâce même à Euphorbe. La canonisation nous paraît hâtive. Quelque peu excessive aussi l'idée que Corneille propose une « politique chrétienne », et décourageante pour une civilisation non chrétienne. On aimerait nuancer en disant : une politique généreusement humaniste et qui pourrait être chrétienne.

Le dernier paragraphe de cette notice sur Cinna, qui est parmi les meilleures, propose une idée qui apparaît d'abord paradoxale, si l'on songe à la qualité de cette pièce : « On peut dire qu'il n'est pas de tragédie qui ait fait plus de tort à Corneille ». Elle nous paraît très juste.

Un détail pour finir : une rectification à apporter p. 969. La Comédie des Tuileries, à quoi Corneille a effectivement collaboré, et L'Aveugle de Smyrne, pour laquelle sa participation est moins sûre, ont été imprimées ; la Grande Pastorale ne l'a pas été, et la pièce est perdue 1.

GEORGES COUTON.

GÉRARD FERREYROLLES, Pascal et la raison du politique. Paris, P.U.F., colL «Épiméthée», 1984. Un vol. 15 x 21,5 de 290p.

Le livre de Gérard Ferreyrolles, Pascal et la raison du politique, est à mon avis un modèle d'intelligence, de profondeur et de clarté. Pas un faux-pas, pas une discordance, pas une faiblesse dans cet ouvrage d'une densité exemplaire, mené de main de maître avec un sens très sûr de la progression, voire de la dialectique, écrit en outre d'une plume alerte, avec l'art des formules qui ne sont point faites pour donner l'apparence du beau, mais pour faire jaillir le vrai.

Comme dans une symphonie parfaitement réglée, l'introduction, les chapitres, la conclusion s'articulent et s'enchaînent avec une telle rigueur que pas un élément de la démonstration n'échappe ; on est malgré soi entraîné avec force dans un monde qui n'est pas seulement très savant et spécialisé, mais dont l'architecture est bâtie avec tant de fermeté que la science y devient d'emblée habitable : la collection « Épiméthée » gagne beaucoup à accueillir un tel ouvrage.

1. Depuis la rédaction de ce compte rendu, le tome second de cette édition, en deux volumes également, est paru.

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Traiter de la politique pascalienne est aborder un sujet neuf, et pourtant « rien du politique n'est étranger à Pascal », comme « rien de Pascal n'est étranger au politique » (p. 8). Dans le chapitre premier, retraçant « les conditions dans lesquelles (cette politique) s'est élaborée » (p. 13), Gérard Ferreyrolles évoque tour à tour avec un grand talent de synthèse la pensée politique à l'époque des cardinaux-ministres, l'influence du milieu janséniste sur Pascal, les « antécédents sociologiques » de ce dernier (p. 35). Ayant ainsi défini les éléments qui « rendent possible l'apparition d'une politique pascalienne », Gérard Ferreyrolles peut ensuite dans le chapitre n intitulé « L'anomie jésuite », mettre en lumière les données qui « rendent impossible, à l'intérieur de la politique pascalienne, l'existence d'une cité » (p. 41) ; d'une manière tout à fait originale et avec une précision irréprochable, il y décrit, vu par l'auteur des Provinciales, l'anti-modèle que représente pour Pascal la politique des jésuites, « rois de la concupiscence des grands», qui, « en permettant à leurs dirigés de satisfaire leurs libidines, [...] satisfont leur propre libido dominandi » (p. 71), « détruisent ce qu'ils aspirent à dominer, à savoir la société civile et politique, et en la détruisant se détruisent [...] C'est contre ce paradigme de négativité que vont [...] se construire [...] la cité humaine et [...] la cité chrétienne » (p. 91). Le chapitre III qui a pour titre « La concupiscence collective» (p. 93), étudie comment ces « trois fées maléfiques» (p. 98) que sont la concupiscence, la force et l'imagination peuvent être utilisées au service de la cité des hommes et, de puissances destructives, devenir grâce à l'ingéniosité humaine, des éléments constructifs. La cité de concupiscence se bâtit sur la feinte, mais « ce feindre-là est justement ce qui assure la tranquillité de la vie commune » (p. 145).

« Mais est-ce assez que d'être ? » (p. 147). L'ordre humain est-il contre nature ? Dans le chapitre IV sur « la loi naturelle » (id.), Gérard Ferreyrolles s'interroge sur les rapports de l'éthique et du politique et montre que « la commodité de l'ordre politique humain [...] n'est pas achetée au prix de l'injustice» (p. 199).

Quelles « modifications introduit la religion chrétienne dans les données naturelles du problème politique » (p. 203) ? Le chapitre V, « L'Église et l'État », répond à cette question. Il reste à suivre le destin de l'État dans l'histoire : c'est dans le chapitre VI que Gérard Ferreyrolles présente, au-delà de l'imprévisibilité et de l'instabilité de cette dernière, de « visibles continuités » et des « pérennités » (p. 251-252) : celle de l'Église puis celle du peuple juif ; il met en valeur l'importance de la prophétie et mène jusqu'à la foi qu'il définit comme « le point d'où le regard débrouille l'apparent chaos de l'anamorphose » (p. 256), avant d'insister, en conclusion, sur le caractère analogique et dialectique de l'univers politique pasealien. Une très bonne bibliographie clôt l'ouvrage.

Parfaitement érudit, c'est-à-dire savant sans chercher à paraître, Gérard Ferreyrolles traite son sujet avec tant de vérité et d'intelligence qu'il n'approfondit pas seulement un domaine passionnant par rapport à l'étude de la pensée pascalienne, mais qu'il dévoile jusqu'au plus profond un ensemble de problèmes très actuels, et témoigne de la modernité de Pascal telle que Jean Mesnard l'a mise en lumière (référence citée par Gérard Ferreyrolles, p. 11).

NICOLE FERRIER-CAVERIVIÈRE.

ROGER DUCHÊNE, L'Imposture littéraire dans les « Provinciales » de

Pascal. Publications de l'Université de Provence, Aix-en-Provence, 1984 ; seconde édition, 1985. Un vol. 15,5 x 21,5 de 390 p.

Le livre de Roger Duchêne a connu dès sa parution un grand succès, et nous espérons qu'il en ira de même de cette seconde édition qui comporte d'importants

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suppléments. D'une part, de nouveaux chapitres permettent à l'auteur de poursuivre son analyse et de renforcer ses arguments sur quelques points particuliers. D'autre part, la parution du livre et le programme de l'Agrégation ont fourni l'occasion d'organiser en mars 1984 un petit colloque à Marseille consacré aux Lettres Provinciales : les communications de M. Le Guern, de Ph. Sellier et de D. Descotes ont été suivies de discussions, présidées par J. Mesnârd, autour du livre de Roger Duchêne. La nouvelle édition de L'Imposture comporte les textes du colloque, et elle permet ainsi de confronter en toute loyauté la brillante « défense » de Roger Duchêne aux questions inquiètes des amis de Port-Royal.

Roger Duchêne a choisi d'aborder les Lettres Provinciales comme une oeuvre littéraire, comme un roman épistolaire qui raconte la conversion de Pépistolier à la cause de Port-Royal. Malgré les apparences, cet épistolier est un personnage fictif: il existe un décalage fondamental entre Pascal (l'auteur épistolaire) et l'épistolier fictif qu'il met en scène. Cette perspective découle des travaux antérieurs de Roger Duchêne (voir en particulier Madame de Sévigné et la lettre d'amour, Paris, Bordas, 1970, et les articles réunis sous le titre Écrire au temps de Mme de Sévigné, P., Vrin, 1982). Il s'agit en effet de définir ce qui distingue les « petites lettres » d'une vraie lettre qui serait « l'expression spontanée et directe de la réalité vécue à l'intention d'un tiers privilégié » (R.H.L.F., 1971, p. 194). Pascal annonce de vraies lettres, une information loyale, une bonne foi naïve, et il exploite la relation épisolier/destinataire, qui caractérise la lettre galante - « genre d'écrire » qu'il a choisi comme étant « propre pour appliquer le monde à cette dispute ». L'imposture recouvre ici tout ce qui est construction littéraire : « la diversité des manières dont s'entremêlent et s'entrecroisent sans désordre lettres, dialogues, récits, citations, allusions, transpositions » qui « témoigne d'une volonté organisatrice, celle d'un homme qui connaît le public mondain auquel il s'adresse ». L'imposture marque donc la distance entre Pascal et son personnage « je ».

D'autre part, Pascal prétend fournir des informations vraies, essentielles, sur les débats en Sorbonne, sur la morale des Jésuites. Or, les Lettres Provinciales constituent en fait une reconstruction de la réalité. Roger Duchêne compare les lettres avec les Mémoires de Beaubrun et avec les ouvrages des adversaires de Port-Royal : il constate que c'est Pascal qui, pour les besoins de sa cause, organise son récit autour des termes équivoques de « pouvoir prochain » et de « grâce suffisante » ; que Pascal substitue au commentaire des débats le résumé d'un ouvrage de Nicole et qu'il se trompe sur la position des Thomistes parisiens ; qu'il propose un amalgame des positions différentes de ses adversaires ; qu'il exploite un modèle culturel traditionnel et caricatural dans ses dialogues avec le casuiste ; qu'il traduit en intention perverse ce qui n'était dans l'interprétation des opinions probables et dans l'analyse de la direction d'intention qu'un danger latent ; qu'il cite hors contexte et qu'il « bricole » ainsi une doctrine coupable pour mieux la dénoncer. Roger Duchêne nous permet ainsi de saisir tous les aspects techniques de la composition des Lettres, et la publication en Appendice de certains documents-clefs des disputes facilite la réflexion du lecteur.

Cependant, dans cette seconde perspective, l'imposture nous semble revêtir un autre sens : Roger Duchêne dénonce ici ce qui lui apparaît non seulement comme une imposture littéraire, mais aussi comme une imposture intellectuelle et même morale, comme le dernier recours d'un parti aux abois qui défend une doctrine fausse fondée sur le « caprice » d'un Dieu cruel (p. 55). Cette dénonciation de la polémique pascalienne se fonde sur une interprétation de « ce qui se passait réellement à la Sorbonne ». Ainsi, Roger Duchêne qualifie le déroulement des disputes de la Sorbonne de « fonctionnement normal des instances qualifiées », tout en signalant lui-même le rôle déterminant du pouvoir politique, la présence

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quasi constante du chancelier Séguier, les limites draconiennes et arbitraires imposées aUx débats par le moyen du sablier, et la présence d'un nombre illégal de religieux mendiants. Et en effet, la politique de Mazarin (cf. P. Jansen),.les alliances à l'intérieur de la Sorbonne (cf. Y, Poutet), le contrôle sévère de la presse et les conditions précaires de la distribution clandestine de la littérature «janséniste » (cf. H.-J. Martin), enfin le rôle central de l'Hôtel de Liancourt au moment du refus des sacrements au duc (cf. J. Lesaulnier), ces éléments confirment à notre sens que le débat était faussé d'avance. Il ne s'agissait pas à la Sorbonne de débattre du « statut de la grâce dans ses rapports avec la responsabilité de l'homme et de Dieu par rapport au bien et au mal » (comme l'affirme Roger Duchêne, p. 36), Il s'agissait de confirmer par l'exemple éclatant d'Antoine Arnauld la condamnation de Jansénïus. Dès lors, Pascal prend position dans le débat, et il dénonce une alliance de forces politiques qui visent à censurer la doctrine de Saint Augustin. Dans cette perspective, les aspects techniques de la composition littéraire des Lettres peuvent apparaître, non comme une imposture coupable destinée à plaire aux honnêtes gens pour mieux les tromper, mais comme une fiction littéraire, légitime, permettant de mieux saisir le sens réel des événements de la Sorbonne.

ANTONY MCKENNA.

Images de La Rochefoucauld. Actes du Tricentenaire, 1680-1980.

P.U.F., 1984. Un vol. 15,5 x25,5 de 292 p.

Le prince des moralistes fut connu avant 1980. Remercions les organisateurs des radieuses journées d'Angoulême et des commémorations d'Ile-de-France d'avoir offert à un large public, sous une forme attrayante, bien des nouveautés, des Actes eux-mêmes mémorables. Les noms de Jean Lafond et de Jean Mesnard, dont la modestie fait ici problème, garantissent la qualité d'un ouvrage dont le beau portrait (Mignard pinxit) reproduit sur la couverture n'est pas le moindre ornement

Mme la duchesse de La Rochefoucauld nous introduit, non sans humour, auprès de ce génie de la famille. Sous l'ironique regard d'un seigneur de nos lettres alternent des profils incisifs, des lectures de « lectures », des aphorismes chatoyants, des horizons crépusculaires. Vaste et successif tableau, historique et littéraire, d'où émane la grâce d'un subtil rayonnement

D'abord les « réceptions »... Avec Jacqueline Plantié, l'on explore les coulisses du remploi. « Tous ces grands originaux ont produit un nombre infini de mauvaises copies... » D'adoucissement en contamination, l'art se dégrade en technique, jusqu'aux mille façons d'écrire, selon le mot de Jules Lemaître, « des pensées sans en avoir. » Jouant de la poussière, Alain Lanavère exhume une glose, sans trop assumer la responsabilité d'en charger la mémoire du cartésien (mais aimable...) Corbinelli. L'accueil de l'oeuvre dans la France des XVIIIe et XIXe siècles est mieux qu'esquissé par Jean Deprun, projetant avec brio un philosophe versicolore et tout à tous dans le paysage des Lumières, et par Jean Lafond, adroit à faire sentir le poids des idéologies en des lectures fort peu innocentes. Expert en typologie des images et des mirages, Corrado Rosso promène La Rochefoucauld sous les ciels italiens: voyez comme en délices se change son absence, comment, sous le signe pirandellien de l'ambiguïté, se font jour les promesses de visages inédits ! Analysée par Antony McKenna, la réception anglaise ne fut pas précisément chaleureuse ; et Monique Nemer, avec une belle sagacité, détaille les jeux de la dénégation et de la confrontation chez les épigones et les contempteurs d'outre-Manche. Oui, « la maxime est française » (p. 107) ! Au point, comme le

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souligne finement Margot Kruse, d'avoir fasciné nos philosophes d'outre-Rhih : Schopenhauer, Nietzsche surtout

Mais quel est le « vrai » La Rochefoucauld ? Si Louis Van Delft s'est proposé, sans nulle proscription, une « lecture mondaine » de l'oeuvre, dont il extrait une caractérologie, Jean Lafond montre que la notion de « salon janséniste » (Mme de Sablé) n'est pas, dans les années 1660, un être de... déraison. Et Philippe Sellier de confirmer que La Princesse de Clèves fut la poétique illustration d'un augustinisme « à mi-voix ». Il revenait à Jean Mesnard de rendre évidente, dans les Maximes, la paradoxale « synthèse » du religieux et du mondain. Car le temps des seigneurs s'éloigne ; car un autre ordre règne.

Pourtant, nulle rupture entre Maximes et Mémoires. Ici et là, même homme et même monde. Aussi bien Jacques Truchet, avec quelle convaincante autorité ! appelle-t-il de ses voeux une « vue plus globale, plus vraie, moins impressionniste », ainsi que l'ouverture d'autres « champs de fouilles ». Devançant une telle invitation, Noémi Hepp expose les Mémoires du duc aux feux croisés de l'idéalisme chevaleresque et du réalisme politique, y révélant une interprétation réductrice du héros, la certitude de la « fausseté des valeurs chez autrui », un je né sais quoi de détaché, une évasive et mélancolique entrée (la ferveur « retombée »...) dans l'ère du mépris. Avec le regard neuf et très peu naïf de l'historien, M. Roland Mousnier décèle ce qui, dans l'oeuvre singulière, traduit les nostalgies d'une caste. Oserons-nous commenter : une émigration à l'intérieur, préfigurant cette descente aux enfers de l'âme qui est la revanche, et le sacre, de l'écrivain ?

Démystification, son pessimisme ne laisse pas de faire illusion, lorsque, pour reprendre les termes de Jean Starobinski (La Rochefoucauld, Maximes et Mémoires, Paris, 1964, p. 14), l'on séparé une telle « quintessence » des « contreparties positives » du dogme chrétien. Mais l'oeuvre atteste la présence, quoique tacite, d'une foi autant que d'une culture : ainsi Jean Lesaulnier a-t-il heureusement investi le milieu, le lieu des Liancourt ; et, relayant Enéa Balmas, Mireille Gérard (p. 229-292) nous conduit comme par la main à travers les volumes, absents très présents, de la Bibliothèque de Verteuil.

La Rochefoucauld l'obscur ? L'énigmatique !... Les grandes oeuvres, selon Flaubert, ne concluent pas. Ayant multiplié les signaux, les co-auteurs d'une telle somme critique ravivent l'éclat, présent, futur, d'un diamant noir de la littérature française, universelle. Laissons à Jean Mesnard le mot de la fin (p. 165), ou du commencement : La Rochefoucauld « est entouré de mystère. Ce n'est peut-être pas la moindre de ses séductions. »

YVES COIRAULT.

MOLIÈRE, Tartuffe. Komödie. Französisch und deutsch. Ubertragung in deutsche Prosa, Nachwort, Zeittafel, Erläuterungen und bibliographische Hinweise von DR. HARTMUT STENZEL. Wilhelm Goldmann Verlag, München, 1983. Un vol. 11,5 x 18 de 330 p.

La maison Goldmann publie, depuis peu, dans le cadre d'une de ses collections de livres de poche, des textes « classiques » (dans le domaine du français par exemple, La Fontaine, Stendhal, Flaubert, Zola et... Anouilh), traduits avec soin et commentés par des experts. Un volume récent de cette série nous Offre une édition bilingue du Tartuffe, une des pièces les plus jouées en Allemagne, Hartmut Stenzel (Université de Wuppertal) nous propose une traduction en général très correcte (sinon toujours d'une élégance parfaite), une chronique de la vie de Molière, des notes historiques pertinentes et une notice bibliographique bien utile, mais il nous fournit surtout une importante postface. Si l'on peut regretter

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l'absence d'éclaircissements détaillés sur le comique moliéresque, l'art dramaturgique et la psychologie des personnages, on est en revanche très heureux d'y trouver une excellente analyse du contexte social et politique dans lequel se situe Le Tartuffe. En effet, M. Stenzel réussit à montrer l'importance du Tartuffe dans l'évolution idéologique et dans la carrière sociale de Molière, et, à côté de son résumé des discussions érudites sur les trois versions de la pièce et sur le rôle de la « Cabale des dévots », il commente d'une manière remarquable l'ambivalence des relations entre la Monarchie absolue et la bourgeoisie.

REINHARD KLESCZEWSKI .

J.-P. SHORT, Racine, « Phèdre ». Londres, Grant and Cutler, coll. « Critical Guides to French Textes », 1983. Un vol. 13 x 19,5 de 84 p.

Selon le principe de cette collection, il s'agit de présenter sous une forme commode une oeuvre majeure de la littérature française à des étudiants anglophones. Ce guide propose une bibliographie copieuse, et un plan d'étude simple : il envisage les cadres du genre tragique, le sujet de l'oeuvre, sa structure, enfin ses personnages principaux. L'ensemble est clair, mais la distance entre la section sur le genre et celle sur la structure de Phèdre est préjudiciable. La pièce est présentée comme le modèle accompli de la tragédie racinienne et de la tragédie tout court, perspective qui manque de complexité. A cela près, une telle introduction est à coup sûr utile à ses destinataires et à la diffusion du théâtre racinien.

A. VIALA.

CHRISTOPH STROSETZKI, Rhétorique de la conversation : sa dimension littéraire et linguistique dans la société française du XVIIe siècle.

Traduction française de SABINE SEUBERT. Paris, Seattle, Tübingen, « Papers on French Seventeenth Century Literature », 1984 (« Biblio 17, n° 20 »). Un vol. 14,5 x 21 de VII-« 307 » (en fait : 308) p.

De l'édition originale de cette thèse savante et remarquée J.-P. Chauveau a donné, dans nos colonnes (1982, p. 103-105), un compte rendu qui en souligne la perspective synchronique, et rend toute justice à sa très riche documentation. L'attention des spécialistes de langue française avait également été attirée sur l'importance de l'ouvrage par la recension détaillée de Volker Kapp (XVIIe Siècle n° 125, 1979, p. 433-437).

A l'occasion de la traduction française, le titre Konversation a été modifié, d'une manière qui n'est pas artificielle. Toute recherche sur les notions-clés du goût, à l'époque classique, ramène à l'histoire de la rhétorique. On l'avait un peu oublié, mais Daniel Mornet (judicieusement cité par M. Strosetzki) le savait fort bien, et les travaux de Marc Fumaroli ont remis cette évidence dans une vive lumière.

Repris pratiquement tel quel, le livre de 1978 bénéficie d'une traduction appliquée (« Même si... », p. 82, est mis à la place de : « De même, quand.. »), élégante parfois (voir l'interprétation des termes de sociabilité). On regrette un peu que les rares bévues de l'original (Grenaille qualifié de « moine », p. 27 : « le marquis Racan », p. 80) n'aient pas été corrigées, que les minces additions bibliographiques (p. 217, 220) n'aient pas été jointes à la liste des ouvrages consultés, qu'aucun index ne soit fourni en sus de la table des matières, très

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précise, il est vrai. Une étude aussi complète et aussi fine méritait un vêtement plus soigné. Mais, sous cette forme, elle rendra, à de nouveaux lecteurs, de grands services dans les domaines de la critique, de la lexicologie, des rapports entre la littérature et la société.

ROGER ZUBER.

ROGER DE BUSSY-RABUTIN, Correspondance avec le Père René Rapin, éditée par C. ROUBEN. Paris, Nizet, 1983. Un vol. 13,5 x 21 de 247 p.

L'édition Lalanne de la correspondance de Bussy-Rabutin est-elle obsolète ? 1 Il n'en faut pas douter. Elle a déjà été reprise et modifiée en partie par R. Duchêne dans sa grande édition de Mme de Sévigné 2. C. Rouben s'y attaque à son tour. Après plusieurs années consacrées à l'étude de l'oeuvre de Bussy-Rabutin, cet érudit canadien a publié, outre divers articles, un Bussy-Rabutin épistolier qui n'est pas sans mérite 3.

Suite attendue de ces divers travaux, il s'agit ici de l'édition critique d'une partie de la correspondance de Bussy : celle qu'il échange de 1671 à 1687 avec le P. Rapin (109 lettres en tout). L'édition Lalanne avait eu l'intérêt de publier un grand nombre d'inédits, mais conservait l'inconvénient majeur, malgré un recensement utile des sources en introduction, d'un apparat critique défaillant (absence de principes guidant le choix des leçons, absence de variantes, etc...). Sans aucun doute, le travail de C. Rouben améliore sur bien des points celui de son prédécesseur. Peu de neuf du côté des lettres du P. Rapin puisqu'elles ne sont connues que par les premières éditions ou les copies de Bussy. En revanche, la recherche d'autographes et l'enquête dans les fichiers de collectionneurs permet d'ajouter six lettres à cette correspondance, de rétablir des dates (modifiées parfois sans raison par Lalanne), de compléter le texte ou de donner des variantes précieuses. Nous avons relevé celle-ci. Celui que Mme de Sévigné compare dès 1655 à Cicéron avoue en 1671 : «Je n'ai jamais leu Ciceron, dont j'ai grand regret » (p. 51).

Ce texte mieux établi 4 offre un exemple précis du rapprochement qui s'opère au cours du siècle entre la culture mondaine et la culture humaniste des érudits. Même si toutes les lettres ne présentent pas un intérêt décisif, celles où le professeur au Collège de Clermont soumet ses oeuvres au jugement du gentilhomme en exil illustrent comment s'affinent dans ces échanges le langage, la critique littéraire et, d'une manière générale, combien sont riches de nuances et d'ambiguïtés des notions comme celles de public, de naturel et d'épistolier. On regrette cependant le choix d'un seul interlocuteur alors que Bussy en compte environ cent cinquante. La correspondance avec le P. Bouhours, par exemple, aurait utilement complété cette édition : elle est d'ailleurs ici souvent utilisée en

1. Correspondance de Roger de Rabutin comte de Bussy avec sa famille et ses amis (1666-1693), éd. par L. Lalanne. Paris, Charpentier, 1858, 6 vol.

2. Mme de Sévigné, Correspondance. Paris, Gallimard, 1972-1978. 3 vol. Cependant si les lettres de Bussy à Mme de Sévigné sont enrichies d'une annotation précieuse, l'apparat critique en est simplifié : « Quant aux variantes, négligeant presque toutes celles des lettres de Bussy, nous n'avons retenu que celles des lettres de Mme de Sévigné » (t I, p. 824).

3. C. Rouben, Bussy-Rabutin épistolier. Paris, Nizet, 1974. Voir le compte rendu de R. Zuber in Revue du XVIIe siècle, n° 112, p. 78-79.

4. Le texte doit être complété en deux endroits : p. 85, dernière ligne de la lettre, lire « scaurois vous le dire » ; p. 93 : 3e ligne, lire « grand vicaire d'Autun, et M. de la Brosse, très habile ».

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note 5. Malgré quelques naïvetés (par excès de prudence), l'annotation est en effet substantielle. Malheureusement, le double index des noms de personnes et des noms d'oeuvres littéraires ne renvoie pas aux notes. Mises à part ces réserves, cette nouvelle édition se recommande donc aux chercheurs, mais elle fait souhaiter Une révision complète de l'édition Lalanne. Que les éditeurs nous préservent de cent cinquante éditions partielles de la correspondance de Bussy !

MIREILLE GÉRARD .

ROGER ZUBER, MICHELINE CUÊNIN, Littérature française. 4. Le Classicisme. Coll. «Littérature française/Poche », dirigée par CLAUDE PICHOIS. Paris, Arthaud, 1984. Un vol. 11 x 18 de 351 p.

Voici un livre en forme de sapate : la modestie du format et l'austérité de la présentation couvrent une histoire littéraire dense et neuve, attentive à la complexité des faits, soucieuse de multiplier les éclairages et les explications, où l'agréable aisance de l'expression, sans disparate sensible de l'un à l'autre auteur, s'accompagne de vigoureuses formulations et s'assortit d'une érudition aussi étendue qu'à jour. Si la chronologie fournit commodément les repères que l'effort synthétique disséminait, la vingtaine de pages bibliographiques autorise toutes les vérifications et permet tous les prolongements. Un seul détail : la date limite des dépouillements aurait été, pour les instruments bibliographiques, une indication commode.

Lés vingt, années qu'embrasse le volume - 1660-1680 - cernent, à l'intérieur du siècle protéiforme qui est apparu, depuis les dernières décennies, aux yeux des chercheurs, tant historiens que littéraires, le seul moment qui mérite encore l'appellation de classique, sans que l'adjectif résonne comme un modèle ou un appel à la contemplation médusée. Héritier de traditions et de leçons venues de la romanité ou de l'humanisme, ici rappelées maintes fois à propos de la vie politique, de l'esthétique des genres ou de La Fontaine, porteur de signes qui ouvrent aussi le livre vers le siècle suivant, le classicisme se donne comme une rencontre plutôt que comme une volonté collective, comme une convergence d'individualités dans le moule d'une vie mondaine et sociale (« Le titre d'« écrivains mondains » est un pléonasme »), dans le cadre d'un système politique absolutiste, ce qui ne veut pas dire dictatorial, dominé par des personnages comme Louis XIV et Colbert « qu'il faut s'imaginer en collectionneurs ». C'est tout ce jeu de forces que restituent avec nuances les deux premiers volets de cette histoire en triptyque : «Le siècle de Louis XIV » : « La littérature » ; « Les grands écrivains » (dont les chapitres consacrés à La Fontaine, Molière, Boileau et Racine sont dus à la plume de Micheline Cuénin).

Nulle réduction simplificatrice à un déterminisme unique-cette littérature n'est pas « bourgeoise » et l'idéal de l'honnête homme est d'inspiration nobiliaire - nulle hypothèse ou hypothèque idéologique et téléologique qui ferait des oeuvres classiques le seul produit d'une société ou l'inévitable fruit d'une gestation lente : « Exceptionnellement fécondes en grands écrivains, les années 1660 à 1680 ont fait profiter les ministres de Louis XIV et le Prince à son apogée d'une série de hasards heureux. » L'adjectif grand sanctionne certes la réussite esthétique et le pouvoir de création, mais dans l'affirmation d'un triple caractère politique, héroïque et rhétorique, évoquant à la fois le modèle royal et l'idéal du

5. Cf. J.-P. Collinet, « Un triumvirat littéraire : Rapin, Bouhours, Bussy », in Critique et Création littéraires en France au XVIIe siècle, Paris, C.N.R.S., 1977.

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sublime, « adhésion des esprits à ce qui les dépasse ». La « singularité » des grands écrivains et des grandes oeuvres tient non à l'existence d'un « milieu littéraire » encore à naître, mais au mariage heureux entre les contraintes et les attentes d'un public et l'expression puissante d'un tempérament Ainsi s'épousent dans le creuset des textes la règle et l'élan, les forces collectives et le travail solitaire, la « redécouverte des formes consacrées » et l'invention de formes nouvelles telles que l'entretien ou le roman épistolaire. Ainsi le théâtre est-il à la fois un genre littéraire polymorphe, un art de vivre en société et l'image d'une vie intérieure vers laquelle les sermonnaires invitent les âmes à se tourner.

Le foisonnement des informations de détail est donc en ce livre heureusement mis en perspective et les monographies, dont la collection constituait naguère le tout des histoires littéraires, n'interviennent qu'à titre d'illustrations exemplaires et de couronnement d'un ensemble dont le point d'équilibre bascule du côté de l'histoire sociale et de l'histoire des formes, coeur de l'ouvrage. Image d'un classicisme multiple, travaillé de tensions et de polémiques qui ne répondent pas toujours « à des choix esthétiques approfondis », qui, dans l'épanouissement d'une littérature française de style attique, fait refluer le monde néo-latin de l'érudition, appelé désormais à d'autres vocations moins créatrices, philosophique, critique et historique. « Abîme de langages codés », « imagination de culture », de telles formules vont au plus profond des textes et de ce qui aujourd'hui encore les rend fascinants pour nos sensibilités modernes.

Seuls peut-être l'amateur averti ou le spécialiste mesureront tout ce que ce livre assimile de travaux récents ; mais tout lecteur s'y familiarisera avec une vision juste et rajeunie de notre XVIP siècle, souvent encore prisonnier des lieux communs que véhiculent des manuels anciens, et saura gré aux auteurs de cet exemple d'une haute vulgarisation sans facilité ni concession.

BERNARD BEUGNOT.

MARIA G. PITTALUGA, L'Évolution de la langue commerciale ; « Le parfait Négociant » et le « Dictionnaire universel de commerce ». Biblioteca di Letterature, E. A. Graziano, Genova, 1983. Un vol. in-8° de 126 p.

Bien au courant des travaux théoriques sur le lexique, largement cités en note, l'auteur examine les néologismes de formé et de sens dans le premier ouvragé (1675), de J. Savary le père, sorte de « codification du colbertisme », puis dans le second (1723-1730), de J. Savary des Bruslons, le fils, monument d'une grande richesse lexicale, qui reflète les transformations culturelles, scientifiques et techniques de l'époque. L'étude se veut à la fois synchronique et diachronique. Les analyses, en excellent français, sont précises et claires. Les conclusions mettent en lumière l'opposition de perspective des deux livres. Le second, foisonnant d'emprunts, manifeste un grand désir de liberté et d'ouverture sur le monde.

Notes de lecture sur les listes de néologismes. 42, coagis (1679) se lit à partir de 1665 ; accueilli, sous diverses formes, par les dict de langue ; v. ZrP 98, 1982, 354. - 43, corailleur (1679). Un ex de 1594 en a été présenté dans les Mélanges Alice Planche, parus à Nice en 1984, 39 - 46, sur fontego, fontico (1679) et autres formes italiennes en contexte français, v. ZrP 90, 1974, 477. - 51, solde (1675), terme de comptabilité. Salde (1598), saulde (1607), Mélanges J. Horrent, Liège 1980, 12. - SI, florentine (1723). Dès 1666, FEW 3, 627 b. - 92, négrier (1730). Dans une ordonnance du 18 janv. 1685 ; v. notre Contribution à l'étude des termes de voyage en français, Paris, 1963, 365.

RAYMOND ARVEILLER.

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R. J. HOWELLS, Pierre Jurieu: Antinomian Radical. D.M.L.S., Université de Durham, 1983. Un vol. in-8° de 90 p.

L'importance du Refuge protestant dans l'Europe du Nord, d'ailleurs essentiellement après 1685 pour la République des Lettres, est bien connue des spécialistes (M. Baridon, E. Labrousse, A,-M. Rousseau, R. Zuber,..), mais a donné lieu à peu de publications. Ce petit essai sur P. Jurieu (1637-1713), pasteur, polémiste, réfugié en Hollande est bienvenu : personnalité un peu forte, il se signale à la postérité par son traitement des erreurs d'Huisseau, Pajon ou P. Bayle... « Injurieux Jurieu », pour les uns, « rival fanatique « (Voltaire), visionnaire en tout cas, il pourfend la tolérance mais s'oppose durement à l'absolutisme de Louis XIV, quand du moins le protestantisme est traqué. D'où nombre d'interrogations auxquelles cet ouvrage ne pouvait répondre par sa brièveté. On retiendra cependant l'examen (méritoire par leur dispersion) des principaux textes de Jurieu, et un fil conducteur : Jurieu est « antinomien »,non pas au sens strict (la Foi seule justifie et libère de la Loi - cf. Rom. 1,17), mais figuré, d'une piété attentive aux desseins de la Providence, qui défie les lois de la nature ou de la raison. Antinomien, le très normatif Jurieu ? Pour Dieu sans doute, pour lui peutêtre, mais pas pour les hommes assurément.

On regrettera de ne trouver ici qu'une brève mention de Malebranche sur la Providence générale que Jurieu semble réfuter comme Arnaud avant lui ; le calvinisme est évoqué trop rapidement (p. 20). En bref, un livre utile que complèteront, on l'espère, de nouveaux développements de son auteur.

BERNARD COTTRET.

A. F. PREVOST, The Story of a fair Greek of yesteryear, « a translation from the French of Antoine-François Prévost's L'Histoire d'une Grecque moderne with an introduction and selected bibliography », par JAMES F. JONES Jr. « Scripta humanistica », Maryland, 1984. Un vol. de 294 p., 5 ill.

Tous les historiens de la littérature du XVIIIe siècle s'accordent, comme le note J.F. Jones (p. 13-14), à reconnaître dans l'Histoire d'une Grecque moderne le plus injustement négligé des romans de Prévost Le public anglophone disposera désormais des moyens d'en juger. Grâce aux soins attentifs de J.F. Jones, l'incontestable chef-d'oeuvre trouve ici une présentation nouvelle et convaincante. L'introduction, vivante et chaleureuse, aborde tous les problèmes posés par l'« histoire » d'une Grecque connue de la bonne société du temps, et d'un célèbre ambassadeur ; l'orientalisme discret de Prévost, sa subtile dialectique, sa technique narrative sont analysés avec esprit La traduction, si un lecteur français peut se permettre d'en juger, est élégante et scrupuleusement fidèle ; elle respecte toutes les sinuosités, les tortueuses plongées d'une phrase incomparable ; comme le remarque le traducteur fort justement : « it is just this sort of convolution that allows the reader to formulate some picture of the narrator » (p. 49). Les émotions rampantes et confuses d'un narrateur prisonnier de son souci de justification et de sa mémoire trompeuse posent en effet au traducteur de Prévost autant de problèmes que le ferait le texte de Proust Nul doute que J.F. Jones ne les ait résolus, et qu'il n'ait acquis par là une connaissance profonde de l'art de Prévostl.

JEAN SGARD.

1. J.F. Jones a choisi comme texte de base l'excellente édition de l'Histoire d'une Grecque moderne par A. Holland, dans le tome IV des Oeuvres de Prévost (t IV, P.U.G., 1982).

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IRIS COX, Montesquieu and the History of French Laws. Oxford, The Voltaire Foundation at the Taylor Institution, (Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, 218), 1983. Un vol. 16 x 24 de VIII-201 p.

La composition des derniers livres de L'Esprit des Lois, les livres « historiques » (XXVIII à XXXI) n'a cessé de soulever nombre de questions auxquelles le livre d'Iris Cox apporte des réponses intéressantes. En effet, l'auteur étudie de manière systématique les sources des livres XXVIII, XXX et XXXI. Cette recherche est basée sur une méthode solide exposée dans la première partie de l'ouvrage qui analyse la théorie des gouvernements selon Montesquieu, retrace l'esprit et l'histoire des lois en France, montre quelle interprétation Montesquieu a fait des textes utilisés, et rappelle ce que furent ses lectures dans le domaine historique.

A côté d'éléments déjà connus, Iris Cox a utilisé deux documents presque inédits : la liste des ouvrages empruntés par Montesquieu à la Bibliothèque royale en 1747 et 1748 (p. 86-87) et le manuscrit de la Collectio Juris qui n'avait été jusque-là que rapidement analysé par R. Shackletoa Ces six volumes conservés à la Bibliothèque Nationale (Nouv. Acq. fr. 12837-12842) entièrement écrits de la main de Montesquieu, entre 1711 et 1721, sont constitués par des notes de lecture, mais aussi par des comptes rendus d'audiences du Parlement de Paris. Ils mettent en valeur la méthode de travail de Montesquieu, acquise au collège des Oratoriens de Juilly, montrent le choix et l'étendue de ses lectures et surtout révèlent les questions juridiques auxquelles il s'intéressait particulièrement en ses années de formation. L'appendice consacré à la Collectio Juris (p. 173-191) éclaire bien des aspects de l'élaboration de la culture juridique de Montesquieu.

La lecture attentive des livres précités de L'Esprit des Lois permet à I. Cox de reconstituer la liste des ouvrages utilisés par Montesquieu, qu'il les ait cités ou non, de discuter son interprétation et les influences exercées sur lui par les historiens du droit, ses prédécesseurs et ses contemporains, tels Jean Le Laboureur, Claude Fleury, l'abbé Jean-Baptiste Dubos dont il combattit les théories exposées en 1734 dans l'Histoire critique de l'établissement de la monarchie dans les Gaules, Henry de Boulainvilliers, etc. Ainsi apparaît plus clairement le but que Montesquieu s'était fixé en rédigeant ces chapitres « historiques », en 1747 et 1748, alors que le manuscrit de L'Esprit des Lois était déjà chez l'imprimeur de Genève : non pas écrire une histoire des lois civiles et constitutionnelles de la France, mais établir la succession des théories historiques les concernant. Compte tenu de l'état des travaux et des recherches au moment de la publication de L'Esprit des Lois, l'apport de Montesquieu est remarquable, comme le montre bien I. Cox

Louis DESGRAVES .

CHARLES DE FIEUX, CHEVALIER DE MOUHY, Le Masque de Fer ou les aventures admirables du père et du fils. Paris, Desjonquères, 1983. Un vol. 14 x 20,5 de 321 p.

Le Chevalier de Mouhy fut non seulement un romancier prolifique, mais aussi un espion de la police et un journaliste. L'un de nos premiers romanciers populaires, vivant assez misérablement de sa plume, il écrivait en grande partie pour son public, plus vaste que celui de Marivaux, Prévost ou Crébillon fils. Ses oeuvres reflètent les divers courants du roman au XVIIIe siècle, et sauf dans le cas de l'exotisme et du merveilleux, il les adopte et les adapte avec une aisance surprenante.

Déjà plusieurs critiques comme F.C. Green, G. May et H. Coulet avaient jugé Mouhy digne d'attention, sinon de réhabilitation. La longueur de ses romans

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a sans doute découragé les éditeurs. Pourtant son imagination, son goût de l'actualité, sa représentation de la vie contemporaine et le naturel de son dialogue, révèlent des talents et des innovations remarquables. Le choix du Masque de Fer est donc surprenant, car ce roman ne met pas en valeur les meilleures qualités de Mouhy. C'est un roman franchement romanesque qui trace l'errance d'un père et d'un fils nobles en Espagne et en Angleterre aux temps où « les défis et les cartels étaient en usage». Les personnages principaux poursuivent des intrigues politiques et sentimentales dans « une puissante et longue histoire d'inceste et de mort». Mme Rivara, dans une préface détaillée, souligne surtout les aspects violents, (qui font penser plutôt à Prévost qu'à la littérature élisabéthaine), et les éléments baroques (qui rappellent les romans du siècle précédent). Mouhy mérite certes qu'on l'édite, mais on aurait préféré La Paysanne parvenue ou La Mouche, où il évoque son temps avec une vérité frappante et où la technique narrative annonce le XIXe siècle, plutôt qu'elle ne rappelle le XVIIe .

PATRICIA CLANCY.

Studies on Voltaire and the eighteenth century. Vol. 219. The Voltaire Foundation at the Taylor institution, Oxford, 1983. Un vol. 16 x 23 de 330 p.

Le volume 219 des Studies on Voltaire and the eighteenth century contient 22 articles dont la moitié sont rédigés en français. Huit études sont consacrées à Voltaire et à son oeuvre.

Tout d'abord Lester G. Crocker, à qui la Voltaire Foundation a dédié un volume en 1979, fait une ample analyse des rapports de Voltaire à la philosophie politique. Il fait état de ses lacunes et de ses indifférences, de ses aversions (pour Grotius et Machiavel notamment). Il souligne la complexité de ses rapports avec les théoriciens de la loi naturelle. L.G. Crocker situe également Voltaire face à Puffendorf, Hobbes, Montesquieu dont il critique la méthode de généralisation et la thèse nobiliaire, et surtout Rousseau qu'il lit avec une animosité non dissimulée. L.G. Crocker conclut en définissant la pensée politique de Voltaire comme libre de toute influence dominante et accédant rarement à la théorie. Voltaire, « un idéaliste pragmatique », attaché à la justice, qui, s'il n'atteint pas l'originalité d'un Jean-Jacques Rousseau, ne nous conduit pas, du moins, selon L.G. Crocker « into strange and dangerous pastures ».

Puis, un premier article de R. Galliani s'intéresse aux rapports de Voltaire et de la médecine à travers le Traité des maladies vénériennes d'Astruc, oeuvre qui « a favorisé une tendance capitale de la pensée voltairienne ». R. Galliani montre Voltaire frappé par la contradiction de la nature qui unit la vie et la mort dans son acte primordial. Un second article du même auteur met à l'épreuve certains arguments de J. Van den Heuvel, sans remettre en cause leur fondement J. Van den Heuvel situait la composition du Songe de Platon vers 1737-1738 ; pour R. Galliani qui s'appuie sur la récurrence de thèmes et d'expressions, la conception de l'oeuvre ne saurait se placer avant 1752-1753. Elle se rattacherait au courant pessimiste qui se traduit en 1756 par le Poème sur le désastre de Lisbonne. Cette étude ouvre ainsi de nouveaux accès au commentaire du Songe de Platon.

Un autre problème de publication concerne Micromégas. D. W. Smith établit qu'après une lente maturation, le conte fut écrit avant le 12 décembre 1750 et publié à la mi-août 1751. Cet article est fondé sur une très précise technique bibliographique.

Dans une autre étude consacrée à Voltaire, Maureen O'Meara s'appuie sur la Philosophie de l'histoire, les Remarques et L'A B C, pour montrer que Voltaire

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saisit le langage comme l'image d'une civilisation et comme l'instrument exprimant la capacité d'une nation à atteindre l'abstraction. M. O'Meara décrit une hiérarchie des langages et des peuples établie par Voltaire, lisible non seulement diachroniquement mais synchroniquement ; elle met en valeur surtout, la condamnation de tout langage sacré, sans oublier que c'est par une langue maîtrisée et persuasive que l'« enlightenment speaker » acquiert une forme de pouvoir.

Deux analyses font ensuite le point sur les relations de Voltaire avec deux pays face auxquels ont le situe assez peu souvent : la Bohême et l'Espagne. J. Lavicka montre à l'aide de documents topographiques que pendant plus de vingt ans la Bohême a éveillé la curiosité de Voltaire et est restée liée dans son oeuvre au thème de la guerre. Francisco Lafarga, quant à lui, décèle dans son « essai de bibliographie critique » deux courants : l'un met en valeur l'image de l'Espagne dans l'oeuvre d'un Voltaire attiré par la période baroque, l'autre fait apparaître le reflet de cette oeuvre en Espagne.

Nous rencontrons Rousseau dans l'article de Pierre Saint-Amand qui étudie les textes autobiographiques et souligne l'aspect affectif des rapports de l'écrivain à la botanique. Par l'histoire de cette découverte tardive, P. Saint-Amand montre comment Rousseau détestant la nomenclature et la chimie « libère la botanique de son armature scientifique » faisant de l'herbier le « livre idéal », livre de mémoire. Colette Piau-Gillot, pour sa part, défend Rousseau de la réputation de misogynie qui, dit-elle, émane « essentiellement de critiques masculins ». Il faudrait juger son attitude sur l'ensemble de son oeuvre et non seulement sur l'Emile, afin de constater que Rousseau a fait de ses héroïnes des femmes adultes, cultivées, raisonnables. S'il leur refuse toute participation au pouvoir, il fait des mères les médiatrices d'un nouvel ordre naturel et civil.

Deux études concernent le roman. B.L.H. Lewis s'intéresse à l'influence des Illustres françaises sur Cleveland de Prévost Ces relations ne sont plus à établir, mais ici B.L.H. Lewis montre comment, reprenant l'intrigue de l'Histoire de Des Frans et de Sylvie, Prévost modifie la narration dans un sens qui convient à sa morale plus optimiste que celle de Challe. D. Coward, ensuite, établit une bibliographie critique: «Laclos studies, 1968-1982». Il dégage de cette abondante production critique plusieurs directions et la définit comme davantage concentrée sur la signification des Liaisons dangereuses que sur les moyens mis au service de cette signification. Une large place est faite dans cette analyse aux travaux de R. Pomeau et L. Versini.

L'art est représenté dans ce volume, par l'article de Sylvette Milliot, qui retrace les étapes de l'évolution du violon au XVIIIe siècle grâce à une vivante iconographie. Elle en décrit l'aspect technique mis en relation avec de nouvelles exigences esthétiques : disparition du ton de la « petite manière » au profit de l'art de l'émotion.

Un problème d'esthétique théâtrale est posé par Suzanne Guerlac, principalement à travers l'Essai sur la peinture, les Entretiens sur le fils naturel de Diderot, Elle montre comment, à travers la notion de « tableau » se rejoignent peinture et théâtre, pour fonder à travers la force exercée par l'oeuvre, une « authority of art ».

Plusieurs études nous ramènent à l'étranger. L'Italie tout d'abord est le lieu de naissance d'un genre personnel : « la lettre d'Italie ». A travers quelques témoignages, Mireille Gille montre la parenté entre le journal de voyage et cette forme épistolaire. Puis, M. G. Cross dépeint le théâtre russe, les fêtes et opéras donnés particulièrement pendant le règne de la grande Catherine, à travers le regard de voyageurs anglais. Arend H. Huussen et Homme J. Wedman nous conduisent aux Pays-Bas et décrivent l'aspect fédéral de la complexe évolution, qui conduit au décret d'émancipation des juifs en 1796. Nous ne quittons pas les

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Pays-Bas avec la publication dans ce pays en 1760 d'un Avis aux réfugiés dont la paternité, selon Sean O'Cathasaigh revient à Bayle. Il suggère que cet ouvrage a pu être composé dans un esprit de modération.

Deux articles ensuite font état de rencontres de papier. L'un est le vivant récit de la découverte de Geneviève Menant-Artigas qui rend à Madame de Lambert la propriété d'un traité sur l'éducation récemment attribué par Renée Simon à Boulainvilliers. L'autre s'attache aux aspects romanesques d'une relation à travers les siècles : celle de Geoffrey Scott, architecte esthète et érudit et de Belle de Zuylen, rencontrée une première fois à travers la biographie qu'il compose : Le Portrait de Zélyde, puis dans la correspondance de Boswell qu'il édite. Ainsi grâce à C.P. Courtney revit la mémoire de l'auteur des Lettres écrites de Lausanne.

Un autre personnage est chaleureusement évoqué à l'occasion de la publication d'inédits concernant l'Histoire d'Hérodote : Pierre Larcher. Jean-Claude David nous rappelle que, dénigrée par Voltaire mais estimée par d'Alembert et d'Holbach, l'oeuvre de P. Larcher fut stimulante pour le monde savant du XVIIIe siècle.

Enfin P. Swiggers s'intéresse à la tradition grammaticale aux XVIIe et XVIIIe siècles ; il cite des travaux qui mettent en relation grammaire générale et origine du langage (Foucault, Rosello), puis d'autres qui révèlent le rôle fondamental des articles grammaticaux de l'Encyclopédie (J.-C. Chevalier). Il signale surtout deux importants projets : la French National Science Foundation réédite des manuels de 1500 à 1900 et Slatkine Reprints publie des documents relatifs à la période 1521-1715. De nouvelles perspectives sont ainsi ouvertes à la recherche.

GENEVIÈVE HAROCHE-BOUZINAC .

HUNTINGTON WILLIAMS, Rousseau and Romande Autobiography.

Oxford University Press, 1983. Un vol. 14 x 21 de 252 p.

Ce livre rigoureux et bien écrit porte un titre ambigu. On n'y étudié pas l'influence de Rousseau sur tel grand romantique, mais Rousseau lui-même « as exemplary for modem, Romantic autobiography [...] because he attempts to construct his personal identity primarily in his own writings ». L'important est que l'étude ne se borne pas aux Confessions, mais porte sur tout ce qu'a écrit Rousseau. Programme nouveau dans une large mesure 1, en tous cas plus que légitime - qui s'appuie sur la thèse à mon avis un peu excessive, mais fort intelligemment présentée, d'un Jean-Jacques construisant son identité personnelle à partir du monde créé par son, ou plutôt ses, textes. Adepte (dans son dernier chapitre surtout) de la « narratologie », l'auteur prend place parmi les critiques attachés au principe de la primauté du texte ; adhésion tempérée par une très riche et éclectique information qui met à profit (en reconnaissant toujours ses dettes) Bachelard, Starobinski, Lévi-Strauss, Barthes, Foucault, Genette, Ph. Lejeune... aussi bien que Gagnebin et Raymond. Remarquablement familier avec tous les écrits de Rousseau y compris la correspondance, il multiplie et commente avec finesse, en bon praticien du close reading, les citations pertinentes. Ajoutons que les cinq chapitres, logiquement enchaînés, sont intérieurement charpentés par les intertitres et la conclusion.

1. L'auteur n'a pas eu connaissance de mon article « Essai de préhistoire intérieure des Confessions » paru dans L'Information littéraire de janv.-fév. 1976, p. 7-19, où j'esquissais une approche analogue.

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Le point de départ est l'état de rêverie, considéré comme trait permanent du tempérament. Suit un ch. 2 sur la polarité Amour/Amitié, qui va être un élément central de la thèse ; il se conclut sur une interprétation, à laquelle je serais tenté de souscrire, du Pygmalion (oeuvrette en apparence seulement, trop longtemps négligée par la critique) considéré comme « critical stage in the move to autobiography ». Ce « passage à l'autobiographie » (ch 3) se ferait en trois étapes successives à partir de 1749, avec pour relais 1756 et 1762, par la construction de « mondes textuels » animés par une « pre-autobiographical rhetoric ». Dans le ch 4 (« The Writing Self»), Confessions, Dialogues et Rêveries sont posés comme stades successifs de l'identification avec un univers imaginaire, le choix des éléments retenus constituant l'identité. La section de ce chapitre sur les Dialogues est la plus neuve, avec sa tentative d'interprétation linguistique, selon un schéma de « niveaux » et de « cadres », du dialogue entre « Jean-Jacques », « le François » et « Rousseau ». Interprétation trop ingénieuse pour être toujours convaincante, surtout quand l'auteur s'appuie sur un jeu de mots (lequel ne vaut que pour la langue anglaise) entre frame (cadre) et framing (p. 157) qui fait allusion au « complot » dont Rousseau est alors obsédé. Faiblesse à rapprocher d'une fâcheuse petite divagation, p. 175, sur l'expression « circonscrire notre âme » relevée dans un passage des Lettres morales : « Etymologically, the word « circonscrire » contains « circon » meaning « around » [en quelle langue ?] and « scrire », « to write » ». Dira-t-on qu'à la Renaissance, où l'on savait le latin, certaines étymologies étaient moins sûres ? Passons sur cet exemple malheureux d'un excessif zèle à tout rapporter à l'acte d'écriture. Le livre n'est pas à juger sur ces petites taches, qui sont exceptionnelles.

Le chapitre final, « The Author-Reader Dialogue », le plus « narratologique » comme je l'ai dit, n'est pas le meilleur. Est-il nécessaire de nous avertir si longuement (185) qu'entre auteur et lecteur se situe... le texte ? Le dernier intertitre annonce un développement sur les Rêveries, qui se ramène à une simple citation de cinq lignes de cet écrit Pourquoi cette fausse fenêtre, alors qu'il était dit p. 175 que les Rêveries ne sont pas autobiographiques ? (ce qu'on acceptera, si comme l'auteur, on adopte la distinction de M. Beaujour entre autobiographie et autoportrait). La conclusion surprend par l'affirmation incidente « Irony [...] is almost completely lacking in Rousseau » - ce que récuserait René Pintard, qui en 1962 au Colloque du Collège de France traitait de « L'humour de Rousseau », la même année où le n° 28 des Yale French Studies publiait mon article « SelfRidicule in Les Confessions ». Rousseau était au moins capable de se moquer de son personnage passé.

Le défaut de ce livre, éminemment sérieux dans son propos, est le manque de souplesse dans le culte du Texte considéré comme un monolithe (« In initio erat Verbum »). L'auteur ayant accepté la définition de l'autobiographie comme tentative d'identification de l'autobiographe avec son texte, devrait prendre en compte les intentions exprimées dans les variantes. Dans le cas des Confessions, n'est-il pas contestable de traiter le préambule définitif (et quelque peu postiche) comme s'il avait été conçu initialement en introduction aux premières pages du récit (p. 196) ?

Séduit par la lecture des premiers chapitres, je suis peut-être trop sévère envers les suivants. Qu'on soit ou non d'accord avec la thèse, le livre est d'un solide et habile connaisseur de Rousseau, et mérite l'attention de tous les rousseauistes.

J. VOISINE.

Mcodème dans la Lune, folie en prose et en trois actes, de L.A. BEFFROY DE REIGNY dit le COUSIN-JACQUES, texte établi, annoté et

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Présenté par MICHÈLE SAJOUS. Schena-Nizet, Biblioteca della ricerca, Testi stranieri, t. 3, 1983. Un vol. in-8° de 285 p.

Ce troisième tome des Testi Stranieri présente une folie en prose et en trois actes de Louis Abel Beffroy de Reigny dit le Cousin-Jacques, intitulée Nicodème dans la Lune. Le volume comprend outre le texte, une introduction, des notes et variantes ainsi que divers documents éclairant la réception de la pièce et la personnalité de l'auteur. Beffroy de Reigny (1757-1811), auteur de poèmes, de pièces de théâtre et fondateur de plusieurs journaux, fut d'abord favorable à la Révolution de 1789 comme le montre cette pièce qui lui valut ensuite d'être suspect pendant la Terreur. L'introduction fait un historique des querelles entre les scènes parisiennes, définit les pièces à vaudevilles et à ariettes, étudie le langage poissard issu des mazarinades et remis à l'honneur par Vadé - tous traits caractéristiques de la pièce auxquels s'ajoute un intérêt historico-politique. Nicodème, plus philosophe que niais en dépit de son nom, débarque sur la lune où il retrouve la situation socio-politique d'avant 1789 : des paysans opprimés par les prélats et les grands qui cachent la vérité au Souverain bienveillant. Celui-ci, éclairé par Nicodème, conduit avec succès la révolution pacifique selon le modèle monarchique constitutionnel de 1789. Le travail documenté de Michèle Sajous permet d'apprécier le théâtre révolutionnaire, son éphémère actualité et son formalisme littéraire.

MARIE-EMMANUELLE DIEVAL.

BEAUMARCHAIS, Le Mariage de Figaro, by ROBERT NIKLAUS. Londres, Grant & Cutler, 1983, coll. « Critical Guides to French texts », n°21. Un vol. 13 x 19,5 de 75 p.

Le plus célèbre ouvrage dramatique de Beaumarchais ne doit pas faire oublier qu'il forme une trilogie avec Le Barbier de Séville et La Mère coupable. S'attachant à expliquer « la genèse » de l'ouvrage, R. Niklaus le replace dans cette perspective après en avoir analysé les différents contextes historique, biographique et dramatique. Suit une étude de l'intrigue et des personnages, qui souligne leur ambiguïté dans cette pièce au cadre essentiellement moral et qui met en valeur le rôle du langage dramatique dans le succès de cette « folle journée ». En une synthèse riche et stimulante, R. Niklaus cherche dans la « singulière complexité » de Beaumarchais lui-même la« signification » du Mariage de Figaro.

ANNE BOËS.

RÉMY TESSONNEAU, Joseph Joubert, « Essais », 1779-1821. Édition intégrale et critique, A.-G. Nizet, 1983. Un vol. 14 x 22,5 de 259 p.

Publier dés textes de Joubert est un projet extrêmement louable, d'autant que l'entreprise est ardue. On sait la difficulté à composer qu'éprouvait cet auteur qui écrit si bien, ses incessantes reprises, la multiplicité des brouillons et des états de texte (on pense à l'Eloge de Cook) ; tantôt la calligraphie enchante, tantôt une écriture hâtive court sur le papier, le cerne sur ses quatre marges, juxtaposant phrases achevées et essais ; parfois le texte est continu, parfois il est cloisonné en brèves sections séparées par un trait horizontal. Ajoutons que les liasses découragent par une masse et un foisonnement impressionnants.

Rémy Tessonneau a voulu mettre à la portée du public un ensemble de documents, « essais », observations, articles, projets, partiellement inédits,

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conservés, à deux exceptions près, dans les archives de Madame de La Briche et dans celles de Monsieur Edouard de Chayla (l'auteur consulta et copia les manuscrits entre 1940 et 1950). Il en tire vingt titres : De la bienveillance universelle (1779-1783) ; Éloge d'André-Bardon (1785) ; Éloge de Pigalle (1786) ; Sur la peinture à l'encaustique (1786) ; Éloge de Cook (1786-1788) ; Les systèmes (1787) ; Poème pour marier Fontanes (1788) ; Le Salon de peinture de 1789 ; Sur l'Eikon Basiliké et le Boscobel (1789) ; Anecdotes américaines (1789) ; Introduction à l'histoire impartiale de France (1790) ; Éloge de Jean Grangier et de Pierre Cailloud (1791) ; Note sur Berquin (1794) ; De l'éducation des enfants destinés à la magistrature (1802) ; Éloge de Pauline de Beaumont (1803-1804) ; Projet journalistique sur la littérature (1805) ; Invective contre les romans (1806) ; Jugement du Mémoire sur l'instruction publique en Hollande (1810) ; Qu'est-ce que la pudeur ? (1815) ; Les Chapitres (1821).

On peut se demander si cette entreprise a été heureusement conçue et réalisée. Joubert est un auteur peu répandu dont l'importance ne peut être pleinement sentie que par les spécialistes des Lumières et du premier XIXe siècle. Ceux-ci eussent tiré un profit considérable d'une édition qui eût rendu compte, avec toutes les garanties scientifiques, de l'intégralité des textes originaux avec leurs états successifs, leurs incertitudes, leurs graphies particulières. Ce n'est pas le parti qui a été retenu.

Il importe donc de rappeler une fort bonne thèse allemande soutenue à l'Université de Berlin, publiée à Bonn en 1980 ; il s'agit des Studien zu Joseph Joubert (1754-1824) de Norbert Alcer dont les analyses très fournies sont suivies, en deux cents pages d'Annexes, de la publication d'inédits importants - en particulier de l'Éloge de Cook (liasses 11, 12 et 31 : p. 347 à 411), l'Éloge de Monsieur d'André-Bardon, l'Eloge de Pigalle, les Systèmes, l'Introduction à l'Histoire impartiale de France, Anecdotes anglaises et américaines.

ARLETTE MICHEL.

JOSEPH DE MAISTRE, Écrits maçonniques de Joseph de Maïstre et de quelques-uns de ses amis franes-maçons. Édition critique par J. REBOTTON [In] JOSEPH DE MAISTRE, OEuvres H. Centre d'Études Franco-Italien, Universités de Turin et de Savoie (Bibliothèque Franco Simone), Genève, Éditions Slatkine, 1983. Un vol. 15 x 22 de 145 p.

Ces écrits maçonniques de Joseph de Maistre ne sont pas des inédits (à l'exception d'une note, p. 17, n. 19, sur L'Ami des Hommes), mais c'est la première fois qu'on les trouve réunis en un volume unique accompagnés d'un rigoureux appareil critique : une introduction substantielle, des notes pertinentes et un utile index des noms. Si l'on peut regretter l'absence d'une bibliographie purement maçonnique, l'on doit se féliciter de la magistrale introduction d'Antoine Faivre qui a le mérite d'élever le débat maçonnico-maistrien au niveau de la mystique et de l'ésotérisme de Joseph de Maistre :

« Grâce au travail de Jean Rebotton, on saisit mieux pourquoi J. de Maistre choisit de calquer le gouvernement de la Maçonnerie sur celui de l'Église ; ce fut moins en vue d'uniformiser le domaine de la foi et de la spéculation religieuse selon les décrets autorisés d'une Église constituée, qu'afin d'emprunter à cette Maçonnerie et à cette Église des principes de communauté spirituelle inassimilables à des formes politiques périmées » (p. 10).

Le corpus publié par J. Rebotton comprend les oeuvres spécifiquement maçonniques de J. de Maistre à l'exclusion des textes se rapportant à l'illuminisme

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- comme le XP entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg. On trouvera les Mémoires au Duc de Brunswick et au baron Vignet des Étoles, ainsi qu'une courte noté provenant de la famille de Maistre. A ces oeuvres, on a joint la Requête collective de la Loge Les Trois Mortiers, à l'Orient de Chambéry, que J. de Maistre signa comme Grand Orateur de la loge, et, en outre, une correspondance comprenant trois lettres de J.B. Willermoz et deux de Gaspard de Savaron, intéressante correspondance qui permet de reconstituer la « parole perdue » d'un Joseph de Maistre douteux et narquois sur les prétendues origines templières de l'Ordre maçonnique invoquées sans preuve, mais ferme sur la reconnaissance de la Franc-Maçonnerie comme « science de l'homme » visant à l'approfondissement du Christianisme.

Dans son introduction, J. Rebotton montre l'importance, trop longtemps négligée par la critique littéraire, de la Franc-Maçonnerie dans la vie et l'oeuvre de J. de Maistre. « Société de plaisir », lieu de sociabilité, organisme de bienfaisance, école de formation et d'action civique, la Franc-Maçonnerie fut successivement tout cela pour J. de Maistre. Mais sa rupture avec la Loge Les Trois Mortiers et son affiliation au régime écossais le conduisirent à une conception nouvelle de l'Art Royal dont il reçut les premiers principes par Willermoz. De ce dernier, J. Rebotton trace l'itinéraire (trop souvent méconnu) et la philosophie : d'abord disciple de Martinès de Pasqually, fondateur du rite des Élus Cohen, puis membre du Directoire écossais, il rallie la Stricte Observance Templière (S.O.T.) avant la Réforme de Lyon instituant le Rite Écossais Rectifié (R.E.R.) qui sera homologué au Convent des Gaules de 1778. Dans ce sillage, l'ascension irrésistible, très rapide (trop rapide, selon J. Rebotton), de J. de Maistre dans la Franc-Maçonnerie ne lui laisse pas le temps d'assimiler la nouvelle doctrine et c'est un disciple incommode et rationalisant qui apparaît à travers les réponses que Willermoz fait à ses lettres. Sa rencontre avec Saint-Martin, qui dura une journée entière mais l'influencera durablement, mettra fin à ses errements doctrinaux. Désormais, Joseph de Maistre va s'inscrire dans un des courants illuministes de son siècle avec des idées personnelles originales :

« Quelles idées ? Toutes celles qui visent à déchirer le voile séparant l'homme de son Créateur, à retrouver les desseins de Dieu à l'oeuvre sur la terre et dans l'histoire, et par là, malgré la nuit qui nous enveloppe de toutes parts, à éclairer un peu le mystère de la condition humaine; d'où, par exemple, son attention à l'analogie qui tisse un réseau de correspondances entre ce qui est en haut et ce qui est en bas [...] ; son interprétation allégorique des Écritures [...] ; son intérêt pour la métaphysique des nombres [...] ; son apologie de l'intuition divinatrice [.,.] ; son exaltation de la prophétie toujours présente parmi les hommes et qui lui laisse pressentir un prochain et splendide épanouissement du christianisme... » (p. 27).

Ce sont ces idées dont les écrits maçonniques de J. de Maistre nous révèlent la sinueuse évolution. Malgré les vicissitudes de sa vie politique, J. de Maistre semble bien être resté toujours fidèle à la famille maçonnique, depuis ce jour lointain de son initiation où il lui fut dit : Tu es latomus in aeternum » (p. 29).

JACQUES BRENGUES.

WILLIAM FORTESCUE, Alphonse de Lamartine. A political biography.

Croom Helm, London & Canberra, et St. Martin's Press, New York, 1983. Un vol. 14 x 22 de 296 p.

Ce livre, écrit en anglais et riche de matière neuve, tire son origine d'une thèse de doctorat intitulée A. de Lamartine as a politician and intellectual (1831-1869), soutenue à l'University College de Londres en 1973 et non publiée par son auteur, aujourd'hui professeur d'histoire à l'Université du Kent de Cantorbéry.

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L'auteur des Méditations et des Harmonies a certes inspiré, depuis quelques décennies, plusieurs biographes : citons seulement le marquis A. de Luppé, dont Les Travaux et les Jours d'A. de Lamartine (1942) sont devenus un classique, Maurice Toësca, qui fit paraître à une date fort opportunément choisie (celle du centenaire de la mort de l'écrivain) son Lamartine ou l'Amour de la Vie, M. Abel Verdier, élégant auteur de La Vie sentimentale de Lamartine. Le titre de ce dernier ouvrage en dit les limites volontaires ; quant aux deux autres, par un visible souci d'équilibre; ils traitaient l'action politique sur un plan égal à ceux où ils situaient les autres aspects de l'existence de leur héros (jeunesse traversée de passions diverses, maturité essentiellement vouée à la création littéraire et aux voyages, vieillesse attristée par un endettement que ne put liquider un travail de forçat de la plume).

Pour la première fois, William Fortescue privilégie, à travers la complexité d'une vie entière, tout ce qui montre Lamartine attaché à des pensées ou des occupations d'ordre politique, sa formation dans un milieu légitimiste et antinapoléonien, son intérêt pour les affaires étrangères lors de son passage dans la diplomatie, son évolution vers le libéralisme, sa démarche longtemps hésitante comme parlementaire jusqu'à son ralliement (23 janvier 1843) à une opposition qui le conduisit à être, pendant quelque trois mois, le véritable chef de la Seconde République, puis sa chute et sa retraite besogneuse au cours de laquelle il composa de nombreux ouvrages, souvent médiocres, mais toujours empreints de considérations politiques ou sociales.

Ainsi schématisé en quelques formules sommaires, le livre de M. Fortescue pourrait sembler n'apporter rien qui ne soit déjà connu par ailleurs. Mais la réalité est tout autre. Ce qui surprend dans cette étude, c'est le caractère exhaustif de sa documentation, que permettent d'apprécier les 50 pages de notes fort serrées d'un volume en comprenant 296. L'historien britannique a tout lu, tout dépouillé, non seulement les écrits publiés par Lamartine, jusqu'aux plus obscurs, et ses lettres, très souvent dispersées dans des revues peu accessibles, mais aussi tous les ouvrages du XIXe siècle ou plus récents faisant mention du député ou du ministre ; il a exploré de nombreux dossiers conservés aux archives de Saône-et-Loire, aux Archives Nationales, à celles du Quai d'Orsay et du Foreign Office ; il a fait, dans la presse du temps, parisienne comme provinciale, une récolte fructueuse d'informations demeurées inconnues. Un simple exemple : en avril 1848, Lamartine fut élu simultanément par dix départements ; M. Fortescue en a lu attentivement les journaux de cette période non sans y glaner une utile provende. Si bien que son savant travail, outre ce qu'il apporte de nouveau sur Lamartine homme d'État et politicien, évoque ses relations (qui furent innombrables) et recrée l'atmosphère, fort variée, de toute une époque.

Ce livre, extrêmement dense (l'éditeur a imposé à l'auteur un maximum de 100 000 mots !) pourra certainement être à l'origine de multiples enquêtes de détail : en particulier, les références données dans son appareil de notes et son index nominum paraissent souvent inviter à des compléments de recherches ; elles pourront notamment orienter avec profit les futurs éditeurs (s'il s'en trouve) d'une correspondance complète de Lamartine.

Ce qui est sûr, c'est que l'on doit se féliciter de voir celui-ci - si souvent négligé actuellement dans son propre pays - étudié avec tant de méthode, de science et de conscience par un érudit d'outre-Manche 1.

FERNAND LETESSIER.

1. A signaler par ailleurs que le professeur Fortescue a enfin élucidé le problème des origines de la femme de Lamartine ; à la suite d'une enquête archivistique bien conduite, il a écrit une étude intitulée Marianne de Lamartine, née Birch, et sa famille anglaise, que j'ai traduite en français et adaptée pour les Annales de l'Académie de Mâcon, année 1982, p. 45-63.

COMPTES RENDUS 297

CERI CROSSLEY, Musset, « Lorenzaccio ». Londres, Grant & Cutler, 1983. Un vol. 13 x 19,5 de 77 p.

Ce petit livre est le vingt-cinquième volume dans la collection Critical Guides to French Texts qui s'adresse à l'étudiant anglophone de littérature française. Les caractéristiques pratiques de cette collection déterminent dans une large mesure la nature du livre. Il s'agit d'une présentation générale à la fois de Lorenzaccio, identifié comme un des chefs-d'oeuvre de la littérature romantique française, et du corpus critique s'y référant.

Tout en travaillant directement sur le texte de Musset, C. Crossley ne propose pas une nouvelle lecture de Lorenzaccio. Tout en citant et situant les critiques qui l'ont précédé, il ne prétend pas non plus faire l'état de la critique sur cette pièce et encore moins apporter des réponses aux questions que celle-ci a suscitées.

Dans un style clair et lisible, l'auteur propose son propre parcours critique. Dans le premier chapitre il se concentre sur le personnage principal et discute les questions herméneutiques ayant trait au geste tyrannicide de celui-ci en accordant une certaine priorité aux aspects psychologiques. Il élargit par la suite (chap. II ) sa réflexion à l'insertion de l'individu dans la société représentée sur scène. Le troisième chapitre relie Lorenzaccio, ainsi que son auteur, aux réalités historiques et politiques de la France post-révolutionnaire. C. Crossley insiste non seulement sur les transformations que Musset a fait subir à ses modèles historiques, mais aussi sur les transferts que le lecteur aura à exécuter de la réalité historique représentée (Florence autour de 1535) à la situation historique qui a vu naître la pièce.

Le chapitre suivant, d'inspiration thématique, présente ce qui nous paraît être le moment critique le plus fertiïe du livre. Il porte sur le masque et la parole e\ fait ressortir la manière dont le texte dramatique met en scène les distorsions de la pratique sémictique de la représentation. C. Crossley en conclut à une relation précaire (p. 64) qu'aurait entretenue Musset avec son médium artistique, le langage. Cette conclusion qui fait du problème représenté un problème de la représentation dramatique n'est ni suffisamment documentée, ni suffisamment étayée par l'argumentation. Elle situe Musset au niveau de la critique radicale du langage qui ne devait faire son apparition historique que dans la Vienne de 1900.

Le cinquième et dernier chapitre apporte des observations sur divers aspects de la forme dramutique. Discontinuité, non-linéarité, multiplicité des lieux, absence d'unité se révèlent être de la cohérence dramatique si, au lieu de les comparer à la dramaturgie classique, on les réfère au monde déchiré et fragmenté que Musset représente. L'argumentation fait ici appel à un mimétisme esthétique un peu simple qui n'est pas à la hauteur de la modernité que C. Crossley attribue à Lorenzaccio.

Il est vrai que ce petit livre ne représente pas un apport majeur à la critique de Lorenzaccio, mais il n'a pas non plus cette prétention. En tant qu'aperçu des principales questions que soulève la pièce de Musset, ce livre répond parfaitement aux objectifs de la collection dont il fait partie. WALTER MOSER.

RONNIE BUTLER, Balzac and the French Revolution. Croom Helm, London & Canberra, Barnes & Noble Books, Totowa, New Jersey, 1983. Un vol. in-8° de 279 p.

Ronnie Butler s'était déjà signalé à l'attention des balzaciens par la publication d'importants articles sur certains aspects socio-économiques de La Comédie humaine (von en particulier L'Année balzacienne, 1977, 1978, 1981). Dans ce livre, relativement court mais dense, il reprend et développe ses analyses, en les regroupant autour d'un centre d'intérêt unique : la Révolution.

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Balzac s'intéresse peu aux événements qui ont marqué la chute de l'Ancien Régime ; en revanche, il montre l'influence profonde et durable qu'ils ont exercée sur la société française : « 1830 a consommé l'oeuvre de 1789 », affirme-t-il dans La Cousine Bette. Mais l'accession au pouvoir de la branche cadette n'a pas mis un terme aux bouleversements ; la dédicace des Paysans annonce que « cet élément insocial créé par la Révolution absorbera quelque jour la Bourgeoisie, comme la Bourgeoisie a dévoré la Noblesse ».

Ronnie Butler examine la valeur historique de La Comédie humaine, et s'interroge sur le bien-fondé des jugements personnels du romancier. Des balzaciens ont depuis longtemps abordé ce double problème, et proposé des réponses. Ronnie Butler utilise comme il se doit les travaux antérieurs, mais avec un louable esprit critique, c'est-à-dire en redressant quelques erreurs, de fait ou d'appréciation, et surtout en apportant des compléments d'information. Il se réfère aux grands ouvrages, désormais classiques, des historiens français ; de plus, et c'est là un apport original, il cite des auteurs de langue anglaise, dont la contribution est précieuse. Ainsi, pour ne mentionner que les exemples les plus significatifs, Gréer sur les émigrés, Richardson sur le corps préfectoral, Kent sur le système censitaire fournissent des renseignements de tout premier ordre, qui permettent de mieux connaître, et j'oserais dire, de connaître en profondeur l'époque de Balzac.

Tirant le meilleur profit de cette documentation, Ronnie Butler arrive à des conclusions nuancées, parfois contradictoires, voire paradoxales. Son opinion est bien résumée dans une formule qu'on relève à la page 100 : « Balzac gives proof of a sense of history which is both authentic and at the same time incomplète ». Suivant l'ordre chronologique, R. Butler examine, cas par cas, et dans le détail, la pertinence du témoignage du romancier. Ainsi, « Balzac's analysis of the economie effects of the political crisis of 1840 is impeccable» (p. 235). A l'opposé, il est montré, statistique à l'appui, que La Comédie humaine donne une idée erronée du phénomène de l'émigration. Les émigrés, chez Balzac, sont presque tous des aristocrates ; le clergé est à peu près absent, le Tiers-État ignoré. Or Gréer signale que 51 pour cent des émigrés étaient des roturiers, les ecclésiastiques représentant 25 pour cent de l'effectif total, la noblesse 17 pour cent seulement (p. 33). De plus, Balzac exagère outre mesure le rôle militaire des émigrés (p. 108). Au contraire, dans d'autres domaines, il a mieux tenu compte des faits, au point que des chercheurs spécialisés lui ont rendu hommage : Kent, par exemple, à propos des intrigues électorales (p. 188), ou Bertrand Gille, au sujet du « monde grouillant des petits intermédiaires » (p. 236).

Ronnie Butler cache à peine sa déception devant les libertés que de temps à autre Balzac prend avec la réalité objective. Toutefois, il ne perd pas de vue que l'auteur est, non pas un historien, mais un romancier, comme il le rappelle en une heureuse formule : « Balzac not only brings to light He also brings to life » (p. 206). L'auteur de La Comédie humaine s'intéresse en effet aux drames de la vie privée, plus qu'aux événements extérieurs ; ou, plus exactement, son propos est de peindre les conséquences, lointaines et imprévues, de l'histoire collective sur les passions individuelles.

L'étude de Ronnie Butler est conduite avec une rigueur exemplaire. Sur de nombreux points, elle apporte des éclaircissements qui jusqu'à présent faisaient défaut ; ainsi elle permet de comprendre enfin « le mécanisme de la rente », qui n'a pas de secret pour les personnages balzaciens, mais dont le fonctionnement est de nature à déconcerter les lecteurs non initiés. Ronnie Buttler, il est vrai, se montre si minutieux que, parfois, la masse des remarques de détail, quel que soit leur intérêt, risque de faire perdre de vue les idées directrices. Par bonheur, une conclusion, ferme et bien argumentée, rétablit les perspectives. Balzac, sur des

COMPTES RENDUS 299

points particuliers, a pu se montrer négligent, voire désinvolte à l'égard des réalités, et même tendancieux ; il n'en demeure pas moins que le romancier, en dépit de ses insuffisances ou de ses défaillances ponctuelles, de ses contradictions fondamentales, a élaboré une philosophie de l'histoire cohérente. Dans les dernières pages de son livre, Ronnie Butler reproche aux critiques marxistes, dont il reconnaît d'autre part l'apport considérable, d'avoir pour ainsi dire annexé Balzac. Certes, le romancier propose de la lutte des classes une analyse prémarxienne ; cependant les conclusions qu'il en tire sont résolument non pas contre mais anti-révolutionnaire. La nuance est importante. Balzac estime que le bouleversement de 1789 est un fait accompli, qu'il convient d'accepter, bon gré, mal gré. En revanche, surtout à partir de 1840, il dénonce la menace d'une nouvelle révolution, qui serait cette fois une révolution populaire, et il exhorte à l'union toutes les forces conservatrices, quelle que soit leur hostilité réciproque, ou leur rancoeur de naguère.

Modifiant un mot de la célèbre formule de Victor Hugo, R. Butler n'hésite pas à conclure, avec une pointe de défi : Balzac appartient « à la forte race des écrivains réactionnaires. Qu'on le veuille ou non ».

JEAN-HERVÉ DONNARD.

WILLI JUNG, Théorie und Praxis des Typischen bei Honoré de Balzac.

Tiibingen, Stauffenberg Verlag, « Romanica et Comparatistica », 1983. Un vol. 15 x 22,5 de 196 p.

La théorie et la pratique de la notion de type/typique chez Balzac, voici un sujet de toute première importance que Willi Jung se propose d'étudier. Conscient de la complexité de sa tâche, l'auteur a réuni une importante bibliographie qui lui permet d'appuyer son ouvrage sur des bases solides. Quant à la structure de son livre, Willi Jung, après avoir fourni un bref historique de la problématique du type (chapitre n), passe à l'analyse détaillée des procédés de typisation chez Balzac en s'occupant simultanément de la théorie du typique élaborée sous la Restauration et de la mise en texte de cette théorie par l'auteur de La Comédie humaine dans Le Père Goriot, Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes (chapitre m): Willi Jung recense le motif ou la caractéristique typique dans des domaines aussi divers que l'esthétique, l'Histoire comme savoir remodelé après la Révolution, l'économie fondée sur la prédominance de l'argent et la concentration des forces productives, les rapports qui se tissent entre la presse et la littérature, la peinture des milieux parisiens et provinciaux, ainsi que dans les nombreux représentants humains de l'univers post-révolutionnaire auxquels il consacre la moitié de ses développements.

L'ampleur de la recherche et le sérieux de la documentation sont les grands mérites de ce travail patient et compétent qui ne va pas, toutefois, sans nous inspirer quelques réflexions complémentaires. Nous nous demandons, en effet, si une analyse plus exhaustive des concepts de type/typique/typiser ainsi que de leurs contextes lexicaux - au détriment de l'étendue du champ thématique - n'aurait pas contribué à supprimer les automatismes du discours critique sur Balzac dont Willi Jung se promet pourtant d'éviter les pièges. Ainsi l'auteur reproche-t-il à juste titre à certains de ses prédécesseurs d'avoir négligé l'enracinement de la notion de type dans le champ socio-culturel de la Restauration en lui préférant une description atemporelle. Or, en relevant les nombreuses « analogies » que Willi Jung établit entre le type et les contenus historiques (p. ex p. 62-64), on a l'impression que l'inscription du concept de type dans un champ discursif lui importe moins que sa transparence par vérification référentielle, ce qui revient à priver d'historicité le véhicule au profit de la teneur.

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En même temps, on se demande si une analyse plus précise de la relation tourmentée entre théorie et pratique que décèle le texte balzacien (voir p. ex. « L'Avertissement du Gars ») n'aurait pas permis de relativiser la valeur exemplaire accordée à certains motifs. Peut-être Angoulême ne serait-elle apparue à ce moment que comme un échantillon de la ville de province et non pas comme son paradigme (p. 85), - hypothèse que les travaux de N. Mozet nous semblent confirmer. Une problématique similaire se présente lorsqu'on passe en revue les catégories socio-professionnelles qui fournissent les intitulés des sous-chapitres de la section 3.5. Du poète-dandy jusqu'à l'avocat de province, en passant par la courtisane, le forçat, etc., Willi Jung dresse un inventaire des personnages typiques qui figurent dans le cycle Vautrin. Serait-ce à dire que Balzac aurait construit un édifice encyclopédique, les différents milieux et professions occupant les étages et les types chacun son compartiment bien étanche ? De toute évidence, l'auteur est parfaitement conscient de l'insuffisance d'une telle hypothèse. Bien qu'il insiste à plusieurs reprises sur la profondeur de l'intuition encyclopédique qui anime Balzac (p. ex. p. 52 et 80), il n'en souligne pas moins les aspects provisoires et fragmentaires. On regrette par conséquent qu'il n'ait pas poussé l'amour du paradoxe jusqu'à prendre cette fragilité, voire évanescence, des catégories classificatoires affichées par Balzac comme l'un des piliers méthodologiques qui auraient pu soutenir ses réflexions. Ceci d'autant plus que les travaux de G. Genette (cf. « Vraisemblance et motivation », Figures II, Seuil) de R. Warning (cf. son article dans Honoré de Balzac, Fink, « UTB ») et de bien d'autres ont montré que Balzac, au lieu de postuler des figures exemplaires, inscrit ses tentatives pour constituer les codes, ou le « vraisemblable » dé son oeuvre, dans une dialectique extrêmement complexe. Au point que l'on peut se demander si La Comédie humaine n'est pas l'expression type de la tragique impuissance à saisir le typique, toujours menacé par le trop général ou le trop individuel.

ANDRÉ VANONCINI.

LIONELLO Sozzi, L'Italla di Stendhal. Viaggio tra passioni e chimere. Disegni di CARLO RAPP. Associazione ex-allievi Fiat, Stamperia Artistica Nazionale, Turin, 1983. Un vol. 21 x 30 de 127 p.

Un livre ? Plutôt un album ; tout au moins un montage où se juxtaposent d'une part les dessins de Carlo Rapp, d'autre part, les réflexions de Lionello Sozzi. Le premier donne à voir les « luoghi ameni » Saisis par le crayon d'un touriste. Le second donne à lire, assortis de quelques commentaires, des extraits de Stendhal, voyageur en Italie. Ainsi se fixe l'originalité d'un ouvrage de présentation luxueuse.

Il n'apparaît guère opportun d'évaluer ce détour en Stendhalie à travers quelque grille théorique que ce soit. Dans la bibliographie, plus nourrie qu'il ne semble lors d'une première approche, on relève un titre qui eût dû être mis en exergue : J.P. Richard, « Connaissance et tendresse chez Stendhal », in Littérature et sensation, Paris, Seuil, 1954. Car l'« analyse » s'ouvre et se clôt sur le thème de la tendresse. A la reproduction d'un fragment autographe qui inaugure le volume : « Che Tenerezza », répond l'intitulé du dessin final : « Je n'ai jamais trouvé tant de tendresse ».

L'ordre historique paraît d'abord prévaloir : « Sui campi di Marengo », « Con tenerezza » ; en fait, le texte s'ordonne autour de thèmes bien explorés par les prédécesseurs de Lionello Sozzi. Sans aucune prétention à l'originalité, l'auteur égrène ses morceaux choisis, quitte à se laisser bercer par eux : le chapitre intitulé « Pugnali e veleni » propose deux pages de glose pour quinze pages de citations.

COMPTES RENDUS 301

A quoi bon discuter la rapidité de l'analyse politique, regretter l'absence d'étude formelle, ou mettre en cause l'absence de nouveauté dans l'approche ? Peut-être est-il plus réconfortant de retrouver, lors d'un bi-centenaire où s'exaspéra l'érudition stendhaliênne, le charme discret d'un certain beylisme.

SERGE SERODES .

MICHEL CROUZET, La Poétique de Stendhal, Forme et société, Le sublime, Essai sur la genèse du romantisme. Paris, Flammarion, 1983. Un vol. 13 x 22 de 330 p.

Certes, on était en droit d'attendre d'un candidat docteur - il s'agit là, en fait, de la dernière partie de la thèse d'État de M. Grouzet présentée en Sorbônne sous le titre Littérature et politique - autre chose que des développements banals sur classicisme, « littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à nos àrrièregrarids-pères », et romantisme, « art de présenter aux peuples les oeuvres littéraires qui, dans l'état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible », encore que ces définitions soient de Stendhal lui-même. Il est rare cependant de trouver dans un volume de 300 pages, d'un bout à l'autre, une telle hauteur de vues, une analyse aussi pertinente, une telle densité et justesse de ton. D'emblée, félicitons donc M. Crouzet qui, même avant sa thèse, n'était plus, à beaucoup près, un inconnu dans le domaine steridhalien Que M. Del Litto soit rassuré, la relève est assurée...

Le propos de M. Crouzet est de décrire la genèse d'une nouvelle attitude littéraire, voire d'une nouvelle conception de la littérature - « Où est la littérature, qu'est-ce que son intérêt, son sens, son illusion, sa valeur ? Si la littérature est perdue, ou impossible, ou difficile, il faut la retrouver » (p. 15) - au moment même où Stendhal publie ses premiers essais littéraires ; entreprise louable, si, comme le prétend Sainte-Beuve dans les Portraits littéraires, pour comprendre à fond un grand écrivain, il faut pouvoir « saisir, embrasser et analyser tout homme au moment où, par un concours plus ou moins long ou facile, son génie, son éducation et les circonstances se sont accordés de telle sorte qu'il ait enfanté son premier chef-d'oeuvre ». En ce cas précis, il ne s'agit pas encore de l'auteur de chefs-d'oeuvre mais d'un apprenti littéraire de l'époque du Consulat..

Deux parties dans ce volume, où l'on entre un peu trop abruptement mais le découpage « en rondelles » de la thèse explique partiellement la chose - et dont on sort de manière aussi raide (mais il s'agit, ne l'oublions pas, d'un premier tome) : la première, « L'ère du soupçon, forme et société », étudie l'attitude de Stendhal vis-à-vis du classicisme, c'est-à-dire de l'école française du XVIIe siècle, mais aussi de toute école édictant des principes ou des règles, la seconde, «Le sublime», analyse le ralliement de Stendhal au principe poétique que la tradition lui propose et qui est à la limite de toute poétique possible, le sublime. Stendhal y apparaît, selon M. Crouzet, comme soucieux de ne pas rompre l'équilibre de la tradition, partisan d'une réforme plus que d'une rupture.

Le classicisme, prolongement de l'artifice social (p. 80), est condamné, comme le fut la monarchie qui le sous-tendait (cf. les p. 86 à 96, modèles d'analyse et de clarté) : « Merveilles de l'art, les classiques n'ont dû cette qualité qu'à leur sujétion à l'artifice social et politique ; la littérature modèle est en fait une littérature locale, dont la délicatesse artistique n'est qu'un effet de l'oppression qu'elle subissait Si la littérature n'existe qu'en fonction de ses rapports avec la vérité, la liberté, la génialité, alors en effet l'art n'est qu'une contrainte, un affaiblissement du message authentique et premier : Je résultat des « fers dorés » que le Prince lui met» (p. 86). « Fers dorés » il faudrait plutôt parler de « tyrannie » et, dès lors,

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« tout ce qui en adoucit les dehors et semble la fonder [cette tyrannie] sur un accord et une légalité reconnue ne peut être que forme, c'est-à-dire revêtement fallacieux d'un fond masqué. La forme n'est pas seulement différente du fond, elle est un jeu menteur qui le voile et une illusion par rapport à lui » (p. 87). En définitive, loin de voir dans le classicisme l'équilibre du fond et de la forme, Stendhal y dénonce l'hypocrisie d'une matière qui se dissimule ou la vanité d'une manière qui se montre seule. « Une immense machine rhétorique convertit tout à l'art de briller, de plaire, de se distinguer, verse tout à un « rapport entre celui qui parle et celui à qui il parle » ; la relation est l'essentiel et elle transforme tout en un mode social d'existence et d'expression [...] Tout est manière : et la manière annexe la littérature à la société » (p, 90). Dès lors, le classique, « résultat d'une sorte de schisme entre lejudicium et l'ingenium » (p. 95) est « l'homme soucieux d'accorder son plaisir aux valeurs reçues et de le faire approuver par référence à un modèle social [...] Il ne se soucie plus d'être mais uniquement d'être bien » (p. 95-96).

Or précisément, le romantique veut « être », être homme au sens plein du terme, dans une époque violente, où tout a été remis en question, où ont été accumulées plus de vie, d'idées, d'expériences, qu'en aucun autre temps. « L'authenticité de l'homme moderne qui a vu la vie et la mort suffit à un art qui ne doit plus être que la vérité dans sa nudité» (p. 113). Comme on le voit, on est ici au coeur, pas seulement de Stendhal, pas seulement du classicisme ou du romantisme, mais au coeur même de la création littéraire. L'antiformalisme fondamental de Stendhal, voire son anarchie ou son « anomie » littéraire, la façon même dont il va la vivre et l'écrire, sont analysés par Michel Crouzet avec une finesse et une force extraordinaires. De même le sublime - « le beau unit, le sublime isole », comme disait Cassirer (p. 133)-par l'anéantissement de soi devient une vérité impensable et indicible. Car finalement « la vraie force, c'est celle de l'art qui soutient et organise l'oeuvre et avec laquelle on sympathise, quel que soit le spectacle représenté. L'art par lui seul constitue le plaisir de la douleur, le moyen de tourner l'une en l'autre, de les associer au profit du plaisir. Le pouvoir ami, c'est l'artiste, dont la générosité inhérente à la démarche et la liberté profonde sont démontrées par l'oeuvre même et le plaisir qu elle donne » (p. 205).

Il faut lire l'ouvrage de Michel Crouzet, le lire et le méditer, chapitre après chapitre, j'allais dire ligne par ligne. C'est un livre essentiel non seulement sur Stendhal, mais aussi sur l'esthétique et la création littéraire, un grand livre en vérité.

Louis LE GUILLOU .

ELWOOD HARTMAN, French Romiatitfcs on Progress : Human and Aesthetïe. Madrid, José Porrua Turanzas, Studia Humanitatis, 1983. Un vol. de XIV-283p.

L'intérêt de cette étude est considérable pour tous ceux qui s'intéressent à l'histoire de l'idée de progrès au XIXe siècle. Chaque chapitre est consacré à un auteur : Mme de Staël, Chateaubriand, Stendhal, Hugo, Vigny, Lamartine, Musset, Gautier, Balzac, Baudelaire et Sainte-Beuve. M. Hartman attire notre attention sur la diversité des points de vue adoptés par les écrivains qu'il examine et son ouvrage a le mérite de souligner les changements survenus dans la pensée de chaque écrivain, pris individuellement M. Hartman nous présente l'idée du progrès au XIXe siècle comme une prolongation de la querelle des Anciens et des Modernes. Il examine le rôle social de l'artiste, les rapports entre progrès moral, progrès artistique et progrès industriel, l'importance du débat autour de la mythologie, la question de l'autonomie individuelle du créateur. Mais exposer

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systématiquement les opinions d'une série d'auteurs est-ce nécessairement la meilleure stratégie pour saisir dans sa complexité une des grandes idées-forces d'une époque ? M. Hartman nous propose des analyses claires et convaincantes - le chapitre consacré à Gautier nous paraît riche et bien développé - mais on peut regretter que ne soit pas davantage mise en lumière la problématique centrale, propre au XIXe siècle, celle de la sacralisation de l'Histoire. Penser l'Histoire comme révélation conduit à réfléchir sur le statut de l'objet artistique. Si le romantisme a formulé une interprétation nouvelle du développement historique de l'humanité il a aussi produit une lecture esthétique de l'Histoire. Il faudrait s'interroger plus longuement sur les interférences entre le discours romantique sur l'Histoire et le discours romantique sur l'art et en même temps résister à la tentation de se cantonner exclusivement dans l'analyse du fait littéraire. Cependant malgré ces quelques réserves ce livre reste une solide contribution à l'histoire de l'idée de progrès en France à l'époque romantique.

CERI CROSSLEY.

LOUIS LE GUILLOU, Lettres inédites du baron d'Eckstein. Paris, P.U.F., 1984. Un vol. in-8° de 255 p.

Louis Le Guillou est un chercheur heureux ! Suivant les traces de Lamennais, il nous présente aujourd'hui une série de documents des plus curieux, la correspondance d'Eckstein avec la comtesse Valérie de Menthon et l'époux de celle-ci, un total de 212 lettres ! Cette correspondance à vrai dire n'était pas inconnue, car Burtin les avait, parcimonieusement, utilisées dans sa thèse d'Université sur Eckstein en 1931 - le seul ouvrage sérieux qui jusqu'à présent ait été consacré à l'un des plus étranges inspirateurs du romantisme français.

Ferdinand d'Eckstein (1790-1861) est un génie baroque, célèbre dans tous les salons de la Restauration, de la Monarchie de Juillet et du Second Empire par son franc-parler, par ses connaissances encyclopédiques, surtout en matière d'orientalisme, et par son indépendance d'esprit, le type même de l'européen cosmopolite, dont la pensée a influencé de Lamartine à Renan, de Michelet à Gobineau, d'Augustin Thierry à Henri Martin, tous les écrivains de son temps qu'il a nourris de ses vues tumultueuses.

L'intérêt principal de cette correspondance est de nous révéler en cet érudit étonnant une sentimentalité un peu naïve : pendant près de deux ans (1838-1839), il a poursuivi une idylle toute platonique avec la comtesse Valérie de Menthon âgée de vingt-quatre ans, alors qu'il frisait la cinquantaine. Nous ne savions pas que le savant ami de Burnouf et de Jules Mohl pût conserver un coeur aussi ingénu ! « Je porte un monde en moi, avoue-t-il (p. 223), mais peu de personnes y font attention ». Mais ces lettres ne sont pas seulement le témoignage d'une passion amoureuse assez touchante : on y trouvera une foule de jugements tranchants sur la société, sur les événements politiques, sur la littérature de son temps. Ce légitimiste, familier de l'aristocratie du faubourg Saint-Germain, a l'esprit assez libre pour admirer le talent du républicain Armand Carrel (p. 103) et pour stigmatiser «les crétins de la haute société» (p. 119); ce catholique intransigeant reste l'ami de Lamennais qui a « l'âme chaude » (p. 127) malgré sa rupture avec l'Église, proteste contre le cléricalisme insupportable de Mme Swetchine (p. 124), est assez indépendant pour faire l'éloge de George Sand (p. 181) et trouver celle-ci parfois « sublime », bien qu'elle ait « une petite tête d'épingle » (p. 205). Un des thèmes favoris de « ce sauvage badigeonné de civilisation », comme il se définit lui-même (p. 163), est de mettre en parallèle les

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trois écrivains qu'il estime les plus brillants de l'époque, Chateaubriand, Lamartine et Lamennais - en donnant toujours la préférence au troisième.

On devine, à cette rapide analyse, la richesse de telles lettres concernant l'actualité politique, intellectuelle et sociale des années 1838 et 1839 vues par un observateur impitoyable. Mais on regrettera d'autant plus que M. Le Guillou n'ait donné cette correspondance que par extraits (voir p. 16) et résumé en quelques lignes les passages qu'il estime - d'après quels critères ? - « insignifiants ». Nous estimons pour notre part, si rares sont les documents dont nous disposons sur Eckstein, qu'une publication complète eût été la bienvenue.

On se permettra également des réserves sur son annotation : trop de notes nous semblent inutiles (par ex., p. 17, n. 1 sur Guizot ; p. 25, n. 2 sur le tsar Nicolas, n. 3 sur Metternich ; p. 32, n. 3 sur Mignet ; p. 59, n. 2 sur Montalembert ; p. 65, n 1 sur Lacordaire ; p. 81, n. 2 sur Michelet - où M. Le Guillou aurait pu renvoyer à notre publication des lettres d'Eckstein à Michelet, dans la revue américaine Symposium, vol. XXIII, n. 3-4, 1969 ; p. 87, n. 1 sur Mickiewicz, etc.). Au contraire, on aurait souhaité des notes Sur le comte et la comtesse de Circourt, cités par 43 et dont on vient de publier (Gallimard, 1984) l'intéressante correspondance avec Tocqueville, dont nous avons nous-même reproduit dans les Études gobiniennes 1966 les lettres qu'ils ont reçues de Gobineau où figure mention d'Eckstein ; p. 80, une note sur Lajard, et p. 140 une note sur Troyer eussent été utiles d'après Vingt-sept ans d'études orientales de Jules Mohl, t II, p. 223 et p. 678.

Enfin, pour prouver à M. Le Guillou l'intérêt et le soin que nous avons apportés à lire l'importante contribution à la connaissance de l'époque romantique qu'il nous offre, nous regrettons qu'il ait peut-être mis trop de hâte à la correction de ses épreuves (par ex., p. 8, L 33, lire Humboldt ; p. 26, n 1, lire Trivulzio ; p. 83, 1. 13, lire monde et non nombre ; p. 86, on trouve Bellissen et Gagarine et p. 87, Bellisen et Gargarine : n'aurait-il pas fallu harmoniser les graphies fantaisistes d'Eckstein ? p. 96,1. 33, ne faut-il pas lirefactice, plutôt que factive ? p. 101,1. 3, lire Kergorlay ; p. 128, 1. 27, lire Taprobane ; p. 208, 1. 31, nous proposons verbiage plutôt que vertige ; p. 218, L 4, lire M. et non H. ...).

Ce sont là, certes, des vétilles. Nous savons que l'écriture du « baron sanscrit » est des plus difficiles à déchiffrer - presque autant que sa pensée effervescente ! Il reste qu'on doit savoir gré à M. Le Guillou d'avoir mis au jour ces lettres si importantes par les esquisses qu'Eckstein nous donne p. 129-130 et p. 240 du grand ouvrage qu'il se proposait de composer, qu'il n'a jamais fait que répandre en causeries dans les salons, et dont on retrouve des traces chez les Thierry, chez Lamartine, chez Michelet, chez Renan et bien d'autres. M. Le Guillou devrait bien entreprendre l'étude systématique sur Le Catholique qu'il appelle, comme nous, de ses voeux, travail difficile et passionnant qu'il serait le seul à pouvoir mener à bonne fin pour le plus grand profit des curieux du romantisme français.

JEAN GAULMOER.

George Sand, Décade du Centre Culturel International de Cerisy-laSalle sous la direction de SIMONE VIERNE. Paris, SEDES, 1983. Un vol. 16 x 24 de 187 p.

Ce n'est pas un hasard, lorsqu'il s'agit de G. Sand, si l'ouvrage collectif que nous présente Simone Vierne commence par des études sur l'autobiographie ; le personnage a souvent encore un pouvoir de fascination supérieur à celui de son oeuvre.

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Philippe Berthier décèle dans Histoire de ma Vie un mythe fondateur de la construction du Moi de l'auteur : celui de Corambé, ce dieu androgyne que l'imaginaire de la petite Aurore a construit. L'exposé est passionnant mais présuppose que l'on puisse prendre au pied de la lettre ce que G. Sand a écrit tardivement sur la petite fille qu'elle a été. C'est le problème de toute autobiographie : entre le souvenir et son élaboration, il n'y a pas linéarité, mais va et vient, voire remaniement complet. Alain Verjat nous en donne les preuves, en abordant lui aussi la même oeuvre, mais dans une optique différente. Il nous restitue la part d'ambivalence, de duplicité, de rêverie, d'amnésie aussi qui est une composante importante de ce type de texte. Il note la répétition de procédés d'écriture qui ont la fonction précise de camoufler ou d'atténuer le contenu du discours.

Pierre Daly est sensible à un autre aspect de l'autobiographie : il y voit un lieu spécifique « de la venue à l'écriture au féminin ». La justification de cette thèse, inspirée par Hélène Cixous, nécessite un découpage de l'oeuvre qui ne s'y refuse pas et serait même complaisante. Mais une objection subsiste : G. Sand a accédé à l'écriture avec un statut plein et entier depuis bien longtemps lorsqu'elle rédige son autobiographie, et on ne voit pas très bien où situer un surplus de féminin.

C'est encore le personnage de G. Sand qui alimente l'exposé de l'infatigable chercheur qu'est Georges Lubin : il tente de préciser les rapports qu'elle a entretenus avec Ernest Renan ; peu de documents ; quelques témoignages ; amitié ? pas tout à fait au sens de fréquentation intime ; mais estime réciproque et sensibilité commune sur bien des points. En atteste l'influence de Spiridion, revendiquée par Renan sur sa Vie de Jésus, de même que sa confiance en la pérennité de l'oeuvre de G. Sand.

La correspondance, en raison de son ampleur sans doute, n'a pas stimulé la recherche ; seule Simone Lecointre aborde cette matière. Elle choisit un corpus privilégié et restreint : les lettres à Michel de Bourges qu'elle superpose au texte d'un roman, écrit à la même époque, Mauprat, pour voir comment est exprimé le sentiment amoureux. Elle constate que les figures utilisées dans les deux contextes, sont différentes : hypothèse riche de développements annoncés.

Avec Les Lettres d'un Voyageur, Marie-Jacques Hoog nous fait sortir du domaine de la correspondance ; elle voit dans cette série de lettres publiques à des destinataires connus, un cheminement initiatique. Laissant de côté la forme épistolaire, elle s'attache au contenu de ces textes qui permettent le déploiement de l'imaginaire et seraient un moment charnière dans l'évolution psychique de leur auteur.

Toutes les autres contributions étudient l'oeuvre romanesque de G. Sand ; ce qui confirme le bien-fondé des rééditions qui se font ici ou là de romans souvent peu connus.

Il n'était pas inutile de nous restituer, comme l'a fait Annarosa Poli, l'accueil que les premiers romans de G. Sand ont reçu. Un dépouillement très complet de la presse d'époque nous permet de juger de l'effet de nouveauté et de réalisme produit par Indiana, puis par Valentine ; avec les tempêtes soulevées par Lélia, G. Sand apparaissait comme chef de file d'un nouveau roman.

Françoise Van Rossum-Guyon nous invite à une réflexion sur le discours préfaciel des romans ; discours échelonné dans le temps pour un même roman, avec l'exemple d'Indiana. La préface - qui est toujours une post-face - se trouve démystifiée, privée de l'aura de valeur référentielle que lui attribuait la critique traditionnelle. L'étude de ce métadiscours impose une approche méthodologique très affinée sur les diverses instances énonciatrices de l'oeuvre : ce qui n'est pas pour faciliter la tâche du chercheur!

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Deux analyses ponctuelles nous montrent la complexité de tout roman de G. Sand. Lucette Czyba avec Le Compagnon du Tour de France, souligne la contradiction qui enveloppe le château de Villepreux : lieu mythique où se rencontrent Yseult, l'aristocrate et Pierre le prolétaire ; « lieu privilégié dont la fonction est de résoudre provisoirement les contradictions du socialisme utopique ».

Contradiction non moins fondamentale qui préside à l'élaboration de Jeanne. Jean Delabroy y voit « la construction délibérée d'une impasse pour les modernes... roman sur et contre la représentation ». Si cette problématique et un peu intellectualisée parfois, elle se retrouve irréfutable à tous les niveaux de lecture de ce roman.

L'ouvrage se poursuit avec des études plus générales, mais qui privilégient toutes les romans de la jeunesse. Nadine Dormoy-Savage se sert des thèses de René Girard pour montrer comment le roman devient lieu d'expérience mystique par la force du désir qui l'anime. Ici le désir n'est pas la libido mais une aspiration d'essence métaphysique qui doit être médiatisée par un modèle de l'ordre de la mimésis, donc de la répétition. Indiana, Lélia, Mauprat se prêtent bien à une analyse de ce type. Jean-Claude Vareille avec « fantasmes de la fiction, fantasmes de l'écriture » annonce son projet ; il nous propose une interprétation psychanalytique de l'oeuvre, à partir du choix du nom de plume : Sand (eau) ; sa démonstration parfaitement rigoureuse, ne peut être attaquée ni sur le plan de la vraisemblance, ni sur celui de la pertinence. Lucy Maccallum-Schwartz choisit d'étudier la question très controversée de la frigidité de G. Sand et de ses héroïnes : Rose et Blanche (paru en 1831 sous le nom de J. Sand), Lélia et La Comtesse de Rudolstadt lui permettent d'établir un itinéraire de réconciliation progressive de deux séries antinomiques - froideur/pouvoir vs chaleur/faiblesse. Ce n'est pas l'avis de Mireille Bossis qui reprend cette thématique du dominant/dominé et de la guerre des sexes avec les exemples de Lélia et de Jacques, dans une perspective psychanalytique. La problématique du narcissisme éclaire les rapports d'opposition entre Homme-Dieu et Idole brisée ; opposition qui ne peut se résorber la plupart du temps que dans le néant

Béatrice Didier, qui connaît bien l'oeuvre de G. Sand, nous propose une interprétation nouvelle des romans champêtres, qui après avoir fait pendant des décennies tout le succès de G. Sand, sont peut-être injustement délaissés par contrecoup. Une analyse très fine de François le Champi et des Maîtres Sonneurs révèle les structures narratives du conte populaire telles qu'elles ont été établies par W. Propp. A l'inverse de cette démarche Michèle Hirsch voit dans Le Château de Pictordu, tiré des Contes d'une Grand'mère, un roman de formation « en dépit de son recours constant au merveilleux ». Sa démonstration est tout aussi convaincante que la précédente.

Est-ce dire que l'oeuvre de G. Sand supporte toutes les contradictions ? La diversité des points de vue que Simone Vierne a su rassembler correspond à la richesse de la matière et devrait nous faire prendre conscience de la modestie indispensable à toute approche qui ne saurait être que partielle. Il n'y a pas de clé pour enfermer une telle oeuvre ; on ne peut en saisir que des facettes et c'est ce qui en fait l'intérêt inépuisable.

MIREILLE Bossis.

GEORGE SAND, Correspondance, édition GEORGES LUBIN, tome XVIII. Paris, Garnier, 1984. Un vol. in-18° de XXI-761 p. et 15 pl. h.t

Tous les admirateurs du monument qu'édifie M. Lubin à la gloire de George Sand viennent de sortir heureusement des angoisses où les avaient plongés les

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aventures des éditions Garnier : nous redoutions tous que la Correspondance de George Sand n'eût à subir le destin heurté d'autres grandes entreprises du même genre, par exemple celle de Jean Bonnerot pour Sainte-Beuve ou celle de Maurice Parturier pour Mérimée. Voici que nous rassure la sortie du tome XVIII, sous sa présentation inchangée et avec sa coutumière perfection malgré la rigueur des temps. On devine que la ténacité berrichonne de Georges Lubin a dû vaincre bien des difficultés, et on l'en félicite de tout coeur !

C'est encore une ample moisson de textes importants que nous apporte ce volume qui couvre une année et demie, d'août 1863 à décembre 1864, moisson qui promet d'ailleurs d'être plus ample encore. En effet, la présence de l'Agenda où George Sand note consciencieusement chaque jour les lettres qu'elle écrit permet à M. Lubin de déceler 533 lettres qui ont échappé à ses recherches, mais qui probablement se retrouveront un jour ou l'autre : il ne s'agit pas là d'un fragile espoir, car au moment même où sort ce tome XVIII, M. Lubin peut publier dans l'excellente revue d'Échirolles, Présence de George Sand, n° 21, octobre 1984,46 lettres inédites de George Sand, choisies parmi celles qui, dit-il, lui arrivent presque chaque jour, au hasard de ses enquêtes, « à cadence irrégulière », allant de 1829 à 1856...

Cette période d'août 1863 à décembre 1864 nous semble une des plus émouvantes de l'existence tourmentée de la romancière, marquée qu'elle est par le drame intime qui provoque la renonciation de George Sand à son cadre familier de Nohant qu'elle n'abandonne pas sans un profond déchirement facile à comprendre. Elle essaye de faire croire que c'est pour laisser à Maurice et à Lina la gestion, devenue trop lourde pour elle, de cette propriété (p. 238-239), mais en fait, ce sont les querelles incessantes de Maurice avec le pauvre Manceau qui provoqueront cette espèce de rupture avec ses habitudes les plus chères (la rancune de Maurice sera définitive, si l'on en juge par le soin avec lequel il rayera chaque mention du nom de Manceau dans la première édition de la Correspondance). Problème étrange que cette jalousie de Maurice à l'égard du brave homme, non dépourvu d'un certain talent, que fut Manceau auquel George Sand est attachée et qui fut pour elle un ami dévoué ! La voilà donc, en quelque sorte, exilée de chez elle et installée dans la modeste villa de Palaiseau dont, ne pouvant se passer d'arbres et de fleurs, elle s'occupe d'aménager à son gré le petit jardin. Mais ses nombreuses lettres à Maurice attestent bien que son coeur est resté à Nohant, auprès surtout du petit Marc, fils de Maurice et de Lina, le cher « Cocoton » dont la mort brutale le 21 juillet 1864 la jettera dans un désespoir insondable (p. 458) d'où elle sort par son stoïcisme habituel (p. 641).

Le séjour de Palaiseau a au moins l'avantage de rapprocher George Sand des milieux intellectuels parisiens. Le triomphe du Marquis de Villemer à l'Odéon l'a replacée au premier rang de l'actualité, et c'est l'un des meilleurs moments de ses relations avec François Buloz, le terrible « patron » de la Revue des Deux Mondes « qui ne s'en rapporte qu'à lui-même et qu'on n'influence jamais » (p. 315). Sa curiosité ne faiblit pas : on la voit s'intéresser également au spiritualisme français de Paul Janet (p. 145, p. 505), à la vente des oeuvres de Delacroix (p. 274-275), à l'activité de son éditeur Michel Lévy chez qui elle se lie d'amitié avec Noël Parfait, lecteur intelligent que nous a fait connaître le livre remarquable de JeanYves Mollier.

Une fois de plus, Georges Lubin nous démontre avec éclat que cette correspondance extraordinaire ne constitue pas seulement la plus solide biographie de George Sand, mais aussi et surtout une contribution sans égale à la connaissance de la vie intellectuelle, artistique et politique de la France du XIXe siècle.

JEAN GAULMIER.

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LUCETTE CZYBA, Mythes et idéologie de la femme dans les romans de Flaubert. Presses Universitaires de Lyon, 1983. Un vol. in-8° de 412 p.

Le livre de Lucette Czyba nous est présenté sous deux titres différents. On lit à l'intérieur sur la page de titre proprement dite : « Mythes et idéologie de la femme dans les romans de Flaubert » ; mais la couverture, particulièrement réussie et tout entière occupée par les Femmes au jardin de Claude Monet, annonce : « La Femme dans les romans de Flaubert », avec, au-dessous et dans un corps plus petit : « mythes et idéologie ». De ces deux titres c'est celui qui est caché qui est le bon, comme le confirment la fiche de référence et la première ligne de l'introduction. Promu sur une couverture, le mot femme prendrait-il donc encore valeur vénale, triste confirmation d'un statut auquel l'étude de Lucette Czyba s'en prend avec ténacité ? Car celui qui, sur la promesse colorée de la couverture, s'attendrait à trouver à l'intérieur des femmes en robes lumineuses courant après des fleurs ou rêvant sur des bouquets serait déçu. L'image ne s'y montrera plus qu'avec la noirceur des caricatures de Gavarni.

A partir d'un inventaire serré de tout ce qui est « connoté », « donné à lire », « mis en scène et en images », Lucette Czyba fait apparaître ce qu'il y a de défiance, d'accusations et d'idéologie humiliante derrière les rôles que Flaubert fait jouer aux femmes dans ses romans. Il n'est pas prévu d'exceptions.

On y découvre en effet constamment que Flaubert traite la femme comme une créature soumise au pouvoir masculin, et dont la possession flatteuse s'acquiert avec de l'argent. Elle a le malheur d'être jugée sur son âge et sur sa beauté, ce qui fait d'elle une consommatrice. Ses meilleures vertus ne peuvent être que sa fidélité à son mari et ses qualités de mère, et elle est condamnée à les exercer à l'intérieur d'un espace limité. En face de l'épouse, produit d'une idéologie bourgeoise fondée sur le pouvoir masculin et l'argent, se développe la lorette : on l'achète aussi, et on la qualifie d'autant plus volontiers de « bonne fille » qu'elle est un moyen d'abriter le statut de la femme mariée, à sexualité modérée, ainsi que la société qui l'a créée. Il faut se défier de la « mangearde », propre à dissiper le patrimoine, mais aussi de toute femme, car chacune risque de paralyser la création chez l'artiste : la matrice est toujours l'ennemie du cerveau. C'est pourquoi le portrait même des femmes admirées s'accompagne de réserves, voire de tentations sadiques. Mais ici se greffe une autre explication, de nature psychanalytique : une situation de triangle oedipien se retrouve trop constamment dans les récits de Flaubert pour que l'hostilité du romancier contre la femme ne procède pas de son propre roman familial et d'une agressivité contre la mère. L'étude est présentée de façon chronologique et chacun des récits de Flaubert conduit aux mêmes conclusions, que Lucette Czyba formule avec une clarté parfaite et ferme, et souvent avec les mêmes mots.

Le premier chapitre rappelle brièvement quelques-unes des conceptions de la « mythologie féminine bourgeoise » au XIXe siècle : la femme y est réduite au statut d'objet du plaisir masculin ; l'intérêt qu'on lui porte n'est pas l'effet de qualités qui lui seraient propres, mais celui de la suprématie que sa conquête signifie sur tous les autres mâles. Les comportements des femmes ne sont pas les données d'une « nature », mais les produits d'un contexte sociologique dans lequel triomphent les valeurs de l'avoir, elles-mêmes fondatrices du pouvoir politico-social. D'autre part les violences qui ensanglantent les femmes dans les oeuvres de jeunesse, la séduction opérée par la prostituée révèlent une obsession sadique qui a pour fonction la dégradation détournée de la mère.

Le second chapitre étudie en soixante-sept pages la condition féminine selon Madame Bovary. Même si l'attitude de Flaubert est complexe, les femmes dans ce roman « n'en épousent pas moins aveuglément les valeurs fondamentales de l'idéologie bourgeoise dominante » (p. 51) : mariage, maternité, appartenance au

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mari. La vie publique leur est interdite. L'histoire de Charles démystifie l'image du mari modèle, et en même temps « donne à lire la vulnérabilité de cette classe de la société à l'influence de l'idéologie bourgeoise contemporaine, idéologie du pouvoir fondé sur l'avoir » (p. 54). L'admiration pour les mains d'Emma, qui contrastent avec celles de Catherine Leroux, signifie que «l'aristocratie devenue modèle idéologique, c'est-à-dire imitée, dévaluée et absorbée par la mythologie bourgeoise de la richesse ne ressortit plus à la catégorie de l'être mais à celle de l'avoir» (p. 58). Le couvent, responsable de tout, n'a pas préparé Emma à « une pratique sociale authentique » (p. 63). La tiédeur qu'elle y a goûtée « ne se réduit pas à une stricte précision calorique mais connote l'attitude morale d'Emma » pour toute sa vie, tandis que « le froid connote la réalité intolérable» (p. 62). Lucette Czyba relève à son tour la série des stéréotypes qui passent dans la conversation d'Emma et toutes les données de la présentation de son personnage : éducation, bal, objets, fenêtres, Paris, théâtre, sexualité et sensualité au milieu des « interdits victoriens de l'idéologie contemporaine» (p. 103). Emma en est réduite à imaginer « l'ailleurs qui se définit, comme le non-ici » (p. 79). L'argent est « le signe de la dévoration, de la consommation énergétique, de la consumation par la femme » (p. 106). L'adultère ne la délivre pas de sa situation d'objet, puisque sa libération est exclusivement sensuelle. L'image d'Emma est celle d'une femme dégradée. Flaubert « crée Emma pour la condamner » (p. 113). Et nous voilà avec un beau sujet de dissertation !

Dans Salammbô « le sacrifice du héros masculin, victime de ce cannibalisme sexuel, signifie la peur engendrée par le pouvoir destructeur de la séduction féminine » (p. 121). Mâtho est asservi par cette femme associée à l'image du serpent, et « comme les oeuvres de jeunesse et Madame Bovary, le roman de 1862 signifie la peur flaubertienne de la liquéfaction consécutive au désir sexuel » (p. 143). Salammbô est sadique : en effet, « en biaisant, par la bande, le romancier donne à entendre les connotations erotiques de la relation ambiguë du bourreau avec sa victime » (p. 154). A la fin le corps supplicié de Mâtho figure les peurs et les obsessions de son créateur.

L'argent joue un rôle essentiel dans la société de L'Éducation sentimentale, où la fortune masculine conditionne la possession des femmes. (Il s'ensuit, par exemple, que la « condition sexuelle de l'étudiant est difficile » !). Flaubert n'a par ailleurs aucune indulgence pour les femmes qui, comme la Vatnaz, gagnent leur vie en travaillant ou qui se mêlent de révolution, et il aggrave le procès des célibataires. Tandis que la lorette, qui se garde de descendre dans la rue, maintient l'ordre bourgeois en compensant les frustrations d'une sexualité que le mariage d'alors réduit à la procréation. Dans cette société mercantile la lorette se vend, consomme et s'exhibe. Ce primat du visuel dans la sollicitation sexuelle serait l'effet de la mutation du cadre urbain sous Louis-Philippe et durant le Second Empire. Le souper dans un cabinet particulier « révèle le rapport fondamental de l'oralité et de la sexualité dans le statut du corps de la lorette» (p. 211). Mme Arnoux présente certes une idéalisation de la figure maternelle ; mais il arrive aussi que Flaubert la place, de même que Mme Dambreuse, dans des situations semblables à celles d'une lorette, et de ce fait dégradantes. Cette ambiguïté atteste « la permanence d'un archétype fondamental dans l'imaginaire flaubertien : l'ambivalence constitutive de la figure maternelle qui associe de manière indissoluble Marie et Vénus, la femme honnête et celle qui ne l'est pas » (p. 245). Lucette Czyba ne pense pas que la biographie de Flaubert inspire directement l'oeuvre romanesque; il s'y ajoute l'inconscient refoulé, et l'obsession de la liquidité dans L'Éducation sentimentale est à rapprocher du rêve de la mère noyée dans les Mémoires d'un fou.

Les Trois Contes, La Tentation de saint Antoine, Bouvard et Pécuchet sont regroupés sous le titre de « La profession de foi célibataire ». Les figures

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maternelles des Contes ne sont guère épargnées. Dans le cas de Félicité, dévouée et sous-payée, sa condition de vieille fille est une garantie contre le coulage et les désordres qu'entraînerait la conscience d'un corps. Si le texte est devenu l'allégorie de l'oppression subie par les classes populaires, c'est malgré Flaubert : celui-ci, prisonnier de sa classe, accepte l'état des choses et ne croit pas à la supériorité du peuple, comme le montrent l'adjectif condescendant du titre et le fait que Mme Aubain n'est guère mieux partagée que Félicité. Mère maquerelle, Hérodias est également une image dégradée de la figure maternelle. La femme est d'ailleurs présentée de façon particulièrement aliénante dans ce conte où « la jeunesse est la condition sine qua non de la séduction féminine » (p. 294) et où le mundus muliebris promet le « nec plus ultra du plaisir erotique ». La femme figure au menu des mets à consommer. La décollation finale « est l'acte de déposséder le mâle du patrimoine de la raison » (p. 296). Le troisième récit met en relation les jouissances sadiques de Julien à la chasse avec le malaise éprouvé face au corps féminin dangereux, c'est-à-dire au corps maternel tabou. Mais la gloire dernière de Julien permet à Flaubert d'exprimer métaphoriquement sa fidélité à la religion de l'art.

Le couple formé par Bouvard et Pécuchet s'est constitué contre la femme. Dans ce roman c'est la jeune Mélie qui représenté le danger de la séduction par le corps féminin. Tourmenté par des « fantasmes de voyeur », Pécuchet rejoint Hérode, Rodolphe et Frédéric : « le contact de la chair féminine est pour Pécuchet menace de liquéfaction » (p. 307), et l'on se rappelle que le mot a été prononcé à propos de Salammbô. Mme Bordin, Mme de Castillon, Victorine démontrent toutes que la femme existe comme nature et que cette nature est mauvaise. De son côté le roquentin, parce qu'il ne retient du corps féminin que ce qui peut favoriser les fantasmes masculins, nie Paltérité de la femme en tant que sujet. Bouvard et Pécuchet sont entièrement fermés au problème que pose l'aliénation de la femme au XIXe siècle, ce qui signifie encore une fois que Flaubert ne saurait concevoir la remise en cause de l'ordre social que le féminisme implique. Ces « professions de foi célibataire » ne témoignent point sur la situation des célibataires en France : ils signifient un célibat délibéré de l'écrivain accusant la femme de castrer l'imaginaire, et l'« éternel féminin » n'est que la transformation en mythologie du roman familial de Flaubert.

Il est cependant un épargné ! Qu'on se rappelle le petit Justin décrottant avec volupté les bottines d'Emma ; sous sa brosse la boue se transforme en poussière et le pâteux en impalpable lumineux : il est ainsi doté du privilège « de résoudre poétiquement le conflit insoluble de l'amour pour celle qui est par nature irrévocablement interdite » (p. 329),

Ce livre est évidemment un livre sans nuances. La démonstration y est permanente ; les conclusions s'imposent par la répétition. De sorte que l'on est prêt à admettre que la partie socio-critique est relativement inattaquable, et que Flaubert n'est pas George Sand. Quant aux apports de l'interprétation psychanalytique, on voudrait être mieux assuré que les détours de la conscience ont bien toujours été ceux-là Mais l'objection est connue...

Il reste pourtant une question de fond : Flaubert n'a pas mieux traité les hommes que les femmes. Sénécal dit autant de sottises que la Vatnaz, et Deslauriers a les mêmes idées reçues qu'Emma. L'oeuvre de Flaubert est-elle maintenue dans sa perspective quand on lui applique la grille d'un seul sexe ? En outre cette sorte de mise à plat idéologique prive momentanément l'oeuvre de sa vitalité romanesque. Et pourquoi cet homme a-t-il si souvent écrit des lettres à des femmes sur la table même où il écrivait les livres qui les traitaient si mal ? D'amour ou d'amitié n'a-t-il jamais aimé que traîtreusement ? N'y a-t-il point d'admiration ? La pitié, c'est-à-dire l'intelligence du malheur, n'est-elle jamais que

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de la condescendance ? La littérature n'est-elle que la mise en oeuvre de déterminismes d'une classe, d'un sexe, d'un inconscient ou d'un langage ? N'a-t-elle pas été pour Flaubert aussi un effort pour exprimer la peine absurde avec laquelle chacun se débat, sottement ou non, dans les réseaux qui l'emprisonnent?

GUY SAGNES.

ANNA PICCHIONI BORRI, Espressioni e forme del culto cattolico nell'opera di Flaubert. Siena, Università degli studi, 1983. Un vol. 17 x 24 de 127 p.

Flaubert aimait à se présenter comme un héritier de Voltaire, ce qui ne l'a pas empêché d'évoquer fréquemment le culte catholique. A. Picchioni Borri, s'aidant de la Correspondance et de témoignages de contemporains, met à jour le jeu de déterminations contradictoires. L'influence du XVIIIe voltairien transparaîtra dans un anticléricalisme dont l'expression littéraire est l'ironie. Toutefois le romantisme l'a rendu sensible à l'émotion religieuse, mais il la perçoit en artiste, dans le plaisir de sensations esthétiques : musique, luminosité... En tenant compte à la fois de cet environnement socio-culturel mais aussi de son individualité dé romancier qui se forme dans la pratique de l'écriture, ce livre, dans une étude chronologique des textes, suit l'évolution de la sensibilité flaubertienne à l'égard du culte catholique, et de son expression esthétique, vers une maturité littéraire : la description des cérémonies sera alors moins aride et superficielle que dans les oeuvres de jeunesse, ce que l'auteur explique par une observation et une documentation plus rigoureuses, mais aussi par une tolérance plus grande et même une adhésion non pas religieuse mais humaine, aux émouvantes manifestations de la foi (dès Madame Bovary). Mais son «religiosité et une certaine méconnaissance du dogme et des pratiques culturelles ne se démentiront jamais.

Cependant cette étude bien documentée oublie de resituer l'évocation du culte catholique dans la perspective plus vaste d'une représentation des religions. Si les cérémonies paraissent vidées de leur sens symbolique, c'est peut-être moins révélateur d'une ignorance du dogme, que d'une critique et d'un traitement esthétique qui déconstruit souvent le symbole religieux, historique ou idéologique. La Tentation de Saint Antoine qui est traité hâtivement à l'intérieur d'une sorte de parenthèse discursive, dans le chapitre sur les oeuvres de jeunesse, aurait pu fournir pourtant cette ouverture.

GISÈLE SÉGINGER,

Lire « Les Misérables », textes réunis et présentés par ANNE UBERSFELD et GUY ROSA. Paris, Librairie José Corti, 1985. Un vol. 14 x 22,5 de 273 p.

Fort bien présenté, ce volume rassemble douze études, suivies d'une substantielle « Bibliographie des Misérables » (p. 261-272). « Appliquer sans trop, de rigueur doctrinale, avec une certaine souplesse et [...] passablement d'éclectisme, les acquis de la critique nouvelle à l'oeuvre de Hugo » : telle est la « volonté commune » qui a animé les auteurs de ce recueil (« Présentation », p. 2).

L'éclectisme est indéniable : il déborde même les frontières, d'ailleurs indécises, de la «critique nouvelle» avec le remarquable article de Jean Gaudon («Illustration/Lecture», p. 239-259) où sont étudiées avec finesse et force les éditions illustrées Hetzel-Lacroix (1864) et Hugues (1879-1882). Les dessins de Gustave Brion ont imposé « la première lecture type des Misérables » (p. 251).

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Hétérogène, l'édition Hugues, à laquelle, en dehors de Brion, collaborent dix-sept artistes, « joue la carte de la richesse et de l'abondance, mais fait éclater le sens » (p. 258). Aujourd'hui, où l'on ne peut se contenter d'une lecture « monosémique » (p. 259), le roman est-il encore « illustrable » ?

Serait-ce un « texte intraitable », comme l'affirme France Vernier (p. 5-27) ? Son essai me paraissant lui-même intraitable, je citerai seulement ce que l'auteur désigne comme « l'essentiel » (p. 14) : « Ce qui est déstabilisé dans une entreprise comme celle des Misérables, c'est ce que j'ai appelé le « dispositif de représentation » qui organise nos rapports au monde et dont le français n'est pas, contre toute évidence, le reflet, l'expression, ni l'instrument qui permet de les appréhender et communiquer, mais bien un formant » (p. 15).

Avec Yves Gohin (« Une histoire qui date », p. 29-57) on emprunte des chemins plus classiques. Il s'agit d'abord de la chronologie interne du roman : après avoir complété, au prix de rares inexactitudes (deux ou trois sur onze pages de dates !), les indications de l'édition Garnier, l'auteur étudie « naissances », « paternités » et « fraternités ». Yves Gohin est subtil, trop parfois, allant jusqu'à voir dans la note de 23 F. présentée par Thénardier à Valjean une allusion à l'année 1825 (p. 55, n. 14).

Bernard Leuilliot me pardonnera de retenir surtout de son article (« Philosophie(s) : Commencement d'un livre », p. 59-75) le parti qu'il tire du Journal d'exil d'Adèle Hugo : les fragments qu'il en cite font mieux comprendre les intentions philosophiques du romancier, la genèse et le sens d'un personnage comme Mgr Bienvenu. Avec Bernard Leuilliot, je viens d'écrire « personnage » : voilà qui est bien archaïque. Si Jean Delabroy (« Coecum », p. 97-118) nous fait, lui aussi, réfléchir sur l'évêque de Digne, opposé au vicaire savoyard, Nicole Savy montre en Cosette «un personnage qui n'existe pas» (p. 173-190) : pleine de notations justes, cette étude est pourtant faussée par un esprit de système qui suscite une généralisation bien imprudente sur l'« impuissance romanesque à représenter la femme » (p. 189).

Même sans croire comme Guy Rosa à l'« irréalisme mis au carré » (p. 238) des Misérables on suit avec beaucoup d'intérêt son exégèse du chapitre intitulé « Jean Valjean » (p. 205-238). Pourquoi reléguer dans une note (p. 235) telle remarque éclairante sur l'« écriture en partie double » du roman ? Sur Mgr Myriel, une autre note (p. 219) est moins bien inspirée : il est injuste de dire que l'évêque « reste toujours au seuil du crucial » ; s'il n'est pas un « génie », sa grandeur est d'un autre ordre : « Cette âme simple aimait, voilà tout » (I, 1, 14).

Débordantes d'érudition et de poésie, les variations de Jacques Seebacher sur « Le tombeau de Gavroche » (p. 191-203), messager ailé, sont réfractaires à tout résumé. Elles justifient pleinement le sous-titre hugolien : Magnitudo parvuli.

Qu'est-ce que « l'espace démocratique du roman » (p. 77-95) ? L'article de Jacques Neefs illustre son propos sur la narration hugolienne qui « épaissit ce qu'elle explore » (p. 91). Ne pouvant là non plus, mais pour de tout autres raisons, résumer, je propose une citation qui répond, peut-être, à la question posée : « l'espace fictionnel lui-même est comme l'effectuation imaginaire de cet espace d'interrogation ouvert dans le langage de Hugo, concrétion un instant donnée à la question par la dilatation d'un espace de visibilité qui comprend ses propres franges » (p. 83).

Josette Acher n'est certes pas la première à examiner les aspects juridiques des Misérables, où justice et police jouent le rôle que l'on sait Mais son article (« L'anankè des lois », p. 151-171) renouvelle le problème en ne séparant pas les références historiques aux lois et règlements des intentions philosophiques et des procédés romanesques. Mais pourquoi écrire que Javert est « raide comme la justice de l'Ancien Régime» (p. 161)?

COMPTES RENDUS

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Claude Habib (« Autant en emporte le ventre ! », p. 135-149) voit dans Les Misérables une réfutation du Protagoras : ni Prométhée, ni Zeus ne sont jamais intervenus pour faire de cette terre autre chose qu'« un monde régi par l'entredévoration » (p. 136). Il n'y a pas le bien et le mal, mais un bien à trouver entre des maux : Jean Valjean devra lutter contre « deux ennemis », « ennemis entre eux », « l'homme de la loi et l'homme sans loi » (p. 140), Javert et Thénardier. Il y aurait un réalisme hugolien visant à « faire entrer, non pas l'harmonie dans le monde, mais le monde, tel qu'il est, dans l'harmonie » (p. 149). Peut-être, mais Hugo aurait-il admis cette négation de la « création » sur quoi s'achève l'article ?

Qu'Anne Ubersfeld décrive Les Misérables comme un « théâtre-roman » (p. 119-134) ne surprend pas. Tour à tour, elle montre la culture théâtrale de la société de la Restauration et la théâtralité des relations entre personnages, avant de reconnaître dans l'oeuvre de Hugo, particulièrement en sa dernière partie, un mélodrame « entièrement démantelé » (p. 134). Cette étude magistrale appellerait assurément la discussion : celle-ci du moins partirait, grâce à l'auteur, de suggestions heureuses, de lectures stimulantes.

Pourrait-on en dire autant de tous les articles rassemblés par Anne Ubersfeld et Guy Rosa ? Que cette réserve, quasi fatale quand il s'agit d'un ouvrage collectif, ne masque pas l'essentiel : les hugophiles doivent lire Lire « Les Misérables ».

MARIUS -FRANÇOIS GUYARD.

RENAN, Histoire et paroles, choix de textes avec introduction et commentaires de LAUDYCE RÉTAT. Paris, Robert Laffont, Coll. «Bouquins», 1984. Un vol. in-8° de 924p.

Depuis la thèse remarquée de Mme Laudyce Rétat (Paris, 1975), nous n'avons rien lu de plus éclairant ni de plus juste sur Renan que les cinquante-deux pages de l'Introduction générale qui présentent son anthologie de Renan. Sur le choix des extraits qu'elle a retenus, on peut sans doute différer d'avis : toute anthologie suppose une certaine subjectivité, et l'oeuvre de Renan est si considérable par sa diversité et son ampleur qu'elle contraint d'emblée à de cruels sacrifices... Nous regretterons par exemple que Mme Rétat n'ait pas donné dans sa IVe partie l'admirable éloge de Littré qui figure dans la réponse de Renan au discours de réception de Pasteur à l'Académie française ou la préface des Questions Contemporaines, si importante pour faire comprendre les positions politiques de Renan Mais enfin, le choix de Mme Rétat nous semble toujours judicieux, n'omet rien d'essentiel pour la connaissance du Protée intellectuel que fut Renan et devrait - c'est un de nos voeux les plus chers - éveiller des vocations renaniennes.

Ce qui contribuera le plus efficacement à la résurrection de Renan, c'est sans aucun doute la préface, dense et claire à la fois, où Mme Rétat analyse avec une sympathie qui n'exclut nullement l'objectivité scientifique, l'aventure intellectuelle et sentimentale de ce personnage qui, dès 1846, se perçoit « comme un être de rupture et de conquête». Mne Rétat (p. 2-5) débute par le débarrasser des masques successifs dont la légende, qui a commencé de son vivant, l'a affublé : masque du dilettante inventé par Barrès et par Anatole France, masque de l'anticlérical militant illustré par la fameuse apothéose laïque de Tréguier en 1903, masque du « scientiste » fabriqué par Péguy. En face de ces caricatures, Mme Rétat s'attache avec autant de finesse que de bonheur à retrouver le vrai Renan à l'aide notamment de toutes les confidences que recèlent les notes personnelles conservées à la Bibliothèque Nationale, si riches et jusqu'à présent si peu - ou si mal - exploitées. Elle met l'accent, à juste titre croyons-nous, sur l'énergie du jeune Renan (p. 11) qui combinera sa fascination devant la Révolution française

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avec les promesses confuses de l'Évangile éternel, qui - contrairement à l'absurde calomnie des Goncourt reprise à l'étourdie par Sartre -, verra toujours le clerc inaccessible à la trahison, l'idéaliste attribuant à l'évolution du Monde le but final de la réalisation de Dieu : depuis les Cahiers de jeunesse jusqu'à l'Examen de conscience philosophique en passant par les fameux Dialogues, Renan est resté le même, convaincu que la Matière n'existe qu'en vue du « But suprême de la production de l'esprit» (p. 17). Telle a été la croyance de tous les sages, dont Renan s'est fait « le biographe passionné » (p. 18), Jésus, Marc-Aurèle, François d'Assise, en lesquels il se reconnaît lui-même et qui le nourrissent de leur vie par influence (p. 21). D'où le dissentiment fondamental de Renan avec Strauss - qu'aigrira l'attitude politique de Strauss en 1870-1871 - sur le problème de Jésus : Renan, dominé par l'affectivité, ne peut admettre que Jésus, son double idéal, soit un mythe et non une personne 1. Une personne qui réunit en un modèle parfait le Vrai, le Beau et le Bien Dans cet « élitisme » renanien qui sous-tend les Dialogues philosophiques, comme le montrent parfaitement les notes manuscrites citées par Mme Rétat (p. 23) et qui nous font souhaiter ardemment une édition critique de ce grand livre, peut-être néglige-t-elle la part de Victor Cousin, un des penseurs dont Renan ne cessa de subir l'influence longtemps après qu'il fut passé de mode ; mais elle a pleinement raison de voir « l'élitisme » des Dialogues inspirer encore le Prospero de l'Eau de jouvence et de Caliban : de la Vie de Jésus aux Drames philosophiques, l'unité, si paradoxal que ce soit, est incontestable. Renan a le droit de noter dans un fragment inédit cité par Mme Rétat p. 28 : « J'ai soigné ma vie comme une oeuvre d'art, je l'aime » - fragment qui explique aussi l'ambiguïté du Néron renanien, digne de susciter l'attention d'un psychanalyste.

Mme Rétat termine cette passionnante introduction par des pages émouvantes et d'une rare délicatesse sur de grands thèmes renaniens : la féminité, l'amour, le « harem imaginaire » (l'expression est de Renan lui-même, B.N., N.af. 14200), la mort qui l'obsède non par l'horreur du néant contre laquelle le prémunit son immuable finalisme idéaliste, mais par la terreur de la diminution de l'intellect qui parfois la précède et dont Littré entre autres lui a donné la hantise.

Renan lui-même, convaincu qu'on n'arrive à la postérité qu'avec un modeste bagage, avait souhaité, dans la préface des Nouvelles Études d'Histoire religieuse, de voir « réunir dans un petit format quelques pages sincères », le meilleur de son oeuvre : grâce à Laudyce Rétat son voeu est aujourd'hui exaucé 2.

JEAN GAULMIER.

PIERRE DE MONTERA, Leigi Gualdo (1844-1898). Roma, Edizioni di Storia e letteratura, Quaderni di cultura francese. A cura della Fondazione Primoli, 21, 1983. Un vol. 16 x 24 de XVI + 396 p. et 7 pl. h. t

Luigi Gualdo, qui écrivait à la fois en français et en italien, n'est connu en France que des spécialistes. En Italie, par contre, sa figure et son oeuvre ont profité

1. Sur l'opposition de Renan à Strauss, la mise au point la plus lucide et la mieux informée se trouve dans l'excellente thèse de J.-M. Paul, D.F. Strauss (1808-1874) et son époque, Publications de l'Université de Dijon, t LXI, Paris, Les Belles-Lettres, 1982.

2. Cette excellente anthologie paraît - heureusement - dans une collection de large diffusion : on regrette pourtant que Mme Rétat n'ait pas ajouté à son ouvrage une orientation bibliographique réduite à trois ou quatre titres capitaux, d'abord sa propre thèse, puis le Renan de Jean Pommier de 1921, et (si médiocre qu'il soit) l'ouvrage de Dussaud sur Renan orientaliste, et qu'elle n'ait pas signalé l'existence de l'active Société des Études renaniennes. Cela à l'intention du nombreux public populaire qu'elle aura sensibilisé à Renan.

COMPTES RENDUS 315

du renouveau d'intérêt pour la littérature « fin de siècle » (qu'il s'agisse des veristi ou des decadenti), qui se manifeste depuis une trentaine d'années ; phénomène qui dépasse la simple curiosité des érudits 1, puisque, après l'édition de 1959 des Romanzi e novelle de Gualdo, son roman Decadenza, qui semble n'avoir eu jusque-là qu'une seule édition en 1892, a été réédité en 1961, en 1967 et en 1981 (Bourget, lui, n'est plus réédité depuis un demi-siècle).

La première partie du présent volume (p. 3-178) est une biographie de Gualdo. Les italianisants s'attacheront aux chapitres consacrés aux Amis de Milan (p. 97126 : Boito, Giacosa, Verga, De Roberto, Eleonora Duse) et aux Rencontres romaines (p. 127-136 : Matilde Serao, D'Annunzio, Boito), où les apports nouveaux ne manquent pas (par exemple, p. 135, une lettre inédite de D'Annunzio à Gualdo, du 3 juin 1889). Mais tout le reste est consacré aux rapports de Gualdo avec des écrivains français. Depuis ses débuts A Paris, dans le monde des lettres (p. 13-21), puisqu'il commence à faire des séjours réguliers dans la capitale dès la fin de 1868, et se lie tout de suite avec Mendès et Cazalis et, grâce à eux, avec Gautier : il participe en 1873 au Tombeau de ce dernier avec une ode saphique en italien. Jusqu'aux Dernières années (p. 137-170) que Gualdo passe presque entièrement à Paris, sauf les séjours à Aix-les-Bains, entouré de l'affection de ses amis durant sa grave maladie. En passant par le chapitre (le plus long du volume) consacré aux Amitiés françaises (p. 23-95) : d'abord François Coppée (p. 23-38), ami fidèle depuis environ 1870 jusqu'à la mort ; ensuite Paul Bourget (p. 39-62), qui a pris Gualdo comme modèle de son héros Michel Steno dans l'ébauche Une Idylle triste 2 ; puis Mallarmé 3 (p. 63-69), bien sûr, et Montesquiou 4 (p. 70-89) ; enfin Zola (p. 89-95), sur lequel Gualdo a publié deux articles dans des revues italiennes, et dont les relations avec l'écrivain italien ne sont pour le moment attestées que par des témoignages indirects.

Ce résumé squelettique ne saurait donner la moindre idée du contenu de ce volume bourré de faits, de citations, de références. La documentation de Pierre dé Montera est d'une richesse exceptionnelle, et ses mises au point d'une précision remarquable. C'est qu'il a eu accès aux sources. Il a pu consulter les archives de la famille Gualdo à Portoferraio ; les archives Giacosa à Colleretto Parella ; le Journal intime de Bourget (demeuré manuscrit) ; le Journal inédit de Florimond de Basterot, etc. Il a surtout pu rassembler 35 lettres de Gualdo à Coppée, s'échelonnant de 1874 à 1895, les unes conservées à la Bibliothèque J. Doucet, les autres appartenant à L. J. Austin. C'est la publication commentée de ces lettres qui occupe la deuxième partie du volume (p. 181-290). Il faut être reconnaissant à Pierre de Montera de la masse de renseignements qu'il apporte pour la moindre des allusions contenues dans ces lettres : par exemple, au hasard, près de trois pages en petits caractères (p. 195-197, n. 18) sur La Famille d'Armelles et son auteur Jean Marras ; ou une page et demie (p. 238-239, n. 13) sur le traducteur Paul Solanges. C'est tout le milieu littéraire et mondain de Paris pendant le dernier quart du XIXe siècle qui est ainsi évoqué.

Deux Appendices contiennent encore quelques échantillons de l'ample moisson de documents réunis par Pierre de Montera. Dans le premier (p. 293-328), on

1. Les études italiennes sur cette époque sont très nombreuses ; on trouvera les références à celles (une douzaine) qui s'occupent plus particulièrement de Gualdo, à la p. x notes 5 et 6, et à la p. 360, notes 11 et 12.

2. Voir Michel Mansuy, Prélude et suite de " Cosmopolis », Les Belles Lettres, 1962.

3. Les relations de Mallarmé avec Gualdo, signalées par Mondor (Vie de Mallarmé, 1950), étaient mieux connues depuis la publication de 6 lettres de Gualdo au poète dans le 11 des Documents Stéphane Mallarmé par Carl Paul Barbier en 1968.

4. Voir Valeria Donato Ramacciotti, Luigi Gualdo e Robert de Montesquiou, con lettere inedite, Torino, Accademia delle Scienze, 1973.

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trouve toute une série de lettres de Gualdo aux siens, à Boito, à Giacosa, et à divers autres correspondants. Le second (p. 331-353) donne d'abord quelques poésies de Gualdo qui ne figurent pas dans son recueil Le Nostalgie (Torino, 1883) ; ensuite trois nouvelles non rééditées : Un rendez-vous, publié dans La Nouvelle Revue du 1er septembre 1890 ; Prima visita, dans Cronache d'Arte (Turin) du 21 décembre 1890 ; Aveu sans paroles, dans le Supplément littéraire du Petit Parisien le 6 mars 1892.

Une Bibliographie (p. 357-362) précieuse (en particulier pour les 14 articles de Gualdo qu'elle signale) complète cet ensemble si riche, où le lecteur pourra cependant se retrouver facilement grâce à un Index des noms et des titres (p. 363391).

Notons enfin la présence de 7 planches d'illustrations, parmi lesquelles je relève la photographie de Méry Laurent (qui est loin d'être une beauté, me semble-t-il), amie de Mallarmé, de Coppée et de Gualdo.

L'information et l'érudition de Pierre de Montera ne laissent aucune place à la discussion. C'est à peine si on peut relever quelques détails infimes : à la p. 227, n. 7, Augusta Holmes est dite « poétesse et musicienne de génie », c'est être trop chevaleresque ; à la p. 237, ligne 2, M. de Montera lit « qui a toujours la nostalgie du grand Q » et ne voit pas (note 10) « ce que ou qui peut désigner Q », peut-être s'agit-il du « grand O », le Grand Oiseau, le G. O., c'est-à-dire Méry Laurent ; à la p. 275, note 3, la lettre de Mallarmé à Coppée a été publiée dans la Correspondance depuis la rédaction de cette note.

Broutilles négligeables, on le voit, et ce beau livre serait parfait si, malencontreusement, les coquilles ne venaient en gêner un peu la lecture : elles sont nombreuses et la liste des corrections qui se trouve à la p. 394 pourrait être allongée ; heureusement il s'agit le plus souvent d'accents ou d'erreurs d'orthographe faciles à corriger 5.

A. FONGARO.

GABRIEL DÉSERT, La Vie quotidienne sur les plages normandes du Second Empire aux Années Folles. Hachette, collection « La Vie quotidienne », 1983. Un vol. in-8° de 334 p.

Voici un ouvrage qui se recommande vivement à tous ceux qu'intéresse l'évolution de la société française, de la seconde moitié du XIXe siècle au premier tiers du XXe. Lecture enrichissante et en même temps lecture de détente : l'auteur, professeur d'Histoire contemporaine à l'université de Caen, a su - et ce n'est pas son moindre mérite - allier l'érudition, la précision des faits avec un style clair, alerte, fringant, exempt de tout pédantisme. Saluons ces qualités : elles se font rares. Ajoutons que Gabriel Désert est loin de manquer du sens de l'humour : vertu suprême !

Après un concis mais dense résumé de l'« éveil de la vie balnéaire » au long des cinquante premières années du XIXe siècle, l'auteur entame son étude approfondie de la « vie quotidienne » des « baigneurs » de Normandie à partir des années 1850 et la poursuit jusqu'à la crise économique de 1929 qui marque, comme l'on sait, une rupture fondamentale et restera l'un des tournants de notre siècle.

5. Je signale les coquilles qui pourraient gêner le lecteur : p. 189, n. 22, le second renvoi est à la lettre X (et non V) ; p. 227, dernière ligne des notes, le renvoi IV, 5 est erroné ; p. 277, n. 2, si Vittorio Litta Modignani a été général pendant la première guerre mondiale, il n'est pas mort en 1899 ; p. 304, S. Maurel dans le texte (1. 5) devient Vittorio Maurel dans la note 18 ; p. 383, Vittorio Pica reçoit le prénom de Vincenzo.

COMPTES RENDUS 317

L'ouvrage se divise en deux parties : « Le cadre et les hommes » - « La vie dans les stations balnéaires ».

Distinction entre « plages mondaines » et « petits trous pas chers », problèmes des transports, panorama (ô combien pittoresque !) du « monde balnéaire », fournissent matière à une première partie déjà fort instructive. La reconstitution, extrêmement vivante, de l'époque étudiée se fait par touches successives, suivant un plan fondé sur la chronologie, ce qui permet au lecteur de saisir globalement une évolution, constante et relativement rapide, à la fois des techniques et des moeurs. Statistiques et tableaux se mêlent aux anecdotes. L'étude, très solide, se fonde essentiellement .- beaucoup plus que sur la bibliographie, relativement pauvre - sur l'ensemble de la presse et des archives. Autant dire que l'ouvrage de M. Désert apporte quantité de renseignements inédits.

La seconde partie examine, avec luxe de détails, le mode de vie des estivants, de quelque milieu social qu'ils soient issus : l'auteur ne se contente pas d'étudier la « high society ».

Promenades, dîners, réceptions, parties de pêche, jeux de toute sorte (en particulier jeux de hasard, étude des casinos, des manifestations hippiques), « tribulations et potins », spectacles, sports, etc., emplissent cette seconde partie, très riche et qui, comme l'ensemble, se lit d'une haleine, avec un plaisir sans cesse renouvelé.

Ce qui ressort de cette lecture - et l'auteur ne manque pas de le souligner en conclusion - c'est que, peu à peu, la mer et les « bains » sont relégués au second plan. La station balnéaire devient avant tout prétexte à divertissements de toute nature. Une foule grouillante, bigarrée, de plus en plus cosmopolite, envahit Dieppe et Deauville, - la Côte Fleurie surtout, devenue dès la « fin de siècle » un « second Paris » ou, plus exactement, Paris (entendons le « Tout-Paris ») transféré sur les côtes de la Manche.

On lira avec intérêt toutes ces pages qui reconstituent, avec beaucoup de science et de talent, la « Belle Époque » et les « Années Folles » : vision, bien sûr, partielle de l'ensemble de la réalité sociale, mais toutefois très enrichissante et, tout particulièrement, pour l'historien de la littérature. L'ouvrage de M. Désert éclaire bien des « arrière-textes » d'écrivains comme Maupassant et, évidemment, Marcel Proust.

Peut-on émettre un regret ? L'auteur n'en est pas responsable, qui a dû se plier aux exigences de la collection. Plus d'une fois, l'on aimerait connaître la référence exacte des sources (surtout journalistiques) auxquelles M. Désert a puisé. Que de textes curieux, souvent humoristiques (je pense, particulièrement aux textes publicitaires rédigés en vers : morceaux d'anthologie !) exhumés ici et auxquels, parfois, l'on aimerait pouvoir se reporter !

Mais ce n'est qu'un regret L'ensemble apprend beaucoup et l'on apprend en se distrayant Remercions M. Gabriel Désert 1.

JACQUES-Louis DOUCHIN.

1. Quelques vétilleuses remarques. Des fautes d'impression: p. 17 «évoquaient» (pluriel intempestif), « acceuil » et une virgule pour un point après « Dieppe » ; p. 47 : « fréquent » (pluriel omis) ; p. 145 : « toute nouvellement promue », pour « tout » et p. 198 : « qu'elle » pour « quelle ». Et une petite inconséquence qui a échappé à l'auteur, p. 52 : « La chasse au touriste devient indispensable, sinon nécessaire. »

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ALPHONSE DAUDET, Lettres de mon moulin. Texte présenté et commenté par JACQUES-HENRI BORNECQUE. Paris, Imprimerie nationale, 1983. Un vol. 16,5 x 22,5 de 422 p.

Des générations de lecteurs ont été dupes du pittoresque et du pathétisme des Lettres de mon moulin. Cependant, au cours des dernières quinze années, des analyses nouvelles 1 ont décelé dans ce texte une construction trompeuse de la part d'un auteur essentiellement parisien qui, à partir de sa propre nostalgie d'enfance et d'emprunts à la littérature félibréenne, met en spectacle un paysobjet, une Provence folklorisée à l'usage de la capitale. Un peu plus tard Tartarin signifiera la ridiculisation ethnique du Méridional, sans doute aussi de Mistral et du Félibrige. Sans parler de Numa Roumestan où Daudet liquidera (définitivement ?) son complexe de méridional parisianisé.

Il est difficile, à l'heure actuelle et après ces travaux, d'admettre que les Lettres soient, tout bonnement, « un symbole du double Midi : le Midi bon enfant, le Midi splendide ». C'est pourtant ce qu'écrit Jacques-Henri Bornecque vers la fin (p. 71) de sa longue introduction, lecture au premier degré des émotions « daudétiennes ». La prose de Daudet est contagieuse : sa « capacité d'irradiation sentimentale » (p. 60) s'exerce sur le critique, qui est ainsi amené à se prélasser dans la « lumineuse brume de chaleur de l'oeuvre » (p. 73). Entre deux échappées de lyrisme, Jacques-Henri Bornecque nous fournit quelques documents précis, en particulier le manuscrit inédit d'un carnet de travail susceptible d'apporter des éléments nouveaux à la célèbre affaire Daudet-Arène ; mais c'est pour conclure qu'entre les deux auteurs il s'est agi d'une « transsubstantiation de qualités complémentaires, de sèves fraternelles issues d'un même terroir » (p. 54). Au reste, a-t-on vraiment besoin d'étudier les brouillons de Daudet pour se rendre compte que « ce n'est point uniquement par instinct pur [sic !] qu'il arrive [...] à composer sa musique stylistique, mais par un réglage savant » (p. 66) ? Or cette opération est idéologique tout autant que stylistique. Jacques-Henri Bornecque ne semble pas s'en apercevoir. En emboîtant le pas à Daudet, il renchérit sur l'ambiguïté de ce texte, au lieu de l'analyser, et il dupe encore une fois les lecteurs. Est-il possible encore, dans le cadre d'une étude sur les Lettres de mon moulin, de peindre P. Arène « alerte et nostalgique comme une chèvre amoureuse » (sic, p. 44), alors qu'on sait si bien désormais quelle libido perverse habite le texte de Daudet sur la « fille » de M. Seguin ?

Ces critiques, qui portent de façon fondamentale sur l'idéologie qui sous-tend l'introduction, n'engagent pas à minimiser l'apport de Jacques-Henri Bornecque à la connaissance intrinsèque du texte. A cet égard, son travail est utile et même indispensable (cf. les Notices, variantes et notes à la fin du volume).

FAUSTA GARAVINI.

MARIE-CLAUDE BAYLE, «Chérie» d'Edmond de Goncourt. Pubblicazioni dell' Università degli studi di Salerno, Edizioni scientifiche Italiane, 1983. Un vol. 17 x 23,5 de 143 p.

L'idée d'attirer l'attention du public sur le dernier et l'un des meilleurs romans de Goncourt était excellente et nous ne saurions trop en remercier Marie-Claude Bayle. Malheureusement, elle a été quelque peu desservie par les typographes et le

1. Cf. R. Lafont, Clefs de l'Occitanie, Paris, Seghers, 1971 ; Id., Le Sud et le Nord, Toulouse, Privat, 1971 ; R. Lafont-F. Gardès-Madray, Introduction à l'analyse textuelle [analyse de La Chèvre de M. Seguin], Paris, Larousse, 1976.

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lecteur ne peut qu'être choqué par de très nombreuses fautes de toute nature, dont nous ne relèverons que quelques-unes à titre d'exemple: «pouvoir évocatif», «plein pied », « insistances » pour « instances », « la perspicacité et la sagacité de l'auteur allaient encontre », « Edmond se rappellera de la belle Espagnole » ... et nous nous en sommes tenu aux premières pages, pour accorder plus de place à l'ouvrage lui-même, composé de deux parties très équilibrées : la première consiste en une étude sur les investigations de Concourt, ses sources probables, la structure de Chérie et ce que l'auteur appelle judicieusement « le dessus du panier des réalités chic », pour conclure sur une interrogation : Chérie est-il un « romanlimite ? ». La seconde consiste en une série de documents : réponses de lectrices à l'enquête proposée dans la Préface de La Faustin, extraits du Journal, un bref aperçu des critiques contemporaines et, surtout, 16 lettres de Francis Poictevin qui, en un style qui rappelle à la fois celui des Goncourt et celui de des Esseintes, dont il aurait été un des modèles, propose comme des instantanés de ses impressions de lecteur. La matière, on le voit, est riche et, néanmoins, il semble que Marie-Claude Bayle ne soit jamais allée au bout de ses investigations : non seulement - et elle le déplore honnêtement - elle n'a pu recueillir que des informations assez fragmentaires, mais elle n'en tire pas toujours tout le parti souhaitable. Ainsi, elle a fort bien compris la construction en mosaïque, mais elle n'a pas perçu ce que cette construction pouvait avoir de « kaléidoscopique », ce qui est différent. La folie de la mère de Chérie est bien évoquée, mais on n'a pas vu qu'il y avait sans doute là influence des travaux du Dr Charcot, pour ne pas parler des problèmes de l'hérédité, auxquels le vieil Edmond n'a pas pu ne pas penser, ne fût-ce que pour faire pièce à Zola !

En dépit de ces réserves, nous saurons gré à Marie-Claude Bayle d'avoir ainsi ouvert un certain nombre de pistes pour une recherche trop négligée encore, sans se laisser décourager par les travaux admirables de Robert Ricatte et nous serions heureux de lui voir suivre le fil de Goncourt (ou, plus justement, des Goncourt) jusqu'à Boris Vian et Raymond Queneau sur lesquels elle travaille actuellement, car le parcours devrait pouvoir être plein de richesse et d'imprévu.

PIERRE COGNY.

HÉLÈNE GIAUFFRET COLOMBANI, Rhétorique de Jules Vallès. Les figures de la dénomination et de l'analogie dans « L'Enfant ». GenèveParis, Éditions Slatkine, 1984. Un vol. in-8° de 176 p.

Mme Giauffret Colombani enseigne la littérature française à l'Université de Gênés. C'est sous l'égide du Centre d'Etudes Franco-Italien des Universités de Turin et de Savoie qu'elle publie cette enquête sur la rhétorique et la stylistique de Jules Vallès. Dans la trilogie, L'Enfant, Le Bachelier, L'Insurgé, elle a choisi à juste titre L'Enfant, car c'est le texte qui se prête sans doute le plus heureusement à un travail de ce genre. Elle l'a conduit avec rigueur en ses trois parties, après une substantielle introduction où elle présente l'attitude de Vallès devant les problèmes de forme. Elle expose fort clairement dans la première partie la typologie des figures, en nous en donnant une étude quantitative. Elle en fait le relevé, s'arrête à celles du verbe, du substantif et de l'adjectif pour en examiner enfin l'expansion Plus délicate est la deuxième partie qui analyse la sémantique du texte figuré. Combien est attachant le second chapitre qui a pour sujet les métamorphoses du héros sujet-objet Nous en voyons les métamorphoses humaines, les métamorphoses animales et les métamorphoses matérielles. L'enfant et les parents font l'objet du troisième chapitre, la nourriture et le vêtement du quatrième, l'étude topographique de l'intérieur et de l'extérieur vient

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opportunément compléter ces classements commentés, mais l'auteur ne néglige pas les similitudes et les métaphores lexicalisées qui conduisent aux expressions figées. Il fallait dans une troisième partie définir la fonction des figures. Quel rôle joue le texte métaphorique par rapport au roman ? comment fonctionnent l'impressionisme, l'expressionnisme, la distanciation des figures ? ce sont autant de questions auxquelles nous obtiendrons une réponse satisfaisante et circonstanciée. Le dernier chapitre sur la métonymie et le monde rural est lucide et séduisant Pouvons-nous accepter pour finir cette conclusion ? « Si Vallès est celui qui prend la parole pour le peuple, ce peuplé parlant avec des cuirs et des velours, mais capable de jouer avec ses impropriétés. C'est pour donner à la littérature une dernière chance. Le texte métaphorique est une démonstration de la supériorité poétique de la langue des humbles, qui est la vie et la liberté sur celle des puissants qui emprisonne, ment et tué. Il est clair que chez Vallès, toute figure vivante est à la fois, comme le dit Ricoeur, «transgression et création »». Ainsi Mme Giauffret Colombani soutient ici une thèse avec talent et conviction. Nous trouvons à la fin de l'ouvrage une excellente bibliographie qui aidera tous ceux qui s'intéressent à Jules Vallès. Les appendices qui viennent clore le livre témoignent par leurs tableaux et leurs graphiques des méthodes et des préoccupations des jeunes historiens et critiques de la littérature. Nous ne dirons pas qu'ils sont inutiles, loin de là

CHARLES DÉDÉYAN .

GÉRARD DELAISEMENT, Guy de Maupassânt, le témoin, l'homme, le critique (contribution à l'étude générale de l'oeuvre avec des documents inédits). C.R.D.P. de l'Académie d'Orléans-Tours. Deux tomes 21 x 29,8 de 285 et 260 p.

De Gérard Delaisement on connaissait, publiée dans les Classiques Garnier, la meilleure édition, et la mieux informée, de Bel-Ami. L'ensemble de ses travaux sur le romancier forme une impressionnante bibliographie, où se détachent ses deux thèses de doctorat d'État : « Genèse, originalité et destinée de Bel-Ami », et « Maupassant chroniqueur ». Or voici qu'à l'instant de clore sa longue et féconde carrière d'universitaire, M. Delaisement nous offre deux énormes fascicules, dépassant les cinq cents pages grand format Le titre en est évocateur et situe l'ouvrage dans le sillage de la seconde thèse : l'auteur s'y est vivement intéressé au travail de Maupassant Chroniqueur et journaliste, travail qui a préparé la mystérieuse alchimie de la création littéraire. C'est aussi un Maupassant et son temps qui nous est ainsi restitué 1. De plus, avec une patience de bénédictin, qui a été largement récompensée, il a rassemblé et nous donne en annexe un nombre impressionnant de chroniques de l'écrivain - ou ayant rapport à l'écrivain -, demeurées inédites après qu'un travail de tri, mené à bien par ses prédécesseurs (André Vial et Pascal Pia notamment) eut joint au gros oeuvre de Maupassant les plus importantes et les plus éclairantes d'entre elles.

Je ne cacherai pas le plaisir que j'ai ressenti à suivre Gérard Delaisement dans son itinéraire. Ce plaisir eût été plus vif si je ne m'étais heurté à un nombre un peu trop considérable de coquilles, dont je me demande si elles sont toutes imputables aux typographes de l'ouvrage, et ne proviennent pas du manuscrit Parmi cellesci, je signale : « ... d'autres charrettes brisées, et entre les routes, les charretiers

1. Parmi les ouvrages utilisés par G. Delaisement figure la Vie de Guy Maupassant, de Paul Morand, sous la plume duquel on est surpris de lire (tome I, p. 201) : « La France de 1885 est la nouvelle Sion... Léon Blum, les frères Nathanson et Lucien Muhlfeld prennent la tête de l'Intelligentsia... ». En 1885, Léon Blum a... treize ans.

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massacrés » (t II, p. 215) ; c'est roues qu'il faut lire évidemment Et un peu plus loin (ibidem, p. 216) : « ... ce qui laisse supposer que Bou-Hamama a fait défiler un parti (?) de cavaliers seulement ». Et encore : «... et où se trouvent les magnifiques usines abandonnées à la Compagnie franco-algérienne » (p. 217). Ce qui est dit de cette même compagnie à la p. 215 : «... et visité les magnifiques ateliers de compression de la Compagnie franco-algérienne. Nous avons parcouru les salles immenses où quinze cents ouvriers travaillaient naguère, et où né restent aujourd'hui que deux surveillants, le maître mécanicien et quelques hommes... » exige que le texte cité se lise : «... abandonnées par la Compagnie, etc.. »

Deux autres facteurs rendent la consultation des Index difficile : Gérard Delaisement a divisé son ouvrage en six parties, formant deux tomes. Or les index des noms cités renvoient à la première et à la seconde partie, le mot prenant ici le sens de tome. D'autre part, pourquoi avoir placé les deux Index à la fin du second tome, alors que le premier de ces Index renvoie au tome I ?

Pour en terminer avec ces chroniques, je partagerais assez l'avis de Pascal Pia : certaines ne méritaient pas d'être tirées de l'oubli. Elles nous apprennent peu de choses sur le travail du romancier. Pour sacrilège que cela paraisse sous la plume de celui qui se proclame à l'égal de Gérard Delaisement un dévot de Maupassant, je dirai qu'elles sont mal écrites, touffues, voire incompréhensibles (Maupassant aurait fait un mauvais correspondant de guerre : lire notamment ses reportages en Algérie, où des imprécations hoquetantes, et des allusions opaques s'entremêlent à des récits confus d'opérations militaires, où l'on ne distingue pas un camp de l'autre, mais qui voisinent, il est vrai, avec de merveilleuses fresques, comme on en retrouvera dans des contes comme Allouma, Un soir, Marroca...).

Ce qui m'a le plus frappé dans le puissant travail d'analyse et de synthèse qui se découvre tout au long de l'ouvrage, c'est l'habileté du chercheur, grâce à une foule de coupures de presse de l'époque, à nous ressusciter cet environnement journalistique, politique, affairiste et littéraire de Maupassant, dont Gérard Delaisement n'est pas éloigné de croire qu'il mériterait l'immortalité s'il avait créé le seul Bel-Ami. Parmi cette faune, se détache Arthur Meyer, dont l'auteur montre tout ce que M. Walter, Directeur de La Vie Française, peut lui devoir. J'aurais souhaité voir Gérard Delaisement évoquer un autre personnage ressemblant à Arthur Meyer : le banquier Will Andermatt de Mont-Oriol, dont le romancier, anticipant de vingt ans sur son modèle, a fait l'époux d'une aristocrate, Christiane de Ravenel 2. Toutefois, les Walter et les Andermatt n'ont-ils pas d'autres modèles ? Puisque Gérard Delaisement consacre une de ses très belles annexes à Flaubert et Maupassant : les leçons d'une osmose (et l'idée obsédante de cette osmose littéraire - mais n'était-elle que littéraire ? on aura sous peu l'occasion d'en reparler - court tout au long de l'ouvrage), n'y avait-il pas lieu d'évoquer aussi le ménage Schlésinger comme l'un des modèles du couple Walter - et du couple Andermatt ? J'ai regretté de ne pas trouver cette référence : mais pouvaiton tout dire dans un domaine où déjà Gérard Delaisement a tant dit, et l'a dit si bien ?

Je citerai, pour finir, une phrase très éclairante de l'Avertissement. Parlant de l'utilisation ultérieure que Maupassant a pu faire de ses chroniques, Gérard Delaisement écrit : « ... et Maupassant, quand il a procédé ou fait procéder à des recopies partielles de ses propres textes, s'est si bien employé à mêler les sources qu'on ne retrouve jamais le véritable cours. » Or, il y a (t II, p. 222) un texte assez extraordinaire sur la manière dont Ouargla fut pacifié et purgé de ses incendiaires : le général envoie au commandant de l'oasis un sac ficelé et cacheté, dans

2. Arthur Meyer devait, vingt ans après Andermatt, épouser une descendante des Turenne, apparentée aux Fitz-James.

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lequel le jeune officier croît reconnaître des pastèques... qui sont les têtes coupées

de rebelles tués au combat Cette scène évoque le retour de Tombouctou et de ses

hommes dans la nouvelle des Contes du Jour et de la Nuit, intitulée justement

Tombouctou : les têtes coupées et grimaçantes des uhlans tués lors du siège de

Bézières ne seraient-elles pas une transposition littéraire d'une chose vue (ou

plutôt rapportée au romancier-journaliste) ? Voilà, me semble-t-il, un de ces textes

clé qui font accepter, dans un florilège inégal, les lamentations du propriétaire

d'Étretat contre les faiblesses et les lenteurs des Postes et Télégraphes (t II,

p. 225), ou la laborieuse lettre de recommandation adressée à une dame ibid.,

p. 226).

ROGER BISMUT.

GlUSEPPE BERNARDELLI, Tre studi su Tristan Corbière. Udine, Gianfranco Angelico Benvenuto Editore, 1983. Un vol. de 80 p.

Ce petit ouvrage se veut le complément érudit d'un essai plus conséquent du même auteur (La Poesia a rovescio. Saggio su Tristan Corbière, Vita e Pensiero, Milano 1981 : La Poésie à revers. Essai sur T. Corbière), ce qui explique sans doute l'hétérogénéité des trois études ici rassemblées : « Tristan et Marcelle » interroge le rapport de la poésie d'amour à l'autobiographie ; « Le texte contumace » se demande, à partir de l'édition originale des Amours jaunes (Paris, Glady frères, 1873), ce que pourrait être une édition moderne qui serait à la fois « normalisée » et fidèle aux bizarreries les plus novatrices du texte corbiérien ; enfin « Matériaux et sources » est une classique quête des sources.

Dans le premier essai, Giuseppe Bernardelli s'applique à démontrer d'abord que la mystérieuse Marcelle (qui ouvre et ferme le recueil à travers une double parodie de La Cigale et la fourmi) est bel et bien Armida-Josefina Cuchiani, maîtresse de Rodolphe de Battine, rencontrée par le poète à Roscoff en 1871, et ensuite que la « liaison » de Tristan avec « la cigale » suit en gros les étapes et rebondissements rapportés au fil de la section intitulée Les Amours jaunes. Enfin il rapporte d'une façon un peu abrupte l'étrange attitude du poète dans A une camarade (« Mon amour, à moi, n'aime pas qu'on l'aime ») à une « constipation sentimentale, impromptue et violente » dont la « pose », psychologiquement subtile, serait plus littéraire que vécue.

En ce qui concerne le « texte contumace » de Tristan Corbière, l'auteur tente de nous prouver que les incongruités multiples de l'édition originale sont imputables au poète et non au prote. L'instabilité presque névrotique de Tristan se reflèterait dans sa graphie incohérente et une pratique anarchique de l'orthographe comme de la ponctuation, suivies à la lettre par un typographe trop scrupuleux. Et il critique l'édition de P.O. Walzer dans la Bibliothèque de la Pléiade en reprenant quelques «choix» faits par ce dernier entre plusieurs «leçons» plausibles.

Quant aux « sources », le problème est classique : au-delà du rapprochement ponctuel établi avec tel mot ou telle expression, il faudrait surtout voir en quoi le travail de « l'influencé » modifie son emprunt, en quoi le contexte nouveau élargit, critique ou déforme la portée de l'éventuelle « source ». Mais Giuseppe Bernardelli se contente ici d'un catalogue.

Ce « volumetto » prouve une fois de plus la belle vitalité des études corbiériennes en Italie mais, malgré son érudition, il n'apportera presque rien au spécialiste ou à l'amateur de Corbière.

SERGE MEITINGER.

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STÉPHANE MALLARMÉ, Correspondance, VIII (1896), recueillie, classée et annotée par HENRI MONDOR et LLOYD JAMES AUSTIN. Paris, Gallimard, 1983. Un vol. 14 x 22 de 376 p.

L'intérêt passionné que l'on prend à la Correspondance de Stéphane Mallarmé tient certainement au contraste qui s'établit d'emblée entre sa fraîche simplicité et certain hermétisme de l'oeuvre du poète.

En 1896, Mallarmé écrit quelque cinq lettres par semaine. Le poète qui a pris sa retraite à cinquante ans pour se consacrer à son oeuvre, tend en réalité à se consacrer davantage à la littérature des autres. Le 13 novembre, il confie à Julie Manet qu'il vient de répondre à treize envois de livres et qu'il en a « encore quarante-sept à faire pour demain et après... »

La mort de Paul Verlaine lui inspire certes un de ses plus beaux sonnets, mais elle l'incite parallèlement à présider avec énergie le Comité pour le Monument Verlaine. Quant au titre de Prince des Poètes dont il est, malgré lui, le bénéficiaire, il ne le dispense guère de se transformer en chef de chantier dans la maison qu'il loué à Valvins et qu'il habite; cette année-là, du 6 mai au 28 novembre. Mallarmé va jusqu'à peindre et vernir les chaises du jardin, mais non sans conclure : « Faire bâtir, jamais ; assez que de se réinstaller ! ».

Le poète trouve tout de même le temps de travailler à la composition de Divagations, d'aider Julie Manet à organiser la rétrospective Berthe Morisot, de se défendre de l'obsédant reproche d'obscurité dans l'article « Le Mystère, dans les Lettres » donné à La Revue blanche, d'être également attentif à un ciel de novembre « charmant, ce matin, pommelé, clair, une surprise » et, en réponse à une enquête, de considérer comme caricatural le mouvement mécanique des jambes d'un cycliste comparé à la liberté des gestes d'un danseur. Ne point dénaturer, mais toujours inventer : tel est le constant souci de celui qui, un jour de juin, tendait affectueusement à Georges Rodenbach « une main verte, blanche, lilas de peinture murale, car j'ai tenu les pinceaux ». Cette main tendue, maints lecteurs ont aujourd'hui hâte de la prendre et de la serrer, dans et hors les murs de la littérature.

DANIEL LÉUWERS.

MARC EIGELDINGER, Suite pour Odilon Redon. Neuchâtel, A la Baconnière, 1983. Un vol. 13,5 x 18,5 de 80 p.

Ce charmant petit livre, qui paraît sous la jolie couverture au dauphin, témoigne de la vive admiration que Marc Eigeldinger, l'explorateur de l'imaginaire selon Rousseau, Balzac ou Rimbaud, a toujours témoignée pour l'artiste singulier que fut Odilon Redon. Dans la première partie de son étude, le critique rappelle l'accueil fait au graveur maudit qu'était alors Redon - le premier Redon, celui des obsessions noires et monstrueuses - par deux de ses illustres contemporains, Huysmans et Mallarmé.

Ce sont des littérateurs, qui jugent des grandes suites gravées de Redon, en littérateurs. Huysmans évoque, dans un article de la Revue indépendante - qui entrera dans la deuxième édition (Vanier, 1886) des Croquis parisiens sous le titre de Cauchemar - le monde fantasmatique de l'artiste, habité par des «êtres liquides et phosphoreux», des « monades volantes », des monstres sans modèles par lesquels il rejoint l'art du Moyen Age, « la chaîne ininterrompue depuis la Renaissance des Bestiaires fantastiques, des Voyants épris du monstre». Cette admiration, on sait que le héros de A Rebours, le décadent des Esseintes, va en hériter, ce qui attirera pour la première fois l'attention du grand public sur ce peintre ignoré, dans lequel le héros de Huysmans voit un frère par son besoin de

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singularité et par les métaphores terrifiantes de son imagination débridée. Il ne faut pas chercher, dans les textes de Huysmans consacrés à Redon, de la véritable critique d'art, observe pertinemment Marc Eigeldinger, mais bien plutôt « méditation sur l'oeuvre d'art par le moyen de l'écriture poétique, investie, non du pouvoir de décrire ou d'expliciter, mais de suggérer à l'aide des rythmes et des métaphores un signifié porteur de sa connotation affective ».

Mallarmé, lui, n'a pas consacré de textes critiques à son ami Odilon Redon, fidèle muet de ses mardis. Mais il l'estimait si fort que c'est à lui qu'il pensa confier la réalisation d'une grande édition illustrée du Coup de dés (qui eut d'ailleurs un commencement de réalisation : des pages d'épreuves et trois planches de Redon, qui furent proposées dans une vente publique en 1960 et étudiées par Léon Cellier dans Parcours initiatiques). Mais l'amitié et l'admiration de Mallarmé s'expriment surtout dans sa correspondance, en particulier dans une belle lettre où il compare le Mage de Redon à la figure du poète, lui aussi confronté à l'exploration du monde de l'occulte. « Mais mon admiration tout entière va droit au grand Mage inconsolable et obstiné chercheur d'un mystère qu'il sait ne pas exister, et qu'il poursuivra, à jamais pour cela, du deuil de son lucide désespoir, car c'eût été la Vérité. Je ne connais pas un dessin qui communique tant de peur intellectuelle et de sympathie affreuse, que ce grandiose visage ». Mallarmé admire en Redon l'artiste qui a pénétré le plus avant dans les arcanes du Songe.

L'isolement dans lequel vécut Odilon Redon s'explique par sa volonté de vivre à l'écart de son temps, dont il dénonce aussi bien la tendance réaliste - la « reproduction textuelle de la réalité » - que la tendance impressionniste - « l'idéal externe de la peinture concrète », comme il dit. Son idéal reste Gustave Moreau, moins le côté « figé » qu'il lui reproche. C'est donc dans une solitude à peu près totale que Redon tente de donner libre cours au dynamisme de son imagination, tout en restant attaché d'ailleurs aux valeurs sensibles, aux formes et aux couleurs qui sont au fond de toute oeuvre véritable. Dans le riche chapitre central de son étude, Marc Eigeldinger explore l'imaginaire mythique de son peintre et étudie subtilement comment il réalise l'équilibre entre sa volonté de lucidité toujours en éveil et les grandes forces obscures qui guident sa main. L'art de Redon n'est ni réaliste, ni descriptif, mais essentiellement suggestif, et comparable à la musique. « L'art suggestif, observe le peintre lui-même, est l'irradiation de divers éléments plastiques, rapprochés, combinés en vue de provoquer des rêveries qu'il illumine, qu'il exalte, en incitant à la pensée. » Le clair-obscur, le jeu des noirs et des blancs, la ligne abstraite sont les principaux moyens de cet art qui ne définit pas, qui ne détermine pas, mais qui introduit le contemplateur dans les domaines de l'indéterminé et du merveilleux. Redon parle aussi de « lumière de la spiritualité » remplaçant la lumière naturelle, l'objet étant lui-même remplacé par la métaphore plastique.

Ces prémisses prédisposent Redon à accueillir les signes et les métaphores issus du rêve ou de l'inconscient, à se pencher sur le mystère des origines, des genèses, sur « les prodiges des évolutions biologiques ». Il s'est plu à évoquer les animalcules qui appartiennent au mystérieux grouillement de la nature, ou les métamorphoses du végétal de l'animal ou de l'humain. Il s'est aidé souvent des grands mythes des cultures orientales ou occidentales : Bouddha, Oannès, Orphée, Phaéton, Parsifal, et réserve toujours une place privilégiée à la femme, sous ses aspects mythologiques ou féeriques. « Elle est tour à tour la Druidesse dans les bois, Brünnhilde casquée, Ophélie parmi les fleurs..., Eve... Vénus. » Toute cette imagerie suggère l'existence d'un domaine du sacré, défendu par les ténèbres d'un Soleil noir.

Mais cet art de Redon évoluera vers plus de lumière - surtout avec l'apparition

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de la couleur, des bouquets de fleurs. La mythologie solaire va prendre le pas sur la mythologie nocturne. Dès 1895, sa peinture s'achemine franchement vers le « lyrisme lumineux » : ... « les arbres prennent des tons chatoyants, des papillons allongent leurs ailes claires dans l'espace et le cheval s'élance pour rejoindre les sources éternelles de la lumière. Les monstres mythologiques sont domptés ou ont disparu pour céder la place aux héros solaires. » Ainsi, par la richesse de ses créations mythiques et métaphoriques, par sa puissance de suggestion dans l'ordre du monstrueux et de l'inquiétant, mais aussi par la conquête progressive de la lumière qui s'y manifeste, l'oeuvre d'Odilon Redon reste l'une des plus attachantes de celles qui virent le jour au tournant du siècle, en dépit de sa position en retrait. Eigeldinger se pose pour finir une question attendue : Redon peut-il passer pour un annonciateur du surréalisme ? C'est l'évidence, répond l'honnête critique, qui souffre un peu de devoir citer une lettre inédite de Breton - « cette profusion de « bouquets » né me dit non plus rien qui vaille... » - fort sévère pour ce grand peintre. Mais il est bien connu que les grands hommes né se reconnaissent jamais d'ancêtres et qu'ils ne veulent rien devoir qu'à eux-mêmes.

P.O. WALZER.

EDMOND ROSTAND, Cyrano de Bergerac. Texte présenté et commenté par JACQUES TRUCHET. Illustrations de J. D. MALCLÈS. Paris, Imprimerie nationale, «Lettres françaises», 1983. Un vol. 16,5 x 23 de 420p.

De Cyrano de Bergerac existaient des éditions commentées en anglais et en italien, mais aucune en français. Plusieurs paraissent au moment où le chefd'oeuvre de Rostand tombe dans le domaine public ; celle de M. Truchet est, certainement, la meilleure. Par sa présentation, d'abord : on sait le luxe de la collection de l'Imprimerie nationale. Avec bonheur et virtuosité, la typographie résout les problèmes posés par la mise en page d'une pièce comme Cyrano (abondance des indications scéniques, morcellement du vers allant jusqu'à le partager en quatre interlocuteurs...).

L'intérêt majeur tient, bien sûr, à l'appareil critique. La préface de M. Truchet éclaire avec minutie les sources de l'oeuvre et le vaste travail de documentation réalisé par Rostand : un personnage aussi secondaire que « la distributrice des douces liqueurs » doit sa précision au Théâtre français de Chappuzeau (1674, réédité en 1875) ; les faits cités dans la « gazette » du cinquième acte proviennent largement de La Muse Historique de Loret de sept-oct 1655. Les notes et les nombreux documents réunis en fin de volume répondent à toutes les questions suscitées par le texte, témoignant autant du sérieux de Rostand (autrefois mis en doute) que de l'érudition de son éditeur. Un seul point a échappé à M. Truchet, l'origine de l'Hippocampéléphantocamélos, dont il nous dit (p. 34 et 338) que Rostand l'inventa : dans son édition (Londres, 1968), E. A. Bird en signale la présence dans les Lettres diverses de Lebret, l'ami de Cyrano.

M. Truchet s'attache aussi à définir le « message » de Rostand et les ambiguïtés par quoi la pièce sut en des temps troublés, sinon réconcilier « les deux Frances, celle de Déroulède et celle de Jaurès », au moins satisfaire leurs aspirations contradictoires. Ce discours éclectique aurait pu n'être qu'habile : il se voit doublé d'un autre, plus secret et personnel, l'obsession de l'échec, constante chez Rostand (mais nous n'irons pas jusqu'à expliquer le succès de Cyrano comme le fait Fr. Mauriac, cité p. 52, par le plaisir narcissique qu'y prendraient «les ratés de l'amour surtout, qui sont légion »).

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Une double chronologie (Rostand et Cyrano), un choix de critiques et une iconographie complètent ce volume, par lequel Cyrano, longtemps méconnu, voire calomnié, trouve sa vraie place d'oeuvre classique 1.

PATRICK BESNIER.

COLETTE, OEuvres, édition publiée sous la direction de CLAUDE PICHOIS, avec la collaboration d'ALAIN BRUNET, LÉON DELANOË, PAUL D'HOLLANDER, JACQUES FRUGIER, MICHEL MERCIER et MADELEINE RAAPHORST-ROUSSEAU. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984. Un vol. 11 x 17,6 de CLVI-1686 p.

Album Colette, Iconographie choisie et commentée par CLAUDE et VlNCENETTE PICHOIS, avec la collaboration d'ALAIN BRUNET. Paris, Gallimard, coll. «Albums de la Pléiade», 1984. Un vol 11 x 17,6 de 322 p.

Certains prendront probablement plaisir à s'étonner, en lisant la biographie de l'Album, illustrée de nombreuses photographies bien choisies, et davantage encore celle, plus détaillée, qui sert d'introduction aux Oeuvres de Colette, du contraste spectaculaire entre la petite jeune fille verte à longues nattes de Saint-Sauveur-enPuisaye et la vieille femme surchargée d'honneurs du Palais-Royal - entre le modèle nu, le mime, la théâtreuse à succès de scandale, et les funérailles nationales d'août 1954... Carrière exemplaire ? neutralisation récupératrice ? canonisation abusive ? Contribuant, quoi qu'il en soit, à renforcer sa notoriété et à asseoir solidement son statut de « classique du XXe siècle », cette nouvelle édition des oeuvres de Colette (qu'accompagnaient en 1984 de nombreuses publications commémorant le trentenaire de sa mort) s'ajoute à celle du Fleuron, établie du vivant de l'auteur, et à celle de Flammarion, « Édition du Centenaire », parue de 1973 à 1976 et rééditée d'ailleurs dans le même temps.

Un autre contraste risque ici d'apparaître, si l'on ne considère évidemment que ce premier volume, entre la qualité littéraire de la majorité des textes et le travail considérable de Claude Pichois et de ses collaborateurs. La mariée serait-elle trop belle ? Le corpus comprend la série commerciale des Claudine (dont le premier, il est vrai, contient de jolies trouvailles et quelques pages très réussies), redoublée par une Ingénue libertine assez faible, poursuivie par La Retraite sentimentale ; il comprend aussi, heureusement Les Vrilles de la vigne et La Vagabonde. Ensemble, textes du ménage Willy et textes où s'affirme, où se cherche la future Colette, atteignent les trois quarts du volume en nombre de pages ; mais, si l'on tient compte du jeu des typographies différentes 1, ils représentent à peine la moitié.

Toutefois, « ces OEuvres de Colette ont été conçues en quatre volumes, dont les éléments se succèdent dans un ordre chronologique souple, parfois adapté à la thématique. Ces éléments appartiennent à la partie vraiment créatrice de l'oeuvre de Colette : romans, nouvelles, récits et contes, évocations et souvenirs, chroniques et essais, scènes et portraits d'animaux » (p. CLI). Dans ce volume, les textes retenus sont : ceux des éditions originales pour les Claudine, La Retraite sentimentale et L'Ingénue libertine, celui de 1934 (l'« édition définitive ») pour Les

1. On lira, p. 14 et p. 389, Jacques Charon.

1. Les qualités des « Pléiades » sont bien connues : on dispose ici de 1700 pages maniables ; les défauts aussi : celui du papier a disparu, on feuillette aisément les pages ; mais la petitesse de certains caractères est excessive (ainsi ceux des notes en bas de page pour tout l'appareil critique).

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Vrilles de la vigne et celui de l'édition du Fleuron pour La Vagabonde. Bien entendu, ces choix sont amplement expliqués et justifiés, les avant-textes importants, les variantes significatives, les ajouts ultérieurs, etc., sont évoqués ou figurent dans les notes. L'appareil critique est irréprochable et répond à toutes les exigences du genre.

La préface, de cent vingt-deux pages, « veut être l'histoire d'une vie et d'une oeuvre - les quatre Préfaces constituant une biographie de Colette fondée sur des documents le plus souvent nouveaux » (p. CLI). Une chronologie, établie par Jacques Frugier, réussit à éviter autant que faire se peut les redites 2. Quelques repères permettent de situer dans un cadre historique cette destinée individuelle 3 : les critères de leur choix, non précisés, ne sont pas toujours clairs ; pourquoi, par exemple, mentionner en 1895 la naissance d'Éluard et non en 1896 celle de Breton, en 1897 celle d'Aragon? pourquoi, en 1900, celle de Saint-Exupéry et non celle de Desnos? En 1901, Malraux, mais ni Bataille ni Leiris ; en 1903 Radiguet, mais pas Char ou Queneau ? pourquoi Simone de Beauvoir, mais ni Sartre, ni Céline, ni Beckett ? (Pourquoi Drieu la Rochelle et Montherlant, mais pas Nizan ou Vailland ?)... Ajoutons que préface et chronologie peuvent parfois, fugitivement, donner l'impression de s'attarder dans le détail, l'anecdotique, l'événementiel : mais était-ce évitable, compte tenu de l'option biographiste qui domine si largement les études colettiennes en général, qu'expliquent en partie les « pactes autobiographiques » étages et retors proposés par Colette elle-même et qu'aggravait fatalement la perspective de génétique littéraire qui justifie ce premier volume?

C'est bien dans cette perspective que se situent aussi les notices 4 et les notes sur le texte, abordant les problèmes classiques d'attribution, de datation et de composition, de réception. On y remarquera l'intéressant effort de réhabilitation de Willy écrivain, et l'on rendra hommage à la lucidité critique qui permet aux auteurs de juger éventuellement avec sévérité la Colette d'avant Colette, ou devenant Colette. Les notes proposent également les référents des noms propres, selon l'usage, et finissent par constituer un si précieux réservoir de renseignements sur la Belle Époque à Paris que, pourtant comblé, on rêverait d'un index. Que de recherches, que de documents de première main (tels ces lettres de Sido à sa fille) ! On admire dans toute cette édition des années, sans doute des décennies d'inlassable érudition

Certes, le principe critique peut gêner, qui apparaît derrière cette quête de « clés », ces nombreuses notes commençant par « dans la réalité... », « le modèle de... », ou des expressions comme « le problème de la véracité des souvenirs qui alimentent ce récit » (p. 1324) et « sans prétendre tirer de l'oeuvre plus que Colette n'y a mis... » (p. 1420) ; la « topographie » en fin de volume renvoie à l'espace réel de Saint-Sauveur, non à celui de Martigny-autrement complexe, et seul

2. Il était à peu près impossible de les éviter totalement, entre préface, chronologie, notices, notes sur les textes, notes, etc. Relevons la critique de Rachilde, citée p. LXXII et p. 1249, ou l'enquête de L'Intran, p. CXV -CXVI, CXLIX et 1593.

3- Telle, du moins, qu'on peut l'appréhender à travers ses étapes publiques. On songe souvent, en particulier devant les photographies de l'album, à la coupure, fameuse depuis Proust, qui sépare le biographique, même abondamment nourri de confidences, d'indiscrétions, de complaisance (Colette n'en est pas exempte), de l'écriture, et du texte.

4. Paul d'Hollander a présenté, établi et annoté les Claudine, L'Ingénue libertine et La Retraite sentimentale, il est l'auteur du lexique et de l'Aperçu topographique ; La Vagabonde, présenté par Michel Mercier, est établi et annoté par Madeleine RaaphorstRousseau et Claude Pichois,.auteur de la préface (qui a collaboré aussi aux notes du dernier Claudine) ; la bibliographie est de Léon Delanoë et Alain Brunet

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littéraire 5. Mais les limites du biographisme sont connues : on n'attendra pas de cette édition une enquête d'ethno-histoire sur les littérateurs 1900, un essai sociocritique sur l'insertion idéologique de ces textes, une étude psychanalytique sur la fantasmatique érotique Belle Époque (avec ses amazones, ses filles-fleurs emmêlées, ses goules, ses écolières perverses, et leurs partenaires variés). Aussi bien, ce n'est ni son but ni, peut-être, sa fonction. Telle quelle, elle offre au lecteur, avec modestie et compétence, un texte sûr et une véritable somme d'informations précieuses. Un petit lexique des Claudine et une bibliographie pour 1895-1910, désormais indispensable, terminent le volume. On attend les suivants avec impatience.

MICHEL PICARD .

JULES ROMAINS, La Vie unanime, avec une préface de MICHEL DÉCAUDIN. Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1983. Un vol. 10,8 x 17,8 de 258 p.

Il est des rééditions plus utiles que d'autres : ce sont celles qui donnent à lire des livres importants et pourtant négligés, victimes d'idées préconçues. L'unanimisme, on croit savoir ce dont il s'agit, on connaît Mort de quelqu'un (1911), plusieurs fois réédité. Mais qui, à part quelques spécialistes, a jamais lu La Vie unanime, « poème 1904-1907 » ? Ce texte peut paraître mineur et la voix de Jules Romains poète, face à celles de Verhaeren, de Larbaud, de Cendrars ou d'Apollinaire, manque peut-être de puissance ou de singularité. Ses thèmes sont souvent les mêmes que les leurs : la ville, la foule, les trains, les départs, l'obsession de la modernité, de la vitesse, de la machine.

Mais l'importance est ailleurs, dans l'alliance d'une vision du monde tout à fait particulière et de la recherche d'un langage poétique différent, d'une prosodie originale qui saura rendre ce qui constitue, selon la formule de M. Décaudin, le projet du jeune écrivain : « la transposition à un être collectif d'une approche, l'analyse psychologique, jusqu'alors réservée aux individus ». Il n'est pas certain que Romains réussisse toujours à réaliser son ambition ; le poème est souvent le poème de l'individu face à la foule et au collectif, plainte lyrique ou exaltation moderniste ; mais parfois, le miracle se produit, et l'on découvre alors des textes différents, fascinants, qui chantent leur époque aussi bien que peuvent le faire les tableaux d'un Severini ou d'un Delaunay : oeuvres datées certes mais en passe de devenir classiques.

La préface de M. Décaudin donne toutes les précisions historiques nécessaires, souligne les innovations poétiques de Jules Romains et situe l'oeuvre par rapport au mouvement de l'Abbaye duquel on l'a souvent, à tort, rapproché (sans doute parce que le livre fut publié aux éditions de l'Abbaye). Un important dossier, critique et documentaire, remet le jeune Romains dans la perspective des premières années du siècle, tel que le virent ses contemporains, bien diffèrent de l'illustre auteur des Hommes de bonne volonté que, par certains aspects, La Vie unanime annonce ou, pour le moins, explique. Cette réédition apporte un élément capital à une meilleure connaissance de Jules Romains, et surtout à celle d'un effervescent début de siècle.

BRUNO VERCIER,

5. Pour un point de vue moins inverse que complémentaire, voir : Michel Picard, « La Maison de C. - Structuration d'une aire de jeu », in La Lecture comme jeu, Éd. de Minuit, 1986.

COMPTES RENDUS

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Charles Péguy 2. Les «Cahiers de la Quinzaine». Textes réunis par SIMONE FRAISSE. Revue des Lettres Modernes, Paris, Minard, 1983. Un vol. 13,5 x 19 de 166 p.

Après Polémique et Théologie. Le «Laudet», (Revue des Lettres Modernes, Minard, 1980), Simone Fraisse consacre un second cahier Péguy aux Cahiers de la Quinzaine, « la partie la plus mal connue de l'oeuvre», dont elle retrace les principales étapes, depuis le projet du « Journal vrai » et les premières séries polyphoniques où Péguy, multipliant les pseudonymes, intervient de tous côtés, toujours en militant, déjà en écrivain, jusqu'aux dernières, où les textes d'actualité se raréfient au profit de l'oeuvre personnelle du « gérant », le tout composant un « monument baroque » sans équivalent dans l'histoire de la presse. Géraldi Leroy, examinant le débat sur les intellectuels dans les Cahiers, constate que Péguy ne s'aligne pas sur l'ouvriérisme d'un Lafargue ni sur la défiance générale des Socialistes envers les intellectuels, mais que, s'il ne développe pas une théorie originale à la manière de Gramsci, sa position n'en est pas moins nuancée et soucieuse de préserver la liberté de l'intellectuel, du moins jusqu'au dérapage de 1907 où le «Parti Intellectuel» est érigé en mythe. L'article « Cahiers de la Quinzaine, « cahiers de l'enseignement » » montre la diversité et la quantité des contributions consacrées à cette question et leur rapport au public majoritairement universitaire des Cahiers. Public également sensible à l'actualité religieuse, comme le rappelle Raymond Windling ; dès la deuxième série, donc bien ayant la « conversion » de Péguy, les Cahiers accueillent nombre de textes d'actualité sur les persécutions à l'étranger (Arméniens, Juifs : encore qu'on ne puisse limiter les dossiers « Juifs » à cette rubrique religieuse) et en France (anticléricalisme, renanisme, etc.), ainsi que des textes plus ambitieux comme le Mangasarian (VII), l'Hypatie de Trarieux ou les controverses autour de Loisy.

L'article le plus neuf est sans doute celui où Julie Bertrand-Sabiani, à l'aide de la correspondance inédite des Cahiers, met en lumière l'originalité de la « gérance » et donne nombre d'exemples, pittoresques ou pathétiques, du style d'une gestion qui ne ménage personne, pas même Jaurès relancé pour défaut de paiement, Gaston Raphaël morigéné pour un manuscrit en retard ou l'imprimeur tancé pour un R cassé qui tente de se faire passer pour un P...Ce souci typographique, qui n'a rien de gratuit, est organiquement lié à l'écriture même de Péguy, en particulier à son travail - si moderne - sur le blanc, la lacune. Lacune d'une autre sorte, les « Cahiers qui n'ont pas vu le jour », recensés par J. Bastaire, étude suggestive et certainement à poursuivre : enfin, « Le Cahier d'annonces » analysé par Gérard Blanchard, où apparaît un Péguy qui « préfère la mendicité aux petites annonces payantes », et où la spécificité de l'entreprise des Cahiers se montre à neuf.

Sans prétendre à une synthèse prématurée, cette série d'articles permet déjà une approche précise de cette oeuvre « inconnue » de Péguy que sont les Cahiers dans leur totalité.

ANNE ROCHE.

Catalogue de la Bibliothèque de Guillaume Apollinaire, établi par GILBERT BOUDAR avec la collaboration de MICHEL DÉCAUDIN. Édition du C.N.R.S., 1983. Un voL 15,5 x 24 de 227 p.

Le livre, d'une fervente et scrupuleuse rigueur, se présente comme un index, où la reproduction d'autographes en tête de chaque section tempère de tendresse la rationalité de l'organisation, qui divise fort judicieusement en rubriques distinctes («domaine français », « anonymes français», «langues étrangères») un corpus

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constitué par la flânerie autant que par la vie littéraire ou journalistique du « curieux » Apollinaire, et que la mort prématurée, la vigilance de Jacqueline, nous ont transmis chargé de l'éclat d'une vie arrêtée dans son énigmatique contingence.

La bibliothèque d'Apollinaire, malgré les accusations plus ou moins ouvertement formulées (depuis Duhamel au moins) de pillage livresque que fait peser sur son oeuvre une critique identifiant « poésie » et « inspiration », suscitera sans doute, par le biais de ce catalogue, davantage de questions que de réponses claires.

Bien sûr on retrouve les curiosa vantés par Guillaume à Lou, des ouvrages de vulgarisation médiévale ; des pans entiers rappellent des origines qui font du poète, plus ou moins, un polyglotte. La littérature occultiste, les livraisons « populaires » de l'époque sont aussi représentées.

Mais la pire erreur consisterait à vouloir établir un rapport systématique entre l'oeuvre et la bibliothèque. On a pu ainsi repérer, entre tel ouvrage existant et tel texte apollinarien, des relations plus ou moins certaines ; or le catalogue révèle souvent que l'ouvrage « source » manque sur les rayons du poète... Apollinaire lisait aussi ailleurs.

Pour autant, ce catalogue est bien loin d'être inutile. Il ouvre en effet des perspectives à la sociologie littéraire (nombre d'envois reproduits éclairent les relations entre Apollinaire et les milieux intellectuels), mais aussi, et surtout, des pistes pour mieux comprendre la pratique du poète. On pourrait proposer des schémas de classement variés des ouvrages de la bibliothèque : « coupés » vs « non coupés » (lus/non lus), livres à manipuler ou à contempler (livres objets ou livres à lire), textes seulement parcourus, ou annotés... Une sensibilité se donne à lire du plaisir de l'oeil à celui de la main, aux jouissances de l'intellect ; contrastes des langues, des langages juxtaposés, plaisir à la courbe d'une oeuvre, ou au fragment élu, tout un territoire est offert ici. Au cours de son exploration, rendue possible, on verra qu'Apollinaire n'a pas fini d'émerveiller.

BERNARD VECK .

ALAIN BUISINE, Proust et ses Lettres. Lille, Presses universitaires de Lille, 1983. Un vol. 14 x 24 de 127 p.

Dans son édition de la Correspondance (Plon), Philip Kolb pose les bases d'une biographie de Marcel Proust et de son oeuvre. Alain Buisine prend, à rebours, l'une et l'autre au pied de la lettre. Son travail est superficiellement deleuzien par quelques-uns de ses motifs. Proust araignée adopte avec prédilection un genre éminemment narcissique comme stratégie pour se refuser à autrui : dans sa vie, dans son oeuvre, dans ses lettres, « où qu'il soit, Proust y est sans y être ». La lettre est signe à déchiffrer, mais la communication est impossible avec le correspondant : toute séparation tue (comme un coup de téléphone). La lettre est simulacre, mais surtout parce qu'elle est toujours décalée : comme elle, la Recherche n'est jamais synchrone.

C'est que l'oeuvre littéraire et la correspondance, dans la vie de Proust comme dans le roman, sont associées délibérément, à partir de la contradiction célèbre du Contre Sainte-Beuve : une critique de la conversation à travers une discussion avec la mère. Le romanesque est ainsi défini comme une expansion de l'épistolaire, dont la destinataire unique est Maman.

Les développements les plus intéressants sont ceux de la première moitié : cette façon de lire le roman, par les lettres qu'il contient ou par la correspondance de Marcel Proust, souligne le lien avec la mère qui étouffe (la lettre est figure féminine et maternelle), avec la grand-mère qui procure le souffle (le jardin de

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Mme de Sévigné), avec l'inspiration de l'asthmatique ou même avec le pneumatique (le petit bleu).

L'épistolaire et le romanesque sont ainsi confondus dans cet essai, qui est un essai au sens strict du terme : personnel, sans rien d'informatif (pas plus qu'une lettre qu'on envoie), mais qui révèle une sensibilité critique et littéraire très fine.

BERNARD BRUN.

ANNE HENRY, Proust romancier. Le tombeau égyptien. Paris, Flammarion, « Nouvelle Bibliothèque scientifique », 1983. Un vol. 13x21 de 212 p.

Partant d'une thèse (Marcel Proust. Théories pour une esthétique, Klincksieck, 1981) qui renouvelait l'appréciation des présupposés théoriques de la Recherche, Anne Henry fraie ici la voie, plus modestement si l'on peut dire, à une nouvelle lecture de l'oeuvre. Non que les conclusions de sa thèse soient reléguées à l'accessoire, et les interrogations qu'elle soulevait demeurent A commencer par la «petite objection» qu'elle prévoyait : comment, aussi discrète et frivole parfois que soit sa Correspondance, Proust a-t-il pu ne citer qu'une fois Schelling 1 s'il est vrai que les principes de l'esthétique du philosophe allemand l'ont si bien marqué qu'on trouve dans la Recherche des «affleurements stylistiques » du Système de l'idéalisme transcendental ? L'argument selon lequel les écrivains français occultaient leurs sources germaniques entre 1870 et 1914 ne vaut guère quand on considère les multiples hommages que Proust rend à Goethe. D'autre part, si dès 1895 Proust tenait le sujet de son oeuvre, Jean Santeuil aurait dû pâtir, me semble-t-il, d'un dogmatisme de jeunesse plutôt que d'une incertitude de dessein ; l'illumination que Proust reçoit vers 1909, peut-être la doit-il à d'anciennes influences livresques et universitaires, mais c'est le trajet de Jean Santeuil à la Recherche qui a été déterminant et qui continue à nous intriguer le plus. Quant à dresser un « Contre Ruskin » symétrique du Contre Sainte-Beuve, c'est durcir à l'excès les objections de Proust contre le philosophe anglais, qui n'a jamais été ravalé au rang de l'auteur des Lundis : en 1910 encore, Ruskin figure dans « le Panthéon de (son) admiration » 2.

«Une vie qui avait glissé, qui ne pouvait être recueillie que par l'art et dont l'expression devait assurer une durable consistance » (p. 5) : mais c'est plutôt à l'encontre de cette vision existentielle de l'oeuvre qu'Anne Henry construit sa lecture, appréciant la Recherche à la manière d'un tombeau égyptien où les faits et gestes du maître sont, suivant un rituel, représentés dans leur quotidienneté, toute distinction entre l'essentiel et l'insignifiant étant estompée par le talent de l'artiste et la valeur du rituel lui-même. Sur cette quotidienneté, il y aurait à dire : Proust a-t-il vraiment cru qu'« une vie plate, bourgeoise, jamais ravagée de cataclysmes » (p. 56) lui fournirait le meilleur matériau de laboratoire ? Si Anne Henry a raison de considérer qu'en gommant l'homosexualité du romancier/narrateur, Proust donne à l'expérience amoureuse de son personnage (et de Swann) une meilleure valeur d'exemple, on lui opposera que rencontrer par hasard le plus grand écrivain et le plus grand peintre de son époque (curieusement isolés dans un désert culturel, comme le souligne justement ailleurs Anne Henry), ou encore fréquenter les

1. Et de quelle manière ! « La langue de Goethe et de Shelling » (sic) se contente d'écrire Proust en guise de périphrase (Correspondance, édit nouvelle de Ph. Kolb, Plon, t. 8, p. 213). Notre recension s'arrête au t 12 (année 1913), mais à cette date, l'essentiel du projet de la Recherche est conçu. Aucune mention de Schelling non plus dans tous les articles recueillis dans le Contre Sainte-Beuve de la Pléiade.

2. Voir Correspondance, édit. citée, t 10, p. 55.

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Guermantes 3, ce n'est pas là l'ordinaire du premier venu. Cette fresque raconte, d'autres l'ont souligné, des aventures dignes des Mille et une Nuits.

Étudiant le fonctionnement du rituel littéraire de la Recherche, Anne Henry aboutit à fournir des clefs supplémentaires à un roman qui en est abondamment pourvu (même si celle qu'elle propose pour Norpois est plus fructueuse que les modèles vivants indiqués par Painter entre autres). Mais elle débouche aussi, dans le chapitre D'une chambre à une bibliothèque, sur une vision décapante, inventive et pourtant respectueuse de l'esprit du roman. S'il fallait trouver des parentés à sa méthode, c'est du côté de Jean Rousset (Forme et signification, Corti) qu'on les chercherait ; J. Rousset aussi nous avait appris à trouver dans la Recherche un réseau de lectures qui fonctionnent suivant un ordre spécifiquement littéraire. Certaines coïncidences effectivement troublantes avec Schelling, des rapprochements, plus plausibles ceux-là, avec Schopenhauer, éclairent cette fois les intuitions d'Anne Henry au lieu d'étouffer l'illumination proustiehne sous des références problématiques.

Les fréquentes comparaisons entre la Recherche et la peinture de l'époque ne s'imposaient peut-être pas : pourquoi le « centre réel du livre » serait-il « décentré » (p. 38) sous prétexte qu'il se trouve à la fin ? La perspective d'un roman répond à des règles qui ne sont pas celles de la peinture. Le ton libre, irrévérencieux d'Anne Henry n'est pas sans mérites, il vulgarise sans vulgarité, et ses audaces métaphoriques (« ce veston retaillé par Séailles dans la cape des romantiques », p. 55) semblent ne friser le ridicule que par sympathie avec un auteur qui ne dédaignait pas le pastiche. Mais pourquoi faut-il que cette liberté aille parfois jusqu'à la calomnie ? Ce n'est pas « par mode littéraire au moment où déferlent les romans d'anciens combattants » (p. 146) que Proust a introduit la guerre dans la Recherche, mais bien avant que celle-ci ne fût terminée. Et ce n'est pas pour ménager sa candidature à un club mondain qu'il a pris la défense des « cathédrales françaises menacées » (p. 164). On regrettera aussi que des raccourcis trop démonstratifs laissent supposer que la première rédaction d'Un amour de Swann a précédé la traduction de la Bible d'Amiens (p. 19). Pour descendre à des vétilles, Mme Verdurin renchérit sur son mari et non l'inverse (p. 130), et la Vierge du Magnificat de Botticelli porte bien une écharpe brodée bleue et rose (p. 202) : on prend rarement Proust en défaut sur ce genre de détails 4. Mais on sera sensible à ce que dit Anne Henry sur le sens de la métaphore selon Elstir, sur la vraie place de la réminiscence dans une oeuvre qui pourrait s'appeler « A la recherche de l'unité perdue » ou sur le rôle de la psychologie dans un roman qui n'est pas un « roman psychologique ». En fin de compte, le lecteur qui a accueilli avec un intérêt un peu sceptique les conclusions de la thèse d'Anne Henry se laisse séduire par la justesse de ton de l'ensemble de cet ouvrage. Peut-être les rapprochements convainquent-ils à moins de frais que les filiations ?

PIERRE-Louis REY.

PASCAL ALAIN IFRI, Proust et son narrataire dans «A la Recherche du Temps perdu». Genève, Droz, 1983. Un vol. de 253 p.

Des milliers de livres et d'articles ont été consacrés à la Recherche mais, à part l'étude de Susan Rava dans Essays in Literature (1981), aucun ouvrage ne s'était attaché à l'examen du narrataire dans le roman de Proust. Cette lacune se trouve maintenant comblée grâce au travail attentif et bien documenté de Pascal Ifri.

3. Encore Proust en a-t-il rabattu depuis Jean Santeûil, où les Réveillon avaient pour salon la pièce où Saint-Louis fit ses adieux à leur ancêtre !

4. Pourquoi donc, d'un bout à l'autre de sa thèse comme de cet ouvrage, Anne Henry abrège-t-elle Contre Sainte-Beuve en CBS ?

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Après une courte introduction qui lui permet de mettre en relief les lignes directrices de son livre, Ifri, dans un premier chapitre, définit le narrataire - c'est le destinataire d'un texte narratif inscrit dans ce texte même - et le distingue des nombreux lecteurs dont la critique s'est récemment montrée friande (lecteur impliqué de Booth, lecteur implicite d'Iser, lecteur compétent de Culler, lecteur modèle d'Eco, lecteur informé de Fish, archilecteur de Riffaterre, lecteurs empiriques, virtuels, idéaux, et j'en passe). Dans le deuxième chapitre, Ifri recense patiemment les signes du narrataire de la Recherche, les multiples façons dont il se manifeste. Le troisième chapitre propose un portrait de ce narrataire sur la base des signes recueillis. Parisien d'environ cinquante ans et de santé précaire, catholique, grand bourgeois d'une grande culture et d'une intelligence remarquable, artiste lui aussi, incrédule, sensible, imaginatif et rationnel, vertueux mais égoïste, le narrataire ne va pas sans ressembler au narrateur. Comme Marcel, d'ailleurs, il a eu - il a peut-être - une vie sentimentale riche et malheureuse ; comme lui, il est d'une jalousie maladive ; comme lui, enfin, il a beaucoup vécu. Cependant, narrateur et narrataire sont loin d'être identiques : ainsi, le premier est admis dans le monde, ce qui n'est pas le cas du second ; il connaît bien les moeurs et les milieux homosexuels ; il est encore plus cultivé et plus intelligent ; il comprend mieux la vie et les êtres. Dans son quatrième et dernier chapitre, Ifri examine les rapports de maître à disciple entre narrateur et narrataire, dégage la fonction principale de ce dernier (il représente pour le lecteur empirique un modèle à imiter) et montre comment une étude du narrataire permet de définir les conditions d'une bonne lecture de la Recherche et de cerner le thème essentiel du roman (il s'agit avant tout de bien lire pour arriver à l'acte créateur qui nous révélera notre propre vérité). Une excellente bibliographie et une table des matières complètent ce volume enrichissant et suggestif.

Le travail d'Ifri n'est évidemment pas au-dessus de tout Teproche. Le souci de clarté de l'auteur, qui multiplie les définitions etles répétitions, finit par nuire à la netteté de ses développements. Son style n'est peut-être pas à la hauteur de ses intentions. D'autre part, ses arguments n'emportent pas toujours l'adhésion. La critique du narrataire degré zéro me semble, par exemple, peu convaincante : rejeter la notion sous prétexte qu'on ne saurait à la fois connaître une langue et se montrer incapable de saisir telle relation de causalité implicite ou telle connotation, c'est en ignorer le caractère purement théorique (le narrataire n'est pas un être humain). De même, je ne crois pas (p. 161) qu'il se crée toujours « entre un narrateur et un narrataire des liens qui présupposent certaines affinités intellectuelles » (il suffit de penser au Noeud de vipères) et je ne comprends pas (p. 184) pourquoi «les connaissances du narrateur... limitent nécessairement celles du narrataire » (on peut, en effet, imaginer un narrateur qui s'écrierait : « vous qui savez tout, ô lecteur, alors que je ne sais presque rien... »).

L'apport d'Ifri est cependant indéniable. Les amateurs de Proust lui sauront gré d'avoir abordé la Recherche sous un angle nouveau et d'en avoir éclairé la texture ; et les narratologues lui seront reconnaissants d'avoir montré ce que l'étude systématique d'un narrataire peut ajouter à la compréhension d'un récit

GERALD PRINCE.

Cahiers du Centre de Recherches sur le Surréalisme, Mélusine, n° V, Politique-Polémique, Études et documents réunis par H. BÉHÀR. Lausanne, L'Age d'Homme, 1983. Un vol. de 399 p.

La vitalité des Cahiers du Centre de Recherches sur le Surréalisme ne cesse de se confirmer avec la publication de ce cinquième numéro qui se veut à la fois un

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outil de travail bibliographique, précieux grâce au nombre et à la variété des documents publiés, et une méthode offrant au chercheur qui se lancerait dans l'analyse des textes surréalistes - combien divers dans leur forme ! - que sont les textes de combat, une base théorique indispensable.

En effet à qui hésiterait entre une répartition proprement politique des textes avec toute l'objectivité historique que cette répartition exige (mais alors que faire de leur dimension passionnelle ?) et une adéquation à la dimension subjective de la polémique (mais comment, en ce cas, éviter la prise de parti quasiment inévitable ?). H. Béhar et P. Mourier-Casilde proposent cet axiome : considérer qu'il n'y a pas de rupture entre le polémique et le politique, que tous deux sont des actes de discours à examiner à la même lumière dès lors qu'ils se situent de la même façon dans une stratégie de l'écriture. Axiome dont l'ensemble des articles qui constituent ce recueil démontre avec cohérence la validité.

Une série d'articles - tels que ceux de B. Gelas, G. Palayret, J.M. Pianca - balise le terrain en faisant une analyse extrêmement serrée des rapports entretenus par les surréalistes avec le Parti Communiste ainsi que de l'évolution de ces rapports. Mais, et c'est là l'originalité du projet, cette analyse se base moins sur l'emploi de concepts politiques que sur une lecture des textes faite dans l'optique d'une critique de la réception. Tout un travail est opéré sur le destinataire de ce discours polémique-politique ainsi que sur les formes de ce discours qui débordent largement de la « littérature ». Pamphlet, tract, manifeste, lettre ouverte, sont tour à tour abordés et des notions telles que celle du travail ou du futurisme se mettent alors à fonctionner, en quelque sorte de l'intérieur du texte, dévoilant ses procédures et sa polyvalence stratégique.

Il est vrai que ce centrage sur l'agressivité verbale du surréalisme aurait pu faire oublier le souci non moins passionnément unitaire du groupe surréaliste pour qui l'injure ne fut pas une fin en soi.

Cette ouverture et ce débordement de toute prise de position polémique vers un « ailleurs » au nom duquel s'exécutait la violence verbale sont heureusement à leur tour rappelés par des études - C. Debon, H. Béhar, U. Vogt, R. Navarri - qui restituent à la démarche surréaliste son aura de poéticité et sa tension vers les utopies du futur.

Et c'est en fin de compte l'aspect le plus attachant de ces Cahiers que de chercher à mettre au point une démarche critique rigoureuse, éloignée de toute apologie sentimentale comme cela est trop souvent le cas lorsqu'il s'agit du surréalisme, sans se couper des interrogations existentielles qui firent la force et l'impact de ce mouvement.

P. PLOUVIER .

INES HEDGES, Languages of revolt. Dada and surrealist literature and film. Duke University Press, Durham N.C., 1983. Un vol. 16 x 23,5, relié de 166 p.

Cet ouvrage se veut avant tout ouvrage d'interprétation, fondé sur deux théories : « frame theory » de Marvin Minsky, Terry Winograd, et « naturallanguage processing » qui amène à la proposition de modèles et de méthodes pour construire des textes d'écriture automatique.

Devant ces assises, fondamentales pour l'appréciation de l'ouvrage, nous ne pouvons que déclarer notre incompétence. En fait, pour nous en tenir au champ de recherche qui est le nôtre, Dada et le surréalisme nous semblent bien servir ici avant tout de prétextes destinés à justifier cette armature conceptuelle ; c'est à quoi vise l'ouvrage, plus qu'à enrichir notre connaissance de ces mouvements dans leur complexe singularité ; aussi cet essai peut-il se permettre d'embrasser en

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moins de cent cinquante pages (l'appendice « modélisant » occupant les pages 138 à 146, le reste étant réservé aux notes et à l'index) un vaste panorama - oeuvres littéraires, oeuvres plastiques, films produits par Dada et le surréalisme - que Mme Hedges ne craint pas d'élargir à l'ouvrage de Franz Mon, Herzzero (Berlin, 1968), à Rayuela de Julio Cortazar (Buenos Aires, 1972) et Codex (Paris, 1974) de Maurice Roche, On ne peut donc s'étonner que l'information de l'étude reste générale et vague, quand elle n'est pas erronée : ainsi, Nadja est ramené à l'état banal de « roman », alors que le statut même de ce récit et l'articulation qui s'y opère entre le temps de l'événement et le temps de l'écriture posent des questions essentielles pour la compréhension de la nature du surréalisme, de sa dynamique et de ses fins. Dans l'ensemble du livre, l'absence de tout sens historique aplatit tout sur tout : Desnos n'est-il pas crédité d'une exploration cabalistique du langage (au sens propre) dans ses expérimentations verbales de 1922 ? L'alchimie qui, dans le cours du développement du surréalisme et assez tardivement, est devenue pour lui une référence analogique, est présentée ici comme la clé majeure d'explication, et cela dès l'origine du mouvement.

L'absence de bibliographie, la confusion de l'index - qui mêle noms propres, notions, titres d'oeuvres - sont gênantes.

Bref, ce travail ne peut être considéré que comme un essai ; il ne saurait constituer une ouverture décisive sur ce moment des arts.

MARGUERITE BONNET.

Paul Valéry, Le Pouvoir de l'esprit, par NED BASTET, NICOLE CELEYRETTE-PIETRI, SIMON LANTIÉRI, SERGIO VILLANI, DANIEL

MOUTOTE, HUGUETTE LAURENTI, JUDITH ROBINSON-VALÉRY, textes réunis par H. LAURENTI, Revue des Lettres Modernes, série « Paul Valéry », n° 4, Paris, Minard, 1983. Un vol. 13,5 x 19 de 179 p.

Ce nouveau volume de la « série Valéry » prolonge la réflexion (sur la notion de système) développée dans le précédent, mais prend ses distances avec elle, la jaugeant d'un point de vue transcendant, celui de l'esprit, dont il dit le pouvoir. A la question de Teste, « Que peut un homme ? », les différentes communications vont répondre en choisissant, chaque fois, un angle d'approche spécifique.

N. Bastet dans « Valéry et la gêne d'être » montre à quel point cette exaltation des pouvoirs de l'esprit, cet orgueil du moi à la conquête de ses possibles, s'accompagnent (au sens musical) d'un sentiment aigu de la contingence et de la vulnérabilité de l'être. Face à ce nihilisme existentiel, à cette rage « d'être pris, comme le dit Valéry, dans cette affaire d'être sans l'avoir voulu », se met en place toute une stratégie défensive. L'esprit, bandé dans ses énergies, transi par une lucidité féroce, apparaît comme la seule issue - dérisoire - à cette blessure ontologique fondamentale.

Il y a donc des limites au pouvoir de l'esprit L'expérience de la souffrance (physique et mentale), plus que tout autre, nous les fait toucher. N. CeleyrettePietri analyse dans « L'esprit et l'idée fixe » les différents moyens recherchés par Valéry pour les transgresser. Il s'agit de débrayer la pensée de la vie afin d'avoir raison des associations irrationnelles : domination totale sur ses représentations codifiées en système ou encore sublimation opérée par la soumission aux exigences de l'écriture. Ce ne sont là que refuges provisoires, en attendant que des thérapeutiques rendent possibles une chimie du bonheur aussi improbable que les vertus de l'oubli.

On retrouve un Valéry moins accablé mais aussi plus classique avec S. Villani qui souligne la fascination de Valéry pour l'art militaire, la stratégie, et ces figures

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du pouvoir absolu que furent Tibère, Caligula, Napoléon, etc. Doubles obsessionnels de Gladiator, syncrétisme du guerrier et du cheval, manifestant l'ascendant de l'esprit sur le corps, autre nom de la maîtrise de soi et sur le monde, indicatrice de l'aspect démiurgique de la création poétique.

Sur un tel thème le parallèle Nietzsche - Valéry s'imposait. Après E. Gaède, S. Lantieri, fidèle à sa méthode comparatiste (il avait dans le précédent volume rapproché Valéry et l'École de Vienne) en fait l'objet de son étude, mettant en évidence les points communs et les différences entre « Volonté de puissance et puissance de l'esprit ».

Avec lés communications de D. Moutote et d'H. Laurenti le pouvoir de l'esprit est moins vu comme l'un des moteurs de la philosophie valéryenne qu'appréhendé dans ses opérations. Moutote montre comment le Faire valéryen s'investit dans un Dire qui produit des effets de sens différents selon qu'il s'agit des poèmes ou des Cahiers. Mais, dans l'un comme dans l'autre cas, le langage demeure performatif. Privilège nettement établi de la sémiotique sur la sémantique qui place Valéry à l'avant-garde de l'art du XXe siècle. Balisant le vaste territoire du théâtre valéryen, jusque dans ses projets à peine ébauchés, H. Laurenti fait défiler devant nous les « Figures dramatiques du pouvoir de l'esprit » : Orphée, Amphion, Sémiramis, Faust, Le Solitaire. Ces personnages exemplaires, Valéry ne se borne pas à nous les présenter, il les fait agir avec une intuition subtile de tous les problèmes de la scénographie contemporaine. Et la science valéryenne est ici telle qu'on peut se demander avec H. Laurenti si, l'humour reprenant ses droits, le pouvoir de l'esprit ne serait pas une illusion théâtrale ?

Un grand nombre de textes valéryens, peut-être les plus connus, sont des

réflexions sur le monde actuel. J. Robinson-Valéry s'était assigné la tâche de

mesurer « l'impact de la civilisation moderne sur les pouvoirs de l'esprit ». Tâche

ardue, car les pressentiments valéryens, si souvent cités, ont rarement été entendus

dans le « loisir intérieur ». Leur profonde sagesse passe mal sur les ondes qui les

transforment en clichés. Banalisation des propos d'autant plus grande que les

technologies qui les diffusent sont plus raffinées. Inflation généralisée... on la

préviendra en lisant ce livre stimulant qui nous invite à reméditer la pensée

valéryenne laquelle ne cesse de nous questionner, comme en a témoigné la Table

ronde animée par Michel Décaudin.

RÉGINE PIETRA.

GIOVANNI DOTOLI, Bibliografia critica di Ricciotto Canudo. Préface de MICHEL DÉCAUDIN. Fasano, Ed. Schena, 1983. Un vol. 17,5 x 24 relié de 684 p. ill.

Paris ville visage-du-monde chez Ricciotto Canudo et l'avant-garde italienne. Fasano, Ed. Schena, 1984. Un vol. 17 x 24 de 77 p. ill.

Ricciotto Canudo (1877-1927), qui passa la seconde moitié de sa vie en France et au service de notre pays, reste une figure par trop méconnue de notre avantgarde historique, comme disent nos amis italiens. Aussi Giovanni Dotoli, qui dirige les publications de la Fondation Canudo s'emploie-t-il à divulguer les oeuvres du directeur de la revue Montjoie !, l'inventeur de l'expression « Septième art» pour qualifier le cinéma naissant, le titulaire de la chronique des lettres italiennes du Mercure de France. Il lui consacre une bibliographie critique réunissant près de 3 000 entrées, qui « se lit comme un roman », selon la formule de Michel Décaudin, dans la mesure où les inédits et les manuscrits, les oeuvres annoncées non publiées ou perdues s'ajoutent aux articles, poèmes, romans, scenarii, etc., que viennent littéralement illustrer 180 documents relatifs à la vie, aux amitiés, à l'oeuvre de ce pionnier des relations franco-italiennes.

COMPTES RENDUS 337

Comme on aimerait pouvoir posséder un tel instrument pour tous les auteurs de notre bibliothèque !

Au cours du colloque organisé par Pierre Brunel sur « Paris et le phénomène des capitales littéraires », le même Dotoli a présenté une communication rendant compte de l'image de Paris aux yeux de Canudo. Non content d'en faire le coeur du monde moderne, le « phare central de l'humanité nouvelle », le centre de l'art nouveau, il voulut y voir la capitale de la Méditerranée, le lieu d'accueil par excellence des Transplantés (et non les déracinés !), la ville « cérébriste » unissant les avant-gardes. La plaquette s'étoffe de 38 illustrations consacrées au Paris de l'époque, à ses peintres (Delaunay, Severini...) et de documents canudiens figurant dans l'ouvrage précédent Un chapiteau soigneusement sculpté en l'honneur de notre mythique cité des lumières.

HENRI BÉHAR.

BERNARD CHOCHON, Structures du «Noeud de vipères » de Mauriac, une haine à entendre. Paris, Minard, Archives des Lettres modernes, n° 216, 1984. Un vol. 13,5 x 18,5.de 92p.

Sans apporter de documents ni d'éclairages vraiment nouveaux, ce petit volume présente, à l'aide d'exemples précis, une vue d'ensemble très cohérente et très juste de quelques éléments structurels de première importance dans le roman de Mauriac. Une étude systématique des figures de rhétorique, du temps des verbes et de la chronologie débouche sur les maîtres-mots d'« obsessionnel » et d'« incommunicabilité » que M. Chochon rattache fort heureusement à une phrase capitale de la préface du Désert de l'amour, et qui n'est pas, pour le lecteur, sans évoquer certains aspects de La Chute de Camus. On notera aussi un utile schéma des séquences narratives (p. 40) et un précieux tableau des décalages entre l'ordre des événements et celui de leur présentation par le narrateur (p. 66-67). Très riches enfin, les notes rendront de grands services.

MICHEL AUTRAND.

GASTONE MOSCI, Mounier e Béguin. Urbino. Edizioni Quattroventi, «Biblioteca di Hermeneutica », 1983. Un vol. 14x20,5 de 125 p.

Retracer l'histoire de la revue Esprit à travers la personnalité de ses deux premiers directeurs et faire le point sur l'actualité de leur message, tel apparaît le double objectif de ce livre, dont l'auteur, disciple du Professeur Carlo Bo, commente d'abord le rôle joué par les Cahiers de la quinzaine et l'importance de l'héritage péguyste. Ensuite, les deux principaux chapitres s'emploient à caractériser les apports respectifs, « défi » prophétique de la part de Mounier, « lumière » conciliante et conquérante dans le cas d'Albert Béguin.

En quête d'une spiritualité rénovée, M. Mosci oriente ses recherches dans le sillage de la pensée de Péguy, dont Mounier et Béguin s'imposent à partir de 1930 comme les continuateurs intrépides. Le plus précieux, pour un lecteur français, est de noter l'influence exercée en Italie par les courants culturels de notre pays, et singulièrement par le christianisme engagé qui fut la marque de l'équipe d'Esprit. A ce mouvement se rattache une tendance qu'épousèrent dès les années 1930, et plus encore après la guerre, nombre de penseurs et d'écrivains transalpins : tendance à la fois chrétienne et démocrate (ne pas traduire « démocratechrétienne »), animée entre autres par Carlo Bo. L'ouvrage se réfère à diverses études italiennes, il dresse le bilan de manifestations comme la rencontre de Milan sur Mounier (1981) ou les journées romaines de 1979 consacrées à Béguin. Il

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n'ignore pas pour autant les publications et activités étrangères, françaises, suisses, voire plus lointaines : colloques de Dourdan, en 1982, à l'occasion du trentième anniversaire de la mort de Mounier, de Cartigny, en 1977, où Béguin se trouvait associé à son ami Marcel Raymond, etc.. Et c'est en fin de compte Albert Béguin, « symbole de vie intellectuelle » selon Carlo Bo, qui semble recevoir ici le plus d'honneur.

ROBERT BESSÈDE.

J.S.T. GARFITT, The Work and Thought of Jean Grenier (1898-1971). London, The Modem Humanities Research Association Texts and Dissertations (formerly Dissertation Séries), volume 20, 1983. Un vol. 15x22 de XII-187p.

Par un concours de circonstances qui n'est point hasardeux, qui signifierait plutôt que Jean Grenier va bientôt tenir dans la littérature de notre siècle la place qui pour les meilleurs fut toujours la sienne : une des premières, voici paraître coup sur coup sa correspondance avec Camus, une réimpression des Iles - ce chef-d'oeuvre depuis longtemps proposé aux étudiants japonais en édition annotée par le traducteur de Proust, Inoué Kyuichiro - et cette fois dans L'Imaginaire, où Gallimard promeut des écrivains presque toujours de valeur, et peu après sa première thèse française, inédite, celle de C. Tarot sur Le Problème du sujet dans l'oeuvre et la pensée de Jean Grenier, voici paraître en anglais - dure leçon pour nous ! - une autre thèse, d'ensemble celle-là, sur The Work and Thought of Jean Grenier, complétée par de bonnes bibliographies, soit de Jean Grenier, soit des études les plus judicieuses qui lui furent consacrées 1. Or, la première d'entre elles, signée R. Andrianne, parue à Bruxelles dès 1953, s'intitule : Grenier, écrivain méconnu. A cette situation, deux raisons principales : pour avoir été en Algérie le professeur puis le maître d'Albert Camus, on le réduit trop souvent à ce rôle : pour avoir toute sa vie enseigné, au lycée, puis en faculté, il pâtit de la méfiance méprisante de trop d'écrivains ou critiques à l'égard de ceux qui, pour écrire en toute liberté, acceptent les lourdes charges de l'enseignement Or Grenier savait qu'un écrivain de qualité rassemble rarement assez de lecteurs pour vivre de ses droits d'auteur. A quoi s'ajoute que ce Breton de naissance, ayant choisi de vivre autour de la Méditerranée (Alger, Naples, Alexandrie, Le Caire), ne fréquentait point les cafés et coteries de la rive gauche où se fabriquent les succès de librairie, et les gloires éphémères.

Ce que, dès la première page, observe l'auteur de cet ouvrage qui répond exactement à son titre : il expose, en onze chapitres assortis d'une conclusion, une synthèse de cette pensée qui, dispersée, en nombreux volumes, en articles publiés dans plus de 120 périodiques, est élusive, malaisée à cerner, parce que l'auteur luimême est en quête perpétuelle et de soi et de l'Absolu. Exposé chronologique de la réformation d'un orphelin de père, durement formé au catholicisme breton, éveillé à la réflexion philosophique par Renouvier et Jules Lequier, lesquels l'aident à

1. Errata : p. IX, licence es-lettres, pour licence es lettres ; p. 26, misinderstandings, pour misunderstandings ; p. 81, soi-disante, pour soi-disant (vérifié chez Grenier) ; p. 77, Sénancour, pour Senancour et P. Lelong pour le P. Lelong ; p. 116, uni, pour unie ; p. 151, référence erronée au Disque Vert ; l'article de Grenier sur Freud ne parut point au N° 4 de 1924, mais en numéro spécial, postérieur au N° double 4-5 ; p. 152, Alger, pour Alger : p. 153, NRF, 164, pour 264 ; p. 154, Valéry Larbaud, pour Valery Larbaud ; p. 162, Etiemble, R, puis R. Etiemble, pour Etiemble ; p. 175, l'article sur la mort de Grenier n'a pu paraître en 1970, un an avant la mort de l'écrivain...

COMPTES RENDUS 339

s'interroger sérieusement, intimement, sur le problème à la fois existentiel et métaphysique du choix et de la liberté, qui le hantera jusqu'à sa mort dans la religion de sa naissance, mais après quel périple !

L'Inde, d'abord, et ce brahman, support de tout ; la Chine ensuite, et son Taô (qu'il ne connut hélas ! qu'à travers deux médiocres traductions, dont celle du P. Wieger, ce qui ne l'empêchera pas d'en tirer le meilleur parti pour lui possible) : l'Absolu de l'Inde, l'alternance du yin et du yang, d'où naît ou que produit le Tao, lui prouvèrent que tout philosophe se prive de l'indispensable qui se confine aux penseurs de l'Occident judéo-chrétien. L'Inde, la Chine, ont en effet compris que l'Être et le Néant sont l'avers et l'envers de ce que Jean Grenier préfère appeler Absolu plutôt que Dieu. Mais elles ne guérirent jamais le Breton méditerranéen de l'angoisse du choix, qu'il tenta d'éluder par l'ambiguïté, l'alternance et surtout l'acte divergent que Garfitt analyse parfaitement grâce à un exemple vécu. Reste que Grenier fut un « écartelé ». Quel dommage par conséquent que l'auteur jamais ne se réfère à l'article que, dès 1924, Jean-Charles (cette fois) Grenier accordait à « l'ambivalence des sentiments d'après Freud » : « Rendons grâce à Freud d'avoir, un des premiers, projeté une si vive lumière sur ce fond obscur de l'inconscient et d'avoir, comme le fit Lucrèce des dieux, essayé de nous délivrer par la science des épouvantes que nous nous sommes créées à nous-mêmes. » Un chapitre s'imposait donc sur l'inconscient du texte : il manque ; il eût plus qu'un peu éclairé ces « états », « moments », « instants » privilégiés, ainsi que ces angoisses de notre perpétuel « écartelé ». Garfitt escamote aussi un peu trop vite la pensée politique de l'auteur des Lettres d'Egypte. A l'en croire, Grenier jamais ne s'engagea plus avant que parmi les « Amis d'Esprit ». Or ces Lettres d'Egypte prouvent que si Grenier, qui affirma son « dégoût des formes sociales » : du stalinisme, prétendu socialisme qui n'est que « rétrécissement de l'esprit » (comme le thomisme) et « devrait en être un élargissement » ; qui s'il n'a pas traité du fellah avec toute la compétence du jésuite Habib Ayrout, le voit « abandonné des hommes » et qui ne se sent moins misérable que grâce à « ses compagnons de misère ». Surtout, Garfitt néglige cette chronique où l'indifférent prétendu, aux pires heures de la guerre d'Algérie, répliqua d'une phrase constamment réitérée à chacun des arguments colonialistes : « Mais ils ont faim ! ». Grenier, enfin, condamne le fétichisme de la marchandise : « l'exploitation rationnelle des ressources et cela seul », unique Absolu des sociétés industrielles, c'est pour lui, à juste titre, la mort de l'homme.

Sa tombe de granit breton orné de romarin méditerranéen, et son retour final au mot « Dieu » de son enfance le montrent donc jusqu'en sa mort « écartelé ».

JEANNINE KOHN -ETIEMBLE .

HARALD EMEIS, L'Ame prisonnière. Analyses de l'oeuvre de Roger Martin du Gard. Préface de SIMONE FRAISSE. Albi, Éditions de la Revue du Tarn, 1983. Un vol. 16 x 24 de 163 p.

Dans cet ouvrage, Harald Emeis présente sept essais qui, pour la plupart, traitent de la psycho-pathologie de Jacques Thibault et de quelques autres personnages. A quatre reprises (p. 56-60, 113, 133, 148), H. Emeis conclut ses études en reprenant la même idée que « les correspondances [...] entre certains traits pathologiques du psychisme des personnages des Thibault et la psychopathologie clinique » ; R. Martin du Gard aurait donc largement utilisé des manuels de psychiatrie et de psychanalyse pour créer ses personnages. Il est certain que Martin du Gard s'est intéressé à ces problèmes ; l'important est de savoir quelle opinion il s'est faite. Harald Emeis se contente de supposer que le

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romancier « n'a pas manqué d'étudier les publications de Freud et d'autres psychanalystes » (p. 113). Soit, mais quels ouvrages de Freud, quels autres psychanalystes ? Ceux-ci ont entre eux de telles divergences qu'on ne peut pas les mettre tous sur le même plan. Il est curieux que H. Emeis, qui multiplie les citations prises à des ouvrages que Martin du Gard aurait pu lire, ne fasse aucune référence aux manuscrits de la Bibliothèque nationale où l'on trouve toutes les notes de lecture de l'écrivain.

Harald Emeis fait aussi l'inventaire de plusieurs modèles de Jacques mais son étude n'aboutit à aucune conclusion, si bien que le personnage est traité comme la juxtaposition de pièces rapportées. Faut-il souligner qu'en réalité Martin du Gard, comme tout grand romancier, avait une conception très cohérente de la personne ? Ailleurs, Jacques est présenté comme un « messie moderne » à partir de rapprochements bien discutables : suffit-il que Martin du Gard ait lu la Bible (Voltaire aussi) pour chercher une correspondance jusque dans les détails entre L'Été 1914 et le texte biblique ? Au contraire, l'étude sur « l'acte de mourir » est beaucoup plus convaincante mais pourquoi ignorer la thèse de M. Gallant (1971) sur le même sujet ?

Harald Emeis a eu le mérite de poser des problèmes qui ne sont pas négligeables ; on regrettera que des erreurs de méthode affaiblissent souvent considérablement la portée de ses études.

ANDRÉ DASPRE.

Giono : lecture plurielle. « Études littéraires », vol. 15, n° 3, décembre 1982, Les Presses de l'Université Laval, Québec, Canada. Un vol. 14,7 x 22,7 de 183 p.

Le titre Giono : lectures en liberté aurait peut-être mieux convenu que « lecture plurielle » à cet excellent numéro des Études Littéraires québécoises, car ce n'est pas tant de méthodologie qu'il est ici question que de plaisir de lire, de « subjugation » individuelle, comme dit fort bien C. Kègle dans son introduction. Mais la variété des articles n'exclut pas non plus la cohérence du recueil assurée par deux thèmes, d'ailleurs fondamentaux dans les derniers romans de Giono : la notion de vide (A.J. Clayton, L. Fourcaut, C. Kègle, M. Neveux, R. Ricatte) et le statut de l'écrivain par rapport à son oeuvre (J. Chabot, P. Citron, A.J. Clayton, L. Fourcaut, M. Neveux, J. Pierrot).

Présenté en conclusion, le texte de P. Citron sur « le recentrage de Giono à partir de 1939» peut servir de cadre à l'ensemble de l'ouvrage, tout entier consacré au cycle du Hussard et aux Chroniques. A partir du tournant que constitue Pour saluer Melville, le critique recense en effet les amputations dans l'inspiration de Giono (fin du pacifisme, abandon des utopies paysannes) et les resourcements (rapports plus directs avec la biographie) et il souligne l'unification de l'oeuvre par la présence désormais constante des problèmes de l'écriture et du statut de l'écrivain dans l'oeuvre. Au-delà de cette mise au point fort claire, on saura gré à P. Citron d'avoir insisté sur certains effets de distance ou d'ironie caractéristiques du dernier Giono et peu étudiés jusqu'ici.

Plusieurs articles ensuite s'attachent à des constantes de la narration. Ainsi R. Ricatte donne un très important travail sur « les vides du récit et les richesses du vide ». Il y dresse une typologie fort complète des vides narratifs : absence d'informations sur les personnages, ellipses dans l'action, focalisation extérieure au héros, etc. Il met en évidence les incidences d'une telle technique sur le récit, attribuant à tout ce non-dit la puissance d'envoûtement des romans de Giono. Surtout, il propose des explications d'un tel choix : refus de la psychologie par

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l'auteur et rapport avec le thème, fondamental dans l'univers de Giono, de la tentation de la perte, forme particulière de l'ennui pascalien.

L'article de A.J. Clayton s'attache, au moyen d'analysés très fines, à l'étude d'un procédé narratif en rapport précisément avec le vide : « la table rase annonciatrice». Il démontre comment un phénomène reproduit d'oeuvre en oeuvre : l'obscurcissement ou le blanchissement général du décor, est le signal de l'événement important de la crise romanesque. Il montre également comment cette situation est finalement métaphorique de l'entreprise d'écriture pour l'écrivain, le vide de la table rase étant nécessaire à la genèse et à l'émergence du verbe.

J. Chabot mobilise trois occurrences (empruntées à Jean le Bleu, au Hussard sur le toit et au Bonheur fou) d'une même scène qu'on pourrait qualifier de « primitive » : la rencontre d'un héros avec une femme dans un grenier, et explore toute la variété des significations possibles d'un tel choix. Il se réfère donc aussi bien aux études de Bachelard sur l'imaginaire de l'espace qu'à des interprétations d'ordre plus directement psychanalytique où s'esquisse un rapport entre mère et fils, pour en venir enfin à suggérer qu'il s'agit là de la « situation critique » par excellence, jouant sur cette expression qui désigne soit la situation où le héros se révèle soit celle de l'artiste Giono face à son « grand théâtre ».

La réflexion de M. Neveux sur « Giono-Gygès » se présente également sous forme de superposition de textes offrant une situation romanesque identique : un personnage assiste à une scène, d'amour ou d'espionnage, tout en restant invisible lui-même. Toutes les composantes en sont minutieusement relevées par l'auteur pour qui il s'agit là d'une situation de transgression qui n'est pas tant sociale ou morale que métaphysique, et qui lui semble correspondre au « désir d'usurpation démiurgique » de l'écrivain.

Les trois autres communications s'exercent chacune sur une oeuvre précise. C. Kègle s'attache à L'Iris de Suse. Elle étudie systématiquement l'enchâssement de trois niveaux narratifs et pour chacun d'eux, elle dégage « les champs sémantiques de l'Absente ». Elle vérifie donc les liens que ce personnage vide entretient avec les composantes narratives du roman et conclut que « l'absence de l'Absente » est précisément ce par quoi s'institue la présence dans ce texte.

J. Pierrot constate que dans Les Grands chemins l'itinéraire du héros se présente comme « une errance quasi pathologique » et qu'il met en évidence une série d'infractions à la règle sociale ou morale. Il suggère que ce parti pris de Giono peut procéder d'un désarroi dû à « une « incertitude fondamentale de la pulsion sexuelle gionienne », mais s'attache plutôt à une autre hypothèse, celle que l'Artiste et le narrateur sont des doubles de l'auteur, qui prend le risque de dénoncer les interdits moraux mais aussi celui de dévoiler les voies de sa propre création.

L'article de L. Fourcaut sur Noé intitulé « Le fond et les formes » termine brillamment l'ensemble de ces études. Développant l'hypothèse de R. Ricatte, il expose comment s'articulent de façon dialectique le besoin de la circulation élargie du sang « hors des barrières de la peau » - dont le risque est la perte - et la nécessité de la conservation - dont le risque est l'excès d'avarice -, il étudie ces notions à travers une grande variété d'images dont il met à jour l'unité profonde. Il montre enfin comment dans Noé Giono est parvenu à « élaborer l'expression apollinienne des puissances dionysiaques du fond» en associant souplesse et même instabilité ou décentrage de l'intrigue et forme romanesque repérable et finalement close malgré tous ses avatars.

MIREILLE SACOTTE.

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Correspondance Jean Giono-Lucien Jacques 1930-1961, édition établie et annotée par PIERRE CITRON. Paris, Gallimard, « Cahiers Jean Giono 3 », 1983. Un vol. in-12° de 249 p.

La tranche 1922-1929 de cette correspondance avait déjà paru en 1981 chez Gallimard. Voici le second et dernier volume à paraître, qui conduit ce courrier de l'amitié de 1930 à la mort de Lucien Jacques en 1961. Ces lettres sont inédites et Pierre Citron y joint en appendice deux documents qui les complètent utilement : un témoignage sur la rencontre de Giono et d'Amédée de la Patellière, et un « mémoire » de L. Jacques sur l'élaboration de la traduction en commun de Moby Dick.

J'ai eu l'occasion, dans un numéro récent de la Revue dd'Histoire littéraire de la France, de dire en quelle estime je tiens cette édition, quelle est la séduisante personnalité du correspondant de Giono - poète, homme de musique et de danse, aquarelliste de grand talent, et le plus désintéressé et le plus délicat des amis ; quelle chronique cette correspondance entre Giono et lui nous livre des débuts du romancier, dont L. Jacques a été l'inventeur ; et aussi quel annotateur sans égal est Pierre Citron (dont les éditions de Balzac, de Berlioz font autorité) : il possède à fond l'oeuvre de Giono, il a été son ami et celui de Lucien, et il a connu de près le milieu du Contadour et les familiers des deux compagnons.

Dans le présent volume, cette connaissance directe, personnelle et l'érudition de P. Citron font merveille. La datation des lettres posait des problèmes difficiles : il les résout avec une élégance remarquable ; souvent (durant la période de guerre surtout) les allusions de Giono se font cryptiques, le tissu quotidien de la biographie s'est opacifié : grâce à tous les témoignages que lui, et lui seul, pouvait rassembler, P. Citron éclaire presque tout. Et son commentaire n'a rien d'hagiographique : mieux que personne il sait de quelles imprudences ou de quelles fabulations spontanées Giono est capable, et il les suggère avec toute la délicatesse et la précision d'une amitié lucide.

Le contenu de ces lettres nous offre une abondance de renseignements sur la vie de l'auteur, sur son engagement politique (« Je suis décidé dans ce siècle où il y a tant de cons et de salauds à essayer de faire l'homme », écrit-il en 1934 quand il s'apprête à défendre Thaelmann, prisonnier de Hitler), sur ce qu'ont été le Contadour et ses Cahiers - oeuvre de Lucien Jacques plus encore que de Giono -, sur l'Occupation, qui amène celui-ci à gérer deux fermes, à cacher des résistants, etc.. Tout le milieu des amis, des relations littéraires (les rapports avec Poulaille et le Nouvel Age, avec Gide, avec les deux éditeurs concurrents) revit ici, et L. Jacques juge avec une dure perspicacité les périls que cette intelligentsia de Paris réserve au provincial brusquement célèbre.

Cette clairvoyance de l'ami rejoint celle du critique que Lucien a continué d'être pendant tout un temps devant les livres de Giono en train de se faire, quand, par exemple, il n'hésite pas à le mettre en garde contre le fantastique au rabais où il risque de s'enfoncer, témoignant à l'égard de son ami une exigence formulée de façon bouleversante (« un jour tu feras ce que seul tu es capable de faire : le livre qui donne une raison d'être à une génération ») et à laquelle il l'a aidé à répondre.

Dans les lettres de Giono, on continue à suivre la chronique de sa maison, et surtout son rapport intime et pathétique à son oeuvre littéraire. On voudrait tout citer : cette « espèce d'hémorragie de la personnalité » qu'il ressent en rédigeant Le Grand Troupeau ; cette ouverture progressive du monde que le progrès du texte lui procure (« Je veux aller jusqu'au bout de tout ce que j'ai à dire, et le dire, et laisser s'élargir l'horizon autour de moi à mesure que je marche »), l'aventure jaillissante qu'est pour lui l'écriture (« L'histoire court et galope [...] avec des tas de choses imprévues qui surgissent, frappent, s'éteignent, et puis d'autres viennent », confie-t-il à propos de la composition du Chant du Monde).

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Plus intimement encore - à un niveau qui transcende les occasions biographiques -, on atteint le vide fondamental qui se creuse chez cet homme si ardent à la vie. A prendre les témoignages qu'en donnèrent plus tardivement ses romans, on pourrait le croire imaginaire ou amplifié, ce vide, alors qu'on le saisit là dans l'authenticité d'un appel au secours, adressé à l'ami, au « plus que frère » et où le seul fait de confier se détresse revêt déjà celle-ci d'un détachement frémissant que marque l'emploi de l'imparfait : « ça me curait au dedans comme on cure au couteau un morceau de bois », « je n'atteignais plus rien autour de moi », « autour de moi tout perdait sa couleur et sa forme ».

Même s'il n'y avait dans ces lettres que ce témoignage direct du mal de vivre, elles vaudraient d'être publiées : combien le méritent-elles davantage encore quand on mesure leur richesse et la piété attentive et efficace d'un excellent éditeur qui nous permet de les lire en clair !

ROBERT RICATTE.

PETRA VOIGT-LANGENBERGER, Antifaschistische Lyrik in Frankreich 1930-1945. Peter Lang, Europaïsche Hochschulschriften, 13, Frankfurtam-Main, Bern, New York, 1983. Un vol. in-8° de 251 p.

L'auteur présente la poésie antifasciste entre 1930 et 1945. Son but consiste à montrer que depuis la fin des années 1920 en France une littérature est née dont les auteurs se sont tournés vers la politique et ont précisé de nouveau la fonction sociale de l'écrivain et de la littérature dans la discussion avec le communisme et dans la lutte contre le fascisme. Ainsi est démontrée la continuité de ce processus, à savoir le développement d'une «poésie de la Résistance» au sens large qui s'accomplit en trois phases : de 1930 (Congrès de Kharkov et préparation à la fondation d'une union des écrivains révolutionnaires) à 1934-1936 (Front populaire, victoire électorale de la gauche) ; guerre civile en Espagne et la Résistance (Deuxième Guerre mondiale). Sa thèse principale est que la poésie de la Résistance au sens étroit, c'est-à-dire la poésie écrite pendant l'occupation allemande, est la conséquence logique ou plutôt le développement de la littérature antifasciste antérieure. L'interprétation de 20 poèmes démontre l'engagement antifasciste croissant des intellectuels de gauche français. Au centre des analyses qui visent l'interaction de l'histoire et de la production lyrique se trouvent P. Éluard et L. Aragon. La lutte antifasciste des écrivains et leurs activités politiques et artistiques sont mises au premier plan. Se basant sur les publications relatives au sujet de Aron, J. Duclos, H. Michel, R. Freiberg et W. Klein l'auteur donne de nombreux exemples bien choisis. La théorie littéraire n'est presque pas abordée. Dans l'interprétation des poèmes les réflexions sur le contenu et les thèmes ainsi que les relations référentielles évidentes sont prépondérantes.

On peut cependant regretter que les questions d'esthétique aient été quelque peu négligées.

La valeur de l'ouvrage est surtout dans la vue d'ensemble qu'il donne en tenant compte des années 1930 et spécialement dans l'anthologie qui complète l'ouvrage et qui comprend 60 poèmes dont la majorité n'ont pas été publiés ou réédités depuis leur édition originale, une anthologie qui est un enrichissement intéressant des anthologies connues des poèmes de la Résistance.

CHRISTA BEVERNIS.

SAINT-JOHN PERSE, Anabase. Édition critique, Transcription d'états manuscrits, Études par ALBERT HENRY. Publications de la Fondation Saint-John Perse. Paris, N.R.F. Gallimard, 1983. Un vol. de 323 p.

L'édition critique d'Anabase de Saint-John Perse par Albert Henry présente un

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double intérêt : celui, d'abord, de révéler au public l'existence d'un nombre remarquable d'états manuscrits du poème, et d'en présenter la transcription. Sachons gré au critique d'avoir, à ce déchiffrage, fatigué sa patience, une vertu qui, de nos jours n'est plus associée qu'aux humbles travaux des moines copistes. En second lieu, et grâce à ce matériau inédit, de suggérer une nouvelle lecture d'un poème dont les fulgurances elliptiques n'ont pas cessé d'étonner depuis que T.S. Eliot désespérait d'en trouver « la clef ».

Comment ne pas déplorer, cependant, que l'éditeur n'ait pas mieux secondé le chercheur, qu'un papier de vilain grain et une technique photographique imparfaite aient fait de ces pages manuscrites à l'écriture nette et lisible un grimoire quasi indéchiffrable ? Qu'aurait dit Saint-John Perse de ces caractères « à la poudre de riz », lui qui avait eu le souci de se fabriquer une belle calligraphie ? La transcription linéaire des manuscrits ne peut, en effet, remplacer ni la vision diachronique des différents états du poème ni celle de la disposition spatiale des variantes sur la page.

C'est à partir de ce précieux matériaux, et dans les termes heureux dont il nous a donné l'habitude depuis son étude d'Amers (1963) et celle plus récente d'Amitié du Prince, qu'Albert Henry esquisse, dans le dernier quart de son ouvrage une lecture d'Anabase. Preuves en main, elle met en lumière le parallélisme entre le contenu thématique du poème - une conquête de la solitude et de la vie intérieure qui suit les étapes d'une expédition à cheval sur les plateaux arides chinois - et l'opération lente et progressive d'ascèse de l'écriture elle-même. Le caractère énigmatique du poème est ainsi justifié et mieux qu'il n'avait pu l'être précédemment : l'ellipse, l'impersonnalité et l'abstraction sont les produits d'un travail conscient et élaboré sur un premier texte nourri de vécu et de concret. Beaucoup de lacunes sont ainsi comblées, beaucoup de chaînons manquants surgissent.

Le sillon est tracé pour une rêverie systématique sur les termes persiens des conflits et compromis entre le texte reçu et le texte élaboré, entre l'instinct et l'intellect, soit entre « l'activité du songe » et « l'idée nue ».

HENRIETTE LEVILLAIN .

DAVID BRADBY, Modern french drama 1940-1980. Cambridge, Cambridge University Press, 1984. Un vol. 15 x 22,5 de 299 p.

Cet ouvrage est un bon exemple de la qualité que peut garder, des services que peut rendre un ouvrage réellement partial. Il se présente comme une mise au point du théâtre moderne en France de 1940 à 1980, ce qui d'emblée marque son originalité et son intérêt : pour une fois enfin le théâtre des années d'occupation n'est pas tenu à l'écart, pour une fois n'est pas simplement survolé le théâtre postérieur aux grandes années du théâtre de l'absurde. Il va de soi que ni le théâtre de boulevard ni le théâtre de tradition ne sont ici considérés : Anouilh et Cocteau fort heureusement ne souffrent pas de cette exclusion, des pages très honnêtes leur sont consacrées, même si sont quasiment passées sous silence les vingt dernières années de la production d'Anouilh. En revanche, la liaison étroite, constamment maintenue, entre les grands courants de la recherche, les metteurs en scène et les auteurs (sinon les acteurs) restitue au monde théâtral l'existence globale qui est devenue, pour lui, la seule légitime. L'histoire du texte est désormais inséparable de l'histoire de sa mise en scène. Dans cette optique, tout au long du livre, un ordre habile favorise la clarté de la progression vers les tendances les plus actuelles, sans entraîner trop de distorsions chronologiques : on est un peu surpris tout de même de trouver, p. 233, une pièce antérieure à mai 1968 comme La

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Promenade du dimanche de Georges Michel, dans les pièces des années 1970. Les analyses de textes et de spectacles sont claires, méthodiques, présentées dans une langue limpide, riches en détails concrets habilement choisis, mais il ne s'agit jamais, dans ce cas, que de certaines pièces, de certains auteurs et de certains metteurs en scène. La meilleure partie de l'ouvrage est en effet ce qui touche au brechtisme en France, à Adamov (des pages antérieures de M. Bradby nous y avaient préparés) et à Planchon ainsi qu'au Théâtre du Soleil et aux théâtres populaires. Dans ce domaine, les qualités de l'auteur font merveille et le recours à ses développements s'impose.

Mais le déséquilibre de l'ensemble est flagrant Était-il bien raisonnable de consacrer une trentaine de pages à Adamov alors qu'Audiberti par exemple doit se contenter de deux, et Billetdoux et Ghelderode chacun d'une allusion unique ? Ni l'exemplarité du rapport de Camus au théâtre n'est marquée, ni le retentissement extraordinaire du TNP de Jean Vilar (pas une seule de ses mises en scène n'est étudiée, pas une seule photo n'est montrée), ni la place actuelle du théâtre de Claudel chez les jeunes metteurs en scène, ni l'importance des pièces et des films de Marguerite Duras, ni non plus le sens et la cohérence de l'aventure d'un Antoine Vitez par exemple (il n'a droit avec Catherine qu'à une courte mention dans la « Création collective »). On n'en finirait pas de mentionner les manques : une histoire sérieuse les comblera sans peine. Mais ce qui touche aux acteurs est peut-être le plus grave. Le théâtre de ces quarante années a été encore, malgré l'impérialisme dévorant des metteurs en scène, un grand théâtre d'acteurs. Or, chez M. Bradby, alors que sont soigneusement donnés les noms de tous les acteurs de la troupe de Planchon, ni Daniel Sorano ni Silvia Monfort n'apparaissent une seule fois ; Georges Wilson n'est qu'occasionnellement nommé pour avoir mis en scène une pièce de Sartre et Maria Casarès dans la légende d'une photo.

Le livre de M. Bradby ne vaut que dans de strictes limites. Il oblige à aller voir ailleurs.

MICHEL AUTRAND .

ROSELYNE KOREN, L'Anti-récit (les procédés de style dans l'oeuvre romanesque de Jacques Audiberti). Genève-Paris, Éditions Slatkine, 1983. Un vol. 15x22 de 252 p.

A l'occasion du vingtième anniversaire de la mort d'Audiberti, on eût aimé pouvoir saluer sans réserves l'étude que lui consacre Roselyne Koren. La nécessité s'imposait à l'évidence d'une enquête sur l'écriture de ce « grand rhétoriqueur » du XXe siècle. L'auteur réussit à faire ressortir la complexité et la subtilité de la « technique de marqueterie » (p. 205) qui caractérise le travail qu'Audiberti ne cessait d'effectuer sur le langage. La plupart de ses analyses sont de la meilleure venue et montrent fortement que « le roman est, irréductiblement, pour lui, une aventure linguistique» (p. 101).

Hélas, pourquoi faut-il que le portrait d'Audiberti qui apparaît en filigrane de cet ouvrage soit si caricatural ? Sans doute est-ce que Roselyne Koren est passée à côté de l'humour d'Audiberti et de son savoureux ludisme verbal. Et surtout, elle lui prête d'extravagantes naïvetés ! Son projet d'écrivain serait à l'en croire, de « provoquer l'adhésion du lecteur après l'avoir mis dans un état de transe » (p. 11). Ailleurs, elle penche plutôt pour l'hypnotisme (p. 12, 22,58, 230, etc.) sans trop se demander si l'un est compatible avec l'autre ! Ailleurs encore, elle affuble Audiberti de tous les traits du convulsionnaire : « La convergence des procédés de style révèle simultanément que le romancier entre en transe et qu'il cherche à

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communiquer cet état au lecteur » (p. 82)... De grâce, qu'on en finisse une bonne fois avec le vaudou littéraire !

Autre faiblesse majeure de cette étude, l'inconsistance de son présupposé théorique : qu'est-ce que cet anti-récit qui en fait le titre ? Au départ, Roselyne Koren oppose au récit qui, selon elle, définirait le roman traditionnel, les innombrables digressions qui prolifèrent au gré du vagabondage d'imagination du romancier. Cet anti-récit constituerait, finalement, l'essentiel de l'oeuvre, le récit n'étant que prétexte et canevas obligé... Il faut quand même n'avoir lu ni Diderot, ni Proust, ni mille autres romanciers, pour instituer cette opposition simpliste entre récit et anti-récit, et en faire la clé d'une modernité d'Audiberti ! Ce n'est pas tout : l'anti-récit, par la suite, se met à dériver ! Ce n'est plus une efflorescence du discours, mais le discours même du roman pour autant que le travaille l'invention langagière : « L'anti-récit résulte alors de la poétisation de la prose soumise à la tyrannie d'un thème obsédant » (p. 136). On lit, en note, un peu plus loin, que certaines héroïnes « concourent à faire du roman un anti-récit» (p. 181, note 175) ; un peu plus loin encore que La Nâ « est l'anti-récit par excellence, le « journal de bord » d'un roman impossible » (p. 203). Bref, tout est dans tout et réciproquement, et, comme on voit, au bout du compte, l'anti-réçit n'est rien d'autre que le roman de toujours dans sa liberté d'allure et la ductilité de sa définition...

Enfin, Audiberti eût été le premier à s'insurger contre l'emphase creuse de Roselyne Koren et sa manie de l'hyperbole : Audiberti se lance-t-il dans le roman, c'est « à corps perdu » (p. 57). Vise-t-il à poétiser la prose ? Son entreprise est, bien entendu, « effrénée » (p. 150). Son père pratique-t-il le culte des objets ? Il faut que ce soit « avec frénésie » (p. 220). Si l'intrigue apparaît subordonnée à un agencement paradigmatique, c'est « inlassablement », de même qu'accumulation et répétition sont « inlassablement ressassées » (p. 229)... La dévotion de Roselyne Koren à son auteur peut expliquer cette intempérance de plume. Elle ne l'excuse pas. Et la « cause » qu'elle prétend légitimement défendre n'a rien à gagner à tant d'approximation et de complaisance 1.

JEAN-JACQUES ROUBINE.

Michel de Ghelderode, dramaturge et conteur, édité par RAYMOND TROUSSON. Éditions de l'Université de Bruxelles, Bruxelles, 1983. Un vol. 16 x 24 de 180 p.

Les Actes du colloque Ghelderode tenu à Bruxelles en 1982, publiés par les Éditions de l'Université de Bruxelles, débutent et s'achèvent par deux textes qui visent, en véritable hommage à l'auteur franco-flamand, à déboulonner la statue mythique que lui-même et ses commentateurs-biographes avaient, soigneusement ou innocemment, contribué, des décennies durant, à élever. Non, Ghelderode n'était ni un angoissé métaphysique, ni un folkloriste flamingant ni un marginal aigri : de sa biographie à son oeuvre il y a un monde et Les Entretiens d'Ostende, qui passèrent longtemps pour la clé de cet écrivain mystérieux sont à manier avec une extrême prudence depuis que Roland Beyen, dans deux ouvrages capitaux et maintes autres études, a prouvé leur fragilité et leurs lacunes. Les auteurs de ces deux articles sont justement Raymond Trousson, responsable de l'édition des Actes du colloque et R. Beyen lui-même.

1. Quelques bévues glanées ici et là : occurrence est constamment amputée d'un de ses r (p. 78, 91, 95) ; taxé est utilisé avec un adjectif (« taxé de périmé », p. 214). Le prénom du critique Henry Amer (H. Bouillier) prend un y et non un i (p. 151 et bibliographie). La bibliographie omet, parmi les recueils de poésie, Vive Guitare, dans l'oeuvre théâtrale rien moins que Le Cavalier seul, et classe bizarrement L'Opéra du monde, qui est d'une prose drue, parmi les romans en vers...

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Curieusement, pourtant, le corps de l'ouvrage contient des contributions où le folklorisme et le biographisme sont sous les plumes de J. Francis et de J. Blancart-Cassou, l'objet de deux longues études dont on craint qu'elles ne soient, par le lansonisme mâtiné de freudisme qu'elles proposent, en retard d'une méthode critique. C'est d'autant plus dommage que l'étude de J. Blancart-Cassou est consacrée au conteur Ghelderode sur qui les autres études, hormis celle de R. Mortier sur « la fonction de l'espace dans Les Sortilèges » n'ont qu'une portée limitée : histoire littéraire solide, mises au point nécessaires, aperçus thématiques, rappels de notions esthétiques, voilà ce qu'on y trouve : rien de négligeable certes, mais rien de bien original non plus. R. Mortier au contraire à bien vu que le fantastique ghelderodien est l'aboutissement d'une procédure fantasmatique élaborant de toute pièce « un rituel de passage qui s'assimile à une transgression, voire à un sacrilège » (p. 132).

Du coup le narrateur Ghelderode, vingt ans après sa mort, réussit - mais la mue est difficile - à sortir du cocon de l'auteur Ghelderode pour prendre une dimension véritablement littéraire. C'est le cas aussi du dramaturge grâce aux études particulièrement avisées de M. Autrand et de M. Otten : le premier dans « la mise en spectacle du corps déchu dans le théâtre de Ghelderode » décrit avec précision les déchéances et infirmités où se complaisent les personnages de Ghelderode mais surtout rend compte au plus profond de la raison d'être de cette complaisance : elle est liée à la recherche d'un langage physique qui tend à la brutalité du cri tout en s'articulant avec une « théâtralisation renforcée » de ses moyens d'expression. Horreur et carnaval forment couple ; ils résultent non de quelque fascination morose ou goût du pittoresque mais d'une interdépendance primordiale que M. Otten explicite à la lumière de l'anthropologie de René Girard.

Il est regrettable que sur un ensemble de 18 communications peu atteignent à cette densité et que la plupart se contentent d'aperçus historiques, descriptifs, comparatistes, voire anecdotiques qui ne jettent aucune nouvelle lumière sur la vision du monde si secrète - par-delà ses tics et ses facilités - du dramaturgeconteur Ghelderode. A tout le moins est-on sensible, dans ce volume, à l'enthousiasme avec lequel les intervenants parlent de « leur » auteur.

MICHEL CORVIN.

MICHELINE TISON-BRAUN, Ce Monstre incomparable... Malraux ou l'énigme du moi. Paris, A. Colin, 1983. Un vol. 13,5 x 21 de 168 p.

Ce bref volume mène discrètement à bien un projet hardi que n'avait, jusqu'à présent, osé mettre à exécution aucun critique, depuis la mort de Malraux Il offre en effet une vision synthétique de l'oeuvre, envisagée dans sa totalité, des récits farfelus à L'Homme précaire et la littérature, et dans la diversité de ses modes d'expression : romans, essais sur l'histoire et la psychologie des arts et des civilisations, récits autobiographiques. La pensée, vigoureuse et tonique, va droit à l'essentiel. Contournant les lieux communs de la critique malrucienne, Micheline Tison-Braun aborde les problèmes de fond, d'une écriture incisive, riche en formules-éclairs, qui n'est pas sans rapport avec celle de Malraux lui-même. Philosophe, historienne des idées et des mentalités - nous lui devons des études sur La Crise de l'Humanisme, Le Problème de la personnalité dans la littérature française contemporaine - l'auteur s'attache à la signification de l'oeuvre plutôt qu'à sa valeur esthétique et à ses formes, sans s'interdire de souligner, ici l'insidieuse magie d'un style dont le rythme ou la puissance lyrique vient ponctuer

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un sommet de l'interrogation ontologique (p. 130), là, la structure particulière des Noyers de l'Altenburg (p. 48-51).

Le fil conducteur à partir duquel sont reconsidérés tous les écrits de Malraux tient à la question primordiale de l'essence de l'homme et à l'énigme de la conscience de soi, formulée par Kyo, le héros de La Condition humaine : « Pour moi, pour moi [...] que suis-je ? Une espèce d'affirmation de fou : une intensité plus grande que celle de tout le reste... Ce monstre incomparable... que tout être est pour soi. » Qui est je, ce moi capable de se créer et de se concevoir en même temps que le monde ? Cette question, « aussi vieille que la pensée » n'a cessé d'obséder Malraux et donne à son oeuvre sa puissance et son unité. Il « fut l'un des premiers, parmi les écrivains, à la poser dans un langage moderne et surtout avec l'accent propre au XXe siècle » (p. 5). Passionné de métaphysique, mais indifférent aux théories et aux systèmes, il conduit son investigation sans le secours de la psychanalyse, ni de l'introspection narcissique, procédant par l'expérience, sans prétendre débusquer de vérité absolue ni de réponse définitive.

Pour appréhender cette pensée, l'analyse de Micheline Tison-Braun s'organise selon une perspective qui semble dictée par la démarche même de l'écrivain « dont l'esprit progresse non de certitude en certitude mais mais de question en mystère, c'est-à-dire de l'expérience vécue à l'interrogation métaphysique » et qui « oblige si on veut le comprendre, à revenir sans cesse en arrière, à repasser au-dessus des mêmes points, mais en une spirale ascendante découvrant un horizon de plus en plus vaste» (p. 135).

Première spirale : l'auteur s'attache au cycle romanesque, à la quête d'un moi aléatoire poursuivi à travers l'action. Micheline Tison-Braun souligne la composition sur deux plans « action historique projetée vers l'avant, réflexion aspirée vers les profondeurs » (p. 13) et le dosage de ces deux éléments d'essence différente, événement et conscience, depuis « la descente aux enfers » (ch. I) que représentent certaines scènes de La Condition humaine, descente « au puits d'angoisse de la vie intérieure » (p. 20) jusqu'aux Noyers de l'Altenburg (ch. III, « L'Espoir ou les démons de la contingence »), de toute évidence un sommet de l'oeuvre, à ses yeux.

La deuxième partie est une exploration de l'imaginaire. Malraux n'accorde pas à l'inconscient la place que lui ont faite certains contemporains, comme Breton, mais il en subit la fascination : Le Temps du Mépris se voit réhabilité pour sa peinture de l'univers intérieur (ch. IV : « La Force de l'image »). En revanche est valorisé par Malraux l'élan qui transparaît sous la forme du rêve et se transmet d'âge en âge (ch. V : « Les Rêves et les Mythes »). Cette faculté imaginante qui permet à l'homme de construire un univers d'ordre et de sens, trouve surtout à s'exprimer dans « L'Artiste, homme exemplaire » (ch. VI) ; la gratuité de la vocation artistique offre « un cas limite où la volonté de transcendance manifeste l'essence humaine à l'état pur » (p. 58).

Enfin la troisième et dernière partie de cette étude (« La Question du sens ») contient les apports les plus nouveaux et les plus personnels. Micheline TisonBraun attaque de front, dans leur complexité et leur mystère, les grands problèmes qui traversent toute l'oeuvre mais s'approfondissent dans les derniers essais. Antimémoires, La Corde et les Souris, L'Homme précaire... Elle explore le concept de métamorphose (ch. VII) et la position ambiguë de cet esprit résolument agnostique à la recherche d'une permanence face aux « trois manières qu'a l'homme d'assumer sa condition mortelle, en revendiquant sa dignité contre son double assujettissement au temps et à l'apparence » (p. 107) : le sacré, le divin, le moderne, chacun considéré à travers les créations qu'il a engendrées. Elle recherche le principe de la liberté créatrice (ch. VIII). Enfin elle s'attache à la nouvelle conscience du temps et de soi que dessinent Lazare, les Antimémoires et

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Les Chênes qu'on abat et rend admirablement compte de l'expérience du « je sans moi », rapportée dans Lazare, expérience de la perte de conscience, aux confins de la mort révélée par une syncope, qui renoue avec l'interrogation de Kyo en la poussant au point ultime qui soit donné à l'homme d'expérimenter (ch. IX et X).

L'ouvrage conclut sur le caractère ouvert de l'oeuvre : « Conscient de vivre la fin d'une civilisation, [Malraux] fait pourtant confiance à la métamorphose qui peut créer comme elle détruit » (p. 162). Il garde foi en l'aventure humaine, si précaire soit l'homme, défini, hors de toute considération supra ou extrahumaine, par ce qu'il fait du monde qu'il reçoit

Ce bilan, sans étalage d'érudition ni appareil critique, presque sans notes, est le fruit d'une connaissance intime, étendue, d'une réflexion poursuivie durant des années. Il a valu à son auteur un Prix de l'Académie en 1983. Il est vrai qu'il dessine, en un parcours original et résolument subjectif, l'expérience d'une vie qui se lit comme un roman.

CHRISTIANE MOATTI.

TERESA DI SCANNO, La Vision du monde de Le Clézio. Cinq études sur l'oeuvre. Liguori-Napoli, Nizet-Paris, 1983. Un vol. 13 x 20 de 135 p.

Les cinq études rassemblées dans ce recueil ont déjà été publiées entre 1978 et 1980 (dans le Bollettino dell'Istituto di Lingue Estere et dans Letterature). En voici les titres : I. « Angoisse individuelle et sentiment cosmique dans Extase matérielle » (p. 11-35) ; II. « Le mécanique, l'inhumain et le fantastique dans Les Géants» (p. 37-52); III. «A la recherche du bonheur (p. 53-74, traitant de Mondo et de L'Inconnu sur la terre) » ; IV. « La Montagne du dieu vivant », récit initiatique (p. 75-97, traitant d'un bref récit tiré de Mondo) ; V. Désert (p. 99-121). Tout en s'efforçant « de mettre l'accent sur le contenu des textes, afin d'éclairer la vision du monde et la présentation de la condition humaine qui constituent l'essentiel de l'oeuvre de Le Clézio» (p. 9-10), Teresa Di Scanno découvre des mots-clés (électricité, de l'autre côté, le centre, la mer, le soleil), le présent intemporel, les collages (interprétés de façon discutable : « l'écrivain vise surtout à troubler l'esprit », p. 49), le rôle de l'eau, les transformations et les identifications, les répétitions, la précision poétique, les comparaisons, la réalité du paysage qui devient réalité psychologique, la signification des fuites, une philosophie de type traditionnel, mais l'auteur semble ignorer que tout cela caractérise déjà les premières oeuvres de Le Clézio (cf. la critique abondante à partir de 1965). Des trouvailles intéressantes : l'importance de la musique (p. 7173) et l'évolution d'un style s'adaptant progressivement à l'âge des enfants (les « héros » deviennent de plus en plus jeunes chez Le Clézio). Aux « maîtres » de Le Clézio (Michaux, Lautréamont, Artaud) il faudrait ajouter Joyan Bojer et Faulkner. Dans la « bibliographie essentielle » on regrettera l'absence de Kiltz, Transpersonales Erzählen bei Le Clézio (1977) et de Barilli, L'Azione e l'estasi (1967). « La critique en France » et « La critique en Italie » sont d'un choix judicieux ; mais où sont donc passées la Hollande (Itterbeek, Loreis), l'Amérique (Federmann, Fowlie, Oxenhandler, Salij) et l'Allemagne (Beckmann, Bienek, Schmidt, Zeltner-Neukomm) ? Une seule erreur : Adam et Pollo (p. 120, note 31) ne sont pas deux personnes, mais une seule !

ADOLF BLÜMEL.

RESUMES

Bernardin de Saint-Pierre et les «Vies des Saints»:

sur quelques réminiscences hagiographiques

dans « Paul et Virginie »

D'où viennent les personnages de Paul et Virginie ? Aux éléments anecdotiques ou biographiques traditionnellement avancés, le « cratylisme » spontané de Bernardin de Saint-Pierre, pour qui le nom est cause de l'être, suggère de joindre une autre explication. Si le nom de Virginie indique assez clairement un destin qui refuse la sexualité adulte, ceux de Paul et de Marguerite renvoient à la lecture des Vies des Saints qui a profondément marqué Bernardin enfant La tradition hagiographique concernant St Paul de Thèbes et Ste Marguerite de Cortone n'entretient pas seulement un rapport étroit avec les motifs romanesques de l'espace clos et de la nature nourricière ; elle favorise également une évacuation de l'image paternelle et nourrit le fantasme d'une reproduction non sexuée.

JEAN-MICHEL RACAULT. (Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, hagiographie).

Inscription romanesque de la femme au XIXe siècle : le cas du roman-feuilleton sous la Monarchie de Juillet

A travers les multiples figures de femmes qu'inventent les romans-feuilletons de la Monarchie de Juillet se dessine le rôle idéologique et imaginaire dé la femme à cette époque. Peu caractérisée socialement, si ce n'est pour noter son appartenance exclusive à la vie privée, elle est dans l'action l'enjeu du désir de l'homme et l'instrument de son pouvoir. A cette passivité fonctionnelle correspond sa définition comme « nature ». Miroir du désir masculin affronté à la Loi, elle en joue, dans son ambivalence (femme fatale/femme idéale) et ses ambiguïtés, les contradictions internes. Gardienne de la Loi, elle doit aussi, en effet, être celle qui permet de la transgresser. Mais elle reste, double rassurant dans sa fictive altérité, l'espace d'inscription du pouvoir masculin - ce que démontre a contrario la figure de la femme fatale, mortelle et mortifère parce que semblable à l'homme et son

concurrent

LISE QUEFFELEC.

(XIXe siècle, roman-feuilleton, femme fatale, femme idéale).

Le Clos et l'Ouvert :

La «N.R.F.» devant la réforme de la Sorbonne

et devant la question du classicisme

Extrait du chapitre intitulé « Le Clos et l'Ouvert » dans le tome II de l'étude sur André Gide et le premier groupe de la Nouvelle Revue française, ce texte de synthèse consacré à l'année 1912 analyse les positions idéologiques du groupe. Celle prise par la N.R.F. devant le problème de la nouvelle Sorbonne et du

RÉSUMÉS 351

classicisme montre que les « pères fondateurs » firent preuve d'attention prudente face aux nouveautés tout en critiquant idées reçues et conceptions traditionnalistes. Pour la N.R.F., les notions de « profondeur » et de « plénitude » importent plus que celle de « perfection » : en cela elle reste « classique », en ceci elle s'annonce moderne.

pour AUGUSTE ANGLES [La Rédaction].

(Nouvelle Revue française, Nouvelle Sorbonne, classicisme).

Saint-John Perse et les arts visuels

Parmi les premiers écrits d'Alexis Leger, futur Saint-John Perse, on en trouve

qui témoignent de l'intérêt qu'il portait à la peinture, mais qui demeurent surtout

des essais littéraires ou poétiques. Entre 1914 et 1962, il semble se détacher de la

peinture mais celle-ci nourrit doublement sa poésie : dans sa présentation

matérielle, toujours soignée, et dans sa mise en forme structurale. Un texte

inconnu de 1947 annonce pourtant les collaborations amicales postérieures à

1962, celles qui s'amorcent avec éclat dans l'ouvrage signé Saint-John Perse et

Georges Braque : L'ordre des Oiseaux. Cette étude présente ces trois phases à

l'aide de documents épars et inédits, et offre en appendice deux textes inconnus du

poète.

ROGER LITTLE.

(Saint-John Perse, Georges Braque).

Société d'Histoire littéraire de la France

reconnue d'utilité publique 14, Rue de l'Industrie, 75013 Paris

Président d'honneur

Pierre Clarac, de l'Académie des Sciences morales et politiques

Membres d'honneur

Mmes L. L. Albina, B. Jasinski, Th. Marix-Spire, A. Rouart-Valéry, M. Mergier-Bourdeix, MM. J. Auba, L. J. Austin, W. H. Barber, Y. Belaval, J. Chouillet, L. G. Crocker, H. Dieckmann, N. Dontchev, B. Gagnebin, Y. Kobayashi, J.-L. Lecercle, R. Leigh, G. Lubin, J. Mistler, J. Monfrin, R. Mortier, M. Nadeau, R. Niklaus, M. Paquot, A. Perrod, R. Pintard, R. Shackleton, J. Vier.

Bureau

Président : René POMEAU, professeur à la Sorbonne.

Vice-Présidents : Pierre-Georges CASTEX, de l'Académie des Sciences morales et politiques, professeur émérite à la Sorbonne ; Claude PICHOIS, professeur à la Sorbonne et à l'Université Vanderbilt.

Secrétaires généraux : Madeleine AMBRIÈRE-FARGEAUD, professeur à la Sorbonne ; Sylvain MENANT, professeur à l'Université de Paris-X.

Secrétaires : Claude DUCHET, professeur à l'Université de Paris-VIII ; Robert JOUANNY, professeur à l'Université de Paris - Val-de-Marne.

Trésorier : Jean ROUSSEL, professeur à l'Université d'Angers.

Trésorier adjoint : Mireille HUCHON, professeur à la Sorbonne.

Conseil d'administration

MM. J. Bailbé, P. Bénichou, G. Blin, P. Citron, H. Coulet, F. Letessier, J. Lethève, Mme A.-M. Meininger, MM. M. Milner, R. Pierrot, R. Rancoeur, P. Vernière, R. Virolle, R. Zuber.

Correspondants à l'étranger

Autriche : M. S. Himmelsbach. Belgique : MM. R. Pouilliart, A. Vandegans, J. Vercruysse. Brésil : Mme C. Berrettini. Bulgarie : Mme L. Stefanova. Canada : MM. B. Beugnot, D. A. Griffiths, J. S. Wood. Chine (République populaire de) : MM. Cheng Kelou, Gao Qiang, Mme Wang Tailai, M. Zenghou Cheng. Corée du Sud : Mme Young Hai Park. Danemark : M. H. P. Lund. Egypte : Mme A. L. Enan. Espagne : M. J. Del Prado. Etats-Unis : MM. D. Alden, L. Fr. Hoffmann, E. Morot-Sir, J. Patty, Mme R. York. Grande-Bretagne : MM. G. Chesters, D. A. Watts. Hongrie : M. T. Gorilovics, MIle Nemeth. Ile Maurice : M. J. G. Prosper. Iran : Mme Chaybany. Irlande : Mlle K. O'Flaherty. Israël : M. M. Bilen. Italie : MM. E. Balmas, M. Colesanti, L. Sozzi. Japon : MM. Y. Fukui, H. Nakagawa, Mlle E. Nakamura, M. T. Tobari. Liban : M. R. Tahhan. Pays-Bas : M. K. Varga. Pologne : Mlle Kasprzyk. Portugal : Mlle M.-A. Seixo. République démocratique allemande : MM. W. Bahner, U. Ricken, Mme R. Schober. République fédérale allemande : MM. B. Bray, H. Hofer, W. Leiner, J. von Stackelberg. Roumanie : Mme Mureçanu Ionescu. Sénégal : M. Mohamadou Kane. Suède : M. G. von Proschwitz. Suisse : MM. M. Eigeldinger, R. Francillon, Y. Giraud, P. O. Walzer. Tchécoslovaquie : MM. V. Brett, A. Zatloukal. Tunisie : M. A. Karoui. Union soviétique : M. P. Zaborov. Yougoslavie : Mme G. Vidan. Zaïre : M. R. Baudry.

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Author: Ms. Lucile Johns

Last Updated: 30/04/2023

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